Comme une Simone Martini moderne. Amedeo Modigliani à la Fondation Magnani Rocca


Compte rendu de l'exposition "Amedeo Modigliani. Œuvres du Musée de Grenoble", jusqu'au 18 juillet 2021 à la Fondazione Magnani Rocca à Traversetolo (Parme).

Au Magnani Rocca de Traversetolo, recueillie au rez-de-chaussée de ce précieux trésor d’art, une exposition rare et minuscule, Amedeo Modigliani. Œuvres du Musée de Grenoble, offre, grâce à des prêts peu nombreux mais significatifs, l’occasion d’examiner de près les peintures et les dessins d’Amedeo Modigliani, en marge du centenaire de sa mort en 1920, qui n’a en fait connu que peu d’expositions en Italie, en raison de l’authenticité problématique de son catalogue.

Des peintures et des dessins, provenant du Musée de Grenoble, ainsi que d’autres œuvres et fétiches africains de la vaste collection de Magnani, permettent à la peinture de Modigliani de dialoguer avec les six œuvres graphiques et, surtout, avec différents courants et périodes historiques qui ne sont éloignés qu’en apparence: la peinture gothique siennoise, l’art nègre et la peinture française moderne.



Au centre de l’exposition, un détail intégré à l’œuvre qui résume son histoire artistique et humaine, l’huile de 1917, la femme au col blanc, se distingue.

Le portrait (le premier d’une série de 14 peintures à l’huile) représente Lunia, une jeune Polonaise de Varsovie, invitée par le marchand et mécène Léopold Zborowski, ami de Modigliani, qui, bien que peu fortuné à l’origine, a joué un rôle clé dans la diffusion et la connaissance de son style, puisqu’en 1916, il a réussi à obtenir un contrat pour l’artiste et lui a même permis d’exposer ses œuvres dans le cadre de l’exposition dadaïste organisée au Cabaret Voltaire de Zurich.

Lunia Czechowska était l’un des modèles préférés de l’artiste, l’une de celles, comme elle le déclare elle-même dans l’interview de 1990 figurant dans le catalogue, qui ne posait jamais nue et, fait extraordinaire, Modigliani a pris pas moins de trois séances de pose pour réaliser son tableau. Dans cette œuvre dérangeante, on retrouve tout le flair de Modì, jusqu’au bâton d’allumette qui s’est collé à la peinture fraîche après la chute accidentelle de la toile due à la violence avec laquelle Amedeo a traité le sujet (on sait d’ailleurs qu’il peignait en manches de chemise et en chantant des chansons italiennes). Lunia est en effet un portrait-symbole qui non seulement confirme la prédilection de Modigliani pour les sujets féminins (prédilection que l’on pouvait supposer suite à sa rencontre avec la poétesse Beatrice Hastings en 1914) mais surtout rassemble ses caractéristiques les plus singulières. De l’impénétrabilité du regard (avec des orbites vides), que l’on suppose provenir de son attention à la statuaire classique et de sa fascination pour les masques africains (deux exemples de masques anthropomorphes de l’ethnie Gouro sont en effet exposés, particulièrement pertinents pour leurs profils aigus et leur prognathisme), dont il assumera également une certaine synthèse formelle, à l’utilisation des formulations de la peinture siennoise et italienne, comme en témoignent aussi bien la palette de couleurs (le bleu et le rouge) que les couleurs de l’eau (le rouge et le vert), les couleurs de l’air et les couleurs de l’eau. comme en témoignent la palette de couleurs (bleu) et les lignes effilées du long cou de la femme, ainsi que la tête légèrement inclinée, la pose délicate et les yeux en amande que Modì a probablement vus dans les Madones de Simone Martini et peut-être dans laMadone du Latte d’Ambrogio Lorenzetti, jusqu’au choix de la position de trois-quarts avec le croisement des mains sur les genoux, une forme qu’il a déduite de Cézanne, en France.

Amedeo Modigliani, Femme au col blanc (1917 ; huile sur toile ; Grenoble, Musée de Grenoble)
Amedeo Modigliani, Femme au col blanc (1917 ; huile sur toile ; Grenoble, Musée de Grenoble)


Masque Gouro africain, Côte d'Ivoire (Collection privée Marcello Lattari)
Masque gouro africain, Côte d’Ivoire (Collection privée Marcello Lattari)


Pietro di Giovanni Ambrosi, Vierge à l'enfant (1446-1447 ; tempera sur panneau nervuré ; Mamiano di Traversetolo, Fondation Magnani Rocca)
Pietro di Giovanni Ambrosi, Vierge à l’enfant (1446-1447 ; tempera sur panneau nervuré ; Mamiano di Traversetolo, Fondazione Magnani Rocca)

Bien que le commissaire de l’exposition, Stefano Roffi, nous dise que “plus que la référence à des œuvres précises, ce sont les caractéristiques partagées par les figures féminines siennoises de l’époque qui sont précieuses pour Modigliani: doigts, cou, yeux, traits allongés et effilés, grande élégance. Il s’agit d’une influence en quelque sorte ”constitutionnelle“ acquise depuis l’enfance, lorsque, grâce à sa mère cultivée, Amedeo a eu l’occasion de visiter les églises et les galeries d’art de sa Toscane natale (et d’ailleurs) et a été fasciné par les madones. Plus tard, il accrochera des reproductions de ces œuvres aux murs de ses ateliers ; le linéarisme toscan s’installera dans son art jusqu’à ce qu’il réapparaisse dans le style mature de sa peinture”.

