Les trois finalistes du prix Bulgari ont été présentés au musée Maxxi de Rome. Comme c’est le cas périodiquement depuis quelques années, les conservateurs désignent quelques artistes, puis un jury international définit la liste restreinte des finalistes. Les chiens robotisés de Riccardo Benassi (Crémone, 1982) exécutent des chorégraphies guidées par de mystérieux scénarios dystopiques. Les colonnes de charbon de Binta Diaw (Milan, 1995) qui commémore ainsi autant de femmes du village sénégalais de Nder qui, en 1819, il y a plus de 200 ans, décidèrent de mourir en s’immolant par le feu pour éviter l’esclavage suite à l’invasion des Maures. Enfin, les panneaux de fer sculptés par Monia Ben Hamouda (Milan, 1991), qui présentent des motifs exotiques et arabesques entourés d’épices sur le mur et le sol.
Il faut partir du principe que ces récompenses et reconnaissances ne peuvent que donner un aperçu de la situation de l’art contemporain, et représentent donc toujours une épreuve décisive, un thermomètre de la situation. Dans l’œuvre de Benassi, la technologie semble être une virtuosité aveugle et une fin en soi qui ne parvient pas à devenir un pont utile pour aborder le présent et nous dire quelque chose sur notre contemporanéité. Il suffit d’imaginer que ces thèmes ont été abordés et dédouanés par tout l’imaginaire cinématographique des trente, quarante dernières années, en commençant trivialement par le premier Robocop, qui date de 1987, alors que Riccardo Benassi n’avait que cinq ans. C’est bien beau d’utiliser les technologies les plus modernes et de s’éloigner, au moins une fois, du syndrome du jeune Indiana Jones (même si Robocop peut déjà être défini comme une sorte d’archéologie), et de laisser de côté les habituelles reprises de l’Arte Povera et le marché des antiquités sous la maison, mais cela ne suffit pas pour lire et traiter notre contemporanéité de manière intéressante.
La contemporanéité n’a pas besoin d’imagerie et de matériaux technologiques, elle a besoin de manières, d’attitudes, de visions et d’attitudes pour traiter le présent. Que nous disent les chiens robotisés de Benassi ? Rien, si ce n’est qu’ils bougent et dansent sous les ordres d’une intelligence artificielle ou humaine non spécifiée. Qu’est-ce que l’artiste veut nous dire, à part mettre en place un décor prévisible de film de série B des années 1980 ? Veut-il souligner le danger inquiétant que représentent les nouvelles technologies ? Avons-nous vraiment besoin d’entrer dans un musée d’art contemporain en 2024 pour réfléchir à ces questions qui caractérisent nos vies depuis de nombreuses années ? Aujourd’hui, “réfléchir”, comme “critiquer”, peut se faire de mille façons. Les artistes doivent poser des questions, mais aussi trouver des “solutions”, en soulignant précisément les manières et les sensibilités de représenter notre présent et, le cas échéant, d’y résister.
En continuant avec les œuvres de Binta Diaw et de Monia Ben Hamouda et en faisant trois pas en arrière, nous nous rendons compte que ces artistes italiens, mais avec des origines africaines, connus comme “deuxième génération”, semblent devenir comme ces “bijoux exotiques” que les colonisateurs, entre le 15ème et le 19ème siècle, ont apporté aux cours occidentales, aujourd’hui représentés par le public de l’art et les collectionneurs. Les colonnes de charbon de Binta Diaw rappellent immédiatement le charbon de Jannis Kounellis (Arte Povera des années 1960), et sont chargées d’une signification rhétorique et commémorative forcée. Pourquoi l’artiste a-t-il voulu rappeler ce fait dramatique survenu il y a plus de deux cents ans ? Pourquoi pas la guerre de Gaza ou celle d’Ukraine? Ou les milliers d’autres injustices commises tout au long de l’histoire de l’humanité ? Suffit-il de présenter du charbon en déclarant un lien et une citation, au moins forcée, pour aborder la question du féminisme et du racisme ? Il semble que le goût occidental et le système de marché demandent à ces artistes, d’origine africaine, de nettoyer nos consciences de manière hâtive et superficielle. Cette commémoration instrumentale est-elle respectueuse des spectateurs du musée Maxxi et de ces femmes qui ont dû faire un choix aussi terrible il y a plus de deux cents ans ?
Si l’on regarde les panneaux d’arabesques de Monia Ben Hamouda, le sentiment est le même. L’artiste italienne d’origine tunisienne nous présente des symboles, des écritures, des signes et des épices issus de l’imaginaire arabe. Mais l’artiste est-il conscient que le spectateur ne comