Les canons sauvages de Bava Beccaris s’étaient déchaînés avec une brutalité insensée sur les ouvriers qui étaient descendus dans les rues de Milan pour manifester et protester contre la hausse du prix du pain. L’artillerie sanglante du général a fait des dizaines de morts et des centaines de blessés dans les rues de la ville: quatre-vingt-un et quatre cent cinquante, respectivement, selon les chiffres officiels. Il s’ensuivit une dure répression contre les politiciens et les journalistes “fauteurs de troubles”: arrestations, procès, condamnations, dans l’un des moments les plus sombres de l’histoire de l’Italie post-unification. “Indignation et douleur vives”, tels sont les sentiments qu’éprouve Giuseppe Mentessi à ce moment-là. Le peintre de Ferrare a exprimé sa colère dans une lettre envoyée à Ersilia Majno à l’époque où les prisonniers politiques étaient envoyés dans les prisons. Des assassins, des crétins, des cruels“: dans l’esprit de l’artiste, aucun autre mot ne pouvait trouver place devant le supplice de ces travailleurs dont il se sentait si proche, ces ”pauvres travailleurs résignés, bons, toujours patients".
Mentessi est né et a grandi à Ferrare, en plein centre ville comme il s’est avéré il y a quelques années, contredisant une vulgate critique qui voulait en faire un peintre de campagne, mais sa famille connaissait bien la dureté du travail: son père était un marchand venu des Apennins de Modène, tandis que sa mère était issue d’une lignée de paysans de la région de Ravenne qui se contentaient “de polenta pour le corps et de prières pour l’esprit”, comme l’artiste lui-même l’a rappelé dans une lettre écrite en 1898 à propos des soulèvements de Milan. On ne peut pas non plus dire qu’il ignorait la triste condition des paysans de Ferrare, étant donné qu’à cette époque la campagne la plus profonde s’ouvrait juste au-delà des murs d’Este. De même, il connaissait le mouvement ouvrier milanais: il avait étudié à Milan et y était revenu souvent pour travailler et enseigner à l’Académie de Brera. Il est donc logique qu’il se soit senti si profondément touché par la crudité de la répression qu’il ait été l’un des rares artistes à ne pas abandonner l’art de la dénonciation sociale face aux appareils imposants et féroces déployés par la machine réactionnaire. C’est dans ce contexte que Mentessi mûrit l’idée de peindre un tableau qui rendrait compte de cette réalité.
Pour le peintre, l’attention portée aux travailleurs les plus humbles n’est pas nouvelle. Certains de ses chefs-d’œuvre avaient déjà dénoncé la triste condition des ouvriers de la campagne ferraraise. Lors de la première Biennale de Venise, en 1895, il avait réalisé Panem Nostrum Quotidianum, portrait d’une paysanne tenant dans ses bras sa fille endormie, immergée dans un champ de blé. Et à l’époque des violences milanaises, il avait peint Lagrime, l’un des tableaux les plus déchirants de la fin du XIXe siècle: une mère étreignant un enfant qui s’abandonne à des pleurs désespérés. Pour la Biennale de 1899, Mentessi voulait cependant penser à quelque chose de plus stimulant, de plus impliquant, de plus enclin à une certaine poétique symboliste nourrie d’un sentiment mystique et religieux. Il semble que l’idée lui soit venue en observant la façon dont les paysans regardaient la bêche lorsqu’il les faisait venir dans son atelier pour poser: “Je ne sais pas ce qui peut leur passer par la tête, mais moi aussi je regarde cette arme terrible, et elle me semble être le symbole d’une douleur ancienne. Depuis combien de temps ce merveilleux et terrible instrument fouille-t-il la terre? Il cherche le sang, la vie, la vie que la pauvre créature qui travaille n’a pas”.
Giuseppe Mentessi, Visione triste (1899 ; tempera et pastel sur carton entoilé, 139 x 238 cm ; Venise, Galleria Internazionale di Ca’ Pesaro 2018) © Archivio Fotografico - Fondazione Musei Civici di Venezia |
On retrouve un écho de cette idée dans le titre de l’œuvre que Mentessi a imaginée au cours de ces mois: Sad Vision, qu’il a appelée. La bêche, dans cette vision, devient une sorte de trait d’union entre le ciel et la terre. Un instrument du travail des paysans, mais aussi de leur épreuve séculaire, comme la croix qui, dans les idées initiales, devait être portée par un paysan. C’est Marcello Toffanello qui a découvert, en 1999, un dossier de dessins qui, avec les lettres du peintre, nous donnent une vision complète du processus créatif qui a conduit à la naissance de Visione triste. Les premières études représentent un paysan appuyé sur sa bêche, maigre et sous-alimenté: l’idée première de l’artiste était de dénoncer le problème de la pellagre qui sévissait dans les campagnes de la plaine du Pô. Puis, entre juillet et septembre 1898, l’idée de “superposer à cette représentation réaliste de la condition paysanne”, écrit Toffanello, “une iconographie religieuse, en dessinant une croix sur les épaules des travailleurs courbés sur le sol” lui vient à l’esprit. Au début, le rôle du porteur de croix, comme nous l’avons dit, devait être joué par un paysan, mais ensuite l’idée de confier le fardeau non pas directement à l’ouvrier, mais à une mère en train d’embrasser son fils, dans une tentative de le soulager du poids du bois, s’est répandue dans ses intentions. Et c’est cette vision que l’on retrouve dans le tableau achevé.
