À Florence, dans le quartier de l’Oltrarno, parmi les nombreux lieux magnifiques que l’on peut visiter, l’un d’entre eux a été décrit par le peintre néoclassique Jean-Auguste-Dominique Ingres comme le “véritable berceau de la peinture”. Il s’agit de la chapelle Brancacci, située à l’intérieur de l’église Santa Maria del Carmine. Cette chapelle a été placée sous le patronage de la famille florentine Brancacci de la seconde moitié du XIVe siècle jusqu’en 1780, avant de passer aux Riccardi. La renommée de cette chapelle est due à la présence d’un cycle extraordinaire de fresques réalisées par Masaccio (Tommaso di Mone Cassai ; Castel San Giovanni, 1401 - Rome, 1428) et Masolino da Panicale (Tommaso di Cristoforo Fini ; Panicale, 1383 - Florence, 1440) et complétées par Filippino Lippi (Prato, 1457 - Florence, 1504). Ces peintures ont été commandées par Felice Brancacci, qui fut le mécène de la chapelle de 1422 à 1436 environ. Felice Brancacci, membre de la classe dirigeante florentine et gendre de Palla Strozzi (qui avait commandé à Gentile da Fabriano l’Adoration des Mages ), a occupé plusieurs fonctions publiques importantes, dont celle d’ambassadeur au Caire. C’est probablement à son retour de ce poste d’ambassadeur, en 1423, qu’il commanda les fresques de la chapelle de l’église du Carmine, représentant des histoires sur saint Pierre et deux moments de la Genèse.
L’histoire de la conservation de la chapelle Brancacci est assez mouvementée et son aspect actuel est le résultat d’une série d’événements et de changements dans lesquels elle a été impliquée. Les changements ont commencé très tôt, lorsque le mécène Felice Brancacci, tombé en disgrâce, a été exilé en 1435 et déclaré rebelle en 1458. La chapelle changea de dédicace, passant de Saint-Pierre à Notre-Dame du Peuple, dont l’effigie du XIIIe siècle fut placée au-dessus de l’autel, et toute référence à la famille Brancacci fut supprimée. D’autres modifications ont été apportées en 1670: des cadres en bois sculpté et doré ont été insérés pour séparer les deux ordres de fresques. En outre, en 1674, certaines interventions ont été réalisées avec du marbre, comme les espaliers, le sol a été refait, les marches de l’autel et la balustrade, également en marbre. Des pousses végétales ont probablement été peintes à cette occasion pour couvrir la nudité des Progéniteurs. Les années 1680 constituent une date décisive dans l’histoire de cette chapelle: le marquis Francesco Ferroni, qui souhaitait l’acheter, proposa d’enlever les fresques pour remettre la chapelle au goût du jour. La grande-duchesse Vittoria della Rovere s’y opposa fermement, empêchant ainsi sa destruction. En 1746-48, ce lieu subit de profonds changements: la voûte, qui selon les sources abritait les évangélistes peints par Masolino, est démantelée. En 1771, un incendie dévastateur ravage l’église et endommage également la chapelle Brancacci. Neuf ans plus tard, la chapelle fut achetée par le marquis Gabriello Riccardi, qui la restaura et l’ouvrit à nouveau au public. Parmi les travaux de conservation des fresques de cette chapelle, les travaux du XXe siècle menés par Ugo Procacci ont été fondamentaux. En effet, l’enlèvement de deux dalles de l’autel du XVIIIe siècle a permis d’approfondir la connaissance des fresques, en clarifiant certains aspects stylistiques et en retrouvant des indices sur la couleur d’origine. La surface peinte, en grande partie noircie par la fumée des bougies, a été nettoyée, redonnant aux couleurs leur splendeur d’antan. Les pousses végétales qui recouvraient les corps nus d’Adam et d’Ève ont également été enlevées.