Les mots de Lamberto Vitali, tirés de Disegni di Modigliani, 1929, sont éclairants à cet égard: “C’est que la clé de l’art de Modigliani, la raison d’être des déformations auxquelles il soumet ses modèles (des visages allongés, inclinés sur les cous cylindriques qui soutiennent les têtes presque à la manière d’une colonne), le sens de la légèreté spirituelle qui émane de ses œuvres, une jouissance que je ne peux comparer qu’à celle des figurations harmonieuses d’une danse lente, n’ont qu’un seul nom: arabesque. C’est pourquoi il me semble que Modigliani [...] est de la même famille que les Japonais et deux Italiens qui se sont exprimés dans le même langage pictural: je veux parler de Simone Martini et de Sandro Botticelli. Mais j’aime surtout comparer Modigliani à l’artiste siennois: à Simone Martini, lorsqu’il abandonne la narration pour devenir un peintre décoratif (décoratif, au sens berensonien)... le dessin d’un peintre est comme le journal intime d’un homme de lettres ; l’artiste s’y révèle franchement, dans ses caractères essentiels, sans faux-semblants ni artifices, que le contraste aristocratique du noir et du blanc ne tolérerait pas... On y trouve rarement des préoccupations de clair-obscur ; très souvent c’est un signe égal et subtil, qui serpente avec légèreté, avec une pureté singulière, enfermant les formes dans un jeu d’arabesques bien rythmé et d’une exquise élégance. Les courbes s’entrelacent et se combinent progressivement avec un sens presque musical, entre pauses et reprises, intersections et suspensions, suggérant plutôt que décrivant, synthétisant plutôt qu’analysant. Et de même que le motif de la flûte pastorale évoque par ses cadences modulées tout un monde idéal et nostalgique, de même l’arabesque de Modigliani dépasse la réalité infime du modèle, l’élevant à un monde différent et supérieur, où les femmes nourries d’une étrange langueur ont des corps d’une pureté virginale”.

C’estautour du prêt de la Femme au col blanc que se concentre l’exposition organisée par Roffi, car non seulement les jeux d’influences se démêlent à partir de là, justifiant la présence des autres œuvres et dessins, mais les doutes sur une exposition apparemment sommaire, qui risquait de passer au second plan ou de ne pas être bien comprise, sont dissipés. Il s’agit donc d’un précieux condensé de la pensée artistique de Modigliani, fruit d’un processus intériorisé au fil du temps par le déplacement de l’artiste de l’Italie (Livourne, Florence, Venise, etc.) à la France, à Paris, en 1906.

Amedeo Modigliani, Portrait d'homme (vers 1915 ; crayon sur papier ; Grenoble, Musée de Grenoble)
Amedeo Modigliani, Portrait d’homme (vers 1915 ; crayon sur papier ; Grenoble, Musée de Grenoble)


Amedeo Modigliani, Portrait de Gillet (vers 1917-1919 ; crayon sur papier ; Grenoble, Musée de Grenoble)
Amedeo Modigliani, Portrait de Gillet (vers 1917-1919 ; crayon sur papier ; Grenoble, Musée de Grenoble)


Amedeo Modigliani, Portrait de Paul Dermée (vers 1918-1920 ; crayon sur papier ; Grenoble, Musée de Grenoble)
Amedeo Modigliani, Portrait de Paul Dermée (v. 1918-1920 ; crayon sur papier ; Grenoble, Musée de Grenoble)


Paul Cézanne, Arbres (1887-1890 ; aquarelle sur papier ; Mamiano di Traversetolo, Fondation Magnani Rocca)
Paul Cézanne, Arbres (1887-1890 ; aquarelle sur papier ; Mamiano di Traversetolo, Fondazione Magnani Rocca)

Paris est une ville que Modigliani vit avec enthousiasme, il fréquente en effet assidûment le Bateau-Lavoir, la célèbre résidence d’artistes (fréquentée par André Salmon, Guillaume Apollinaire, Max Jacob et même Pablo Picasso, qui méprisait Modigliani en raison de ses origines juives), le quartier de Montmartre, il fréquente également le café Lapin Agile, point de contact de nombreux artistes et intellectuels, où il rencontre Suzanne Valadon et son fils Maurice Utrillo (son grand ami, avec Chaïm Soutine), et il sera enfin l’hôte, par l’intermédiaire de Doucet, de la maison-atelier de la rue Delta, où il fera la précieuse connaissance de Paul Alexandre, un mécène grâce auquel son destin d’artiste changera à jamais.

La Ville Lumiè;re, au début du XXe siècle, est surtout le berceau des grandes Expositions universelles, où il est possible de voir, d’étudier et finalement d’apprécier d’autres arts du monde qui élaborent un concept esthétique différent, pour les “Parisiens” et pour Modigliani, en particulier, l’art de contrées lointaines, comme l’art tribal de la Côte d’Ivoire, résonne en eux. L’énigmatique langue Gu, le symbole de la beauté féminine, l’ancien attrait exotique étaient son Afrique sur le sol français depuis 1915.

Le préjugé de l’artiste maudit, Modi-maudit, motivé par l’usage excessif d’alcool et de drogues et l’impétuosité de sa manière de peindre et de sculpter, et qui a toujours entouré cet artiste, ne se vérifie pas toujours. Et ce fait de vérité se répercute aussi dans l’habileté et l’acuité méticuleuse avec lesquelles il travaillait sur les dessins qu’il donnait souvent sans les signer. Les six “fils de lignes” de l’exposition le démontrent superbement. En particulier celui de Dérain pour la douceur de ses contours et l’utilisation du papier Vélin.


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