Un tableau, après tout, très simple: c’est une campagne, dessinée avec les coups de pinceau filamenteux du pointillisme à la Previati, qui devient un calvaire sur lequel gisent quelques paysans accablés par le poids de leurs croix. Le point central est la mère, elle aussi incapable de supporter le poids de l’instrument de son martyre, mais plus soucieuse de sauver son enfant. À droite, un paysan âgé est pleuré par une femme située plus haut, tandis que deux bras tentent de dégager le corps de la croix. Devant, des pelles sont posées sur le sol et à l’horizon se profile la lueur rosée de l’aube. Pourtant, malgré l’apparente immédiateté du tableau, de nombreux critiques ont mal compris certains éléments, comme l’a récemment rappelé l’universitaire Michele Nani: certains ont, par exemple, confondu la campagne avec une “plage de mer”. D’autres ont apprécié le contenu, mais ont démoli le rendu technique, ou certains artifices comme la pénombre pour souligner la désolation de la vue, “artifice trop mesquin” selon Mario Morasso. Et puis il y a eu ceux qui ont fait l’éloge de cette peinture en en comprenant parfaitement le sens. Vittorio Pica, admirateur de Mentessi (en 1903, il l’aurait décrit comme un artiste “du sentiment” qui “a fait de presque chacune de ses œuvres un hymne à l’amour, à la douleur, à la pitié”), a bien compris qui étaient les protagonistes du tableau du peintre ferrarais: “des hommes et des femmes modernes. Oui, ce sont nos contemporains, ces artisans, ces paysans, ces femmes qui, dans la toile épique de Mentessi, traînent péniblement la croix massive de la douleur humaine ou succombent à celle-ci sur la pente abrupte du calvaire de la vie”.
Dans sa “fusion particulière de réalisme social et de symbolisme mystique” (comme l’a si bien dit Beatrice Avanzi), dépourvue de toute rhétorique et qui, quelques mois plus tard, suggérera peut-être quelques idées à son ami Previati pour son Via Crucis, Giuseppe Mentessi a voulu rappeler au parent que le travail nourrit mais peut aussi être un instrument de torture, et qu’il n’est pas seulement un moyen de torture, mais aussi un moyen d’évasion. Il a voulu rappeler que le travail nourrit mais peut aussi être un instrument de torture, que ces femmes et ces hommes épuisés sous leurs croix sont des femmes et des hommes qui vivent à notre époque et qui sont plus proches que nous ne le pensons, qu’une société ne pourra jamais aspirer à être moderne s’il y a toujours des travailleurs qui doivent porter le poids d’une croix.
En 1900, Ada Negri, frappée par Visione triste, écrit un poème homonyme inspiré par le tableau: “Per l’erta ove non trema alito o voce / Penosamente vanno ; e ognuna di loro / Curva le spalle sotto la sua croce / L’aria che stagna, immota e densa, in torno, / Ha quel pallor fantastico dei sogni / Che ancora non sembra notte, e non è il giorno”. Pour la poétesse, Mentessi est une vision michelangelesque ouverte sur une turba qui a perdu presque toute apparence humaine, une turba d’inconnus dont personne ne connaîtra jamais les noms, oubliés, étouffés par une vie de privations. Pourtant, le message est positif, et Ada Negri l’avait voulu ainsi. L’espoir existe aussi dans cette triste vision, et il est confié à deux éléments: le premier est l’enfant (“Sera-t-il celui qui gagne et qui console / Mère, ton enfant blanc comme le lys ?”), le second est l’aube. Ces lueurs pourraient être lues comme la lumière de la résurrection, la renaissance qui attend le dernier. Une espérance pourtant bien terrestre, immanente: celle d’un avenir où les conditions de travail seront meilleures, garanties avant tout par la solidarité. C’est ce qu’attendait Giuseppe Mentessi lui-même, dans une sorte d’écho vaguement leopardien: "Sur cette route qui mène à notre fin et que nous prenons tous ensemble, chacun traînant sa croix, pourquoi ne pourrions-nous pas nous aider les uns les autres ?
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