Vue de la chapelle Brancacci |
Le mur de gauche |
Le mur de droite |
Comme nous l’avons dit, un cycle de récits de la vie de saint Pierre est représenté sur les murs de cette chapelle, à partir des Évangiles, des Actes des Apôtres et de la Legenda Aurea. En partant du mur de gauche, dans l’ordre supérieur, nous trouvons l’expulsion des géniteurs, le tribut, la prédication aux foules, le baptême des néophytes, la guérison du boiteux et la résurrection de Tabitha, la tentation d’Adam et d’Ève. En continuant dans l’ordre inférieur, en partant de la gauche, nous trouvons saint Pierre visité en prison par saint Paul, la résurrection du fils de Théophile et saint Pierre dans la chaire, saint Pierre guérissant avec l’ombre, la distribution des aumônes et la mort d’Ananias, la dispute avec Simon le magicien et la crucifixion de saint Pierre, et la libération de saint Pierre de la prison. La présence des deux épisodes concernant les Progéniteurs, combinée aux histoires de saint Pierre, peut être lue comme une représentation de la chute dans le péché de l’homme qui peut trouver le salut dans l’Église, confiée par Jésus précisément à Pierre. La Tentation, le Sermon aux foules, la Guérison du boiteux et la Résurrection de Tabita sont aujourd’hui attribués à Masolino, la Crucifixion, Saint Pierre visité en prison par Saint Paul, la Libération de Saint Pierre et la Dispute avec Simon Mage à Filippino Lippi (qui a également réalisé la Résurrection de la fille de Théophile), les autres scènes sont toutes attribuées à la main de Masaccio.
L’importance et la renommée de la chapelle Brancacci sont en grande partie dues à la présence de Masaccio qui, bien que jeune peintre et mort à seulement vingt-sept ans, a été le créateur d’une nouvelle vision dans le domaine de la peinture au début du XVe siècle. Pour le peintre, né à San Giovanni Valdarno, il était fondamental de fréquenter un certain nombre d’artistes qui avaient initié une nouvelle saison artistique. Il s’agit notamment de Filippo Brunelleschi, pour l’élaboration de la perspective, et de Donatello, pour l’humanité qu’il a su donner à ses sculptures.
Sur les murs de la chapelle Brancacci, Masaccio collabore sur un pied d’égalité avec Masolino, un peintre plus âgé que lui, à partir de la fin de l’année 1424 (Masaccio est né en 1401, l’année du grand concours pour la porte du baptistère de Florence, auquel ont participé et concouru des artistes tels que Lorenzo Ghiberti et Filippo Brunelleschi). Les deux artistes avaient déjà travaillé ensemble sur le panneau de Sainte Anne Metterza, aujourd’hui conservé aux Offices. Le cycle resta inachevé et fut complété une cinquantaine d’années plus tard par Filippino Lippi, qui eut également la tâche de réparer certains visages qui avaient été effacés pour occulter le souvenir de la commande de Felice Brancacci. Pendant longtemps, en raison de l’état de la surface peinte, noircie par la fumée des bougies, il a été difficile d’attribuer les scènes à chacun des deux artistes. Avec l’importante restauration du XXe siècle, qui a rendu la situation plus lisible, il a été possible de rendre les attributions plus solides. La thèse selon laquelle Masolino et Masaccio ont travaillé en même temps dans cette chapelle est étayée par l’extraordinaire unité perspective des scènes de ce cycle: non seulement chaque panneau a son propre point de fuite, vers lequel convergent toutes les lignes de profondeur, mais les points de fuite individuels des scènes situées sur les murs opposés concordent parfaitement. En d’autres termes, la disposition en perspective de deux scènes vues de face est superposable lorsqu’elle est inversée. Sur le mur du fond, en revanche, le point de fuite se situe à l’extérieur des scènes et correspond au centre géométrique du mur. L’effet obtenu est de faire participer le spectateur aux événements représentés à travers l’espace réel: en imaginant que nous nous trouvons au centre de la chapelle, nous nous trouvons immergés dans le cycle et nous sommes personnellement impliqués dans les événements représentés, participant ainsi à cette histoire salvatrice. La gestion de l’espace est également rendue extraordinaire par les détails des différentes scènes.
Masaccio, Expulsion des géniteurs |
Masaccio, Hommage |
Masolino, Prédication aux foules |
Masaccio, Baptême des néophytes |
Masolino, Guérison du boiteux et résurrection de Tabita |
Masolino, Tentation d’Adam et Ève |
Filippino Lippi, Saint Pierre visité en prison par Saint Paul |
Masaccio et Filippino Lippi, Résurrection du fils de Théophile et saint Pierre sur la chaise |
Masaccio, Saint Pierre guérit avec l’ombre |
Masaccio, Mort d’Ananias |
Filippino Lippi, Dispute avec Simon Magus et crucifixion de saint Pierre |
Filippino Lippi, Libération de saint Pierre de sa prison |
L’histoire la plus significative pour illustrer la nouveauté perturbatrice de la construction perspective de Masaccio est celle du Tribut. L’épisode, raconté dans l’Évangile de Matthieu, est illustré ici par trois moments de la même scène, qui ne sont cependant pas tous représentés au premier plan. En effet, Masaccio place le moment du miracle proprement dit à l’arrière-plan, près du lac où se trouve le poisson dans lequel Pierre récupère la pièce d’or. Pour lire cet épisode, il faut suivre les gestes et les regards des personnages. Il s’agit d’une scène où la nature et l’architecture sont présentes, et Masaccio parvient à rendre l’espace mesurable grâce à ces deux éléments. Un autre élément qui nous montre clairement comment Masaccio a réussi à gérer la dimension spatiale d’une manière inédite et excellente sont les auras, qui ne sont plus plates et abstraites par rapport au contexte, mais conçues et réalisées comme des objets concrets qui traversent l’espace environnant. La présence de la lumière dans le tableau est conçue comme provenant de l’ouverture réelle dans la maçonnerie de la chapelle, et les ombres sont peintes dans cette optique. La lumière est un élément central de la peinture de Masaccio, car elle est capable de construire des volumes solides.
Célèbre est la comparaison entre les deux scènes représentant Adam et Eve, l’une peinte par Masolino et l’autre par Masaccio. La Tentation étant plus abîmée que l’Expulsion, la comparaison n’est peut-être pas complète et honnête jusqu’au bout, mais il suffit d’observer comment Adam et Ève sont représentés pour comprendre l’horizon de chacun des deux artistes. Les géniteurs représentés par Masolino sont des figures composées et élégantes, qui se regardent fièrement dans les yeux. La douceur de leur chair est rendue par un clair-obscur léger. Tout change dans l’Expulsion: les corps masaccesques traduisent toute la honte et la douleur ressenties, par leurs gestes, probablement repris de modèles sculpturaux, et par leur présence perturbatrice dans l’espace. Le drame est explicite sur le visage d’Ève, tandis que l’on devine celui d’Adam, même s’il est couvert par ses mains. Ces deux corps nous permettent déjà de comprendre comment Masaccio dote ses hommes et ses femmes d’une grande humanité, en mettant en scène leurs émotions et leurs sentiments. En observant les autres scènes, on se rend compte que chaque figure a sa propre dignité, qu’elle a gagné son propre droit à participer aux événements représentés, ce qui se manifeste également par une présence consciente dans l’espace. La composition de Masaccio est essentielle, mais c’est grâce à cette essentialité de la ligne et du volume que ce peintre réussit à représenter l’homme dans sa grandeur et à le mettre au centre de son idée de la peinture. Masolino, en revanche, s’attache encore à la représentation des détails, non seulement des personnages mais aussi de l’architecture, comme élément important de sa conception picturale et reste donc lié au goût pour la peinture gothique tardive, encore dominant dans le milieu florentin (il suffit de penser que le magnifique retable de l’Adoration des Mages de Gentile da Fabriano est daté de 1423, soit un an avant le début probable des travaux sur le cycle Brancacci).
Parmi les visages des personnages de cette chapelle, certains sont illustres. Masaccio aurait en effet représenté Filippo Brunelleschi, Leon Battista Alberti, son collègue Masolino et lui-même dans Saint Pierre à la Chaise. Outre Masaccio, cinquante ans plus tard, Filippino Lippi fera figurer son propre portrait et celui d’un champion de la peinture de la Renaissance: Sandro Botticelli, dans son tableau La Dispute de Simon Mago.
La chapelle Brancacci a eu une importance capitale dans l’histoire de l’art. Selon Vasari, de nombreux peintres des générations suivantes se sont formés en regardant les murs de cette chapelle, et il en donne une longue liste dans ses Vies, affirmant que tous ceux qui avaient pratiqué et étudié dans cette chapelle étaient devenus “excellents et clairs”.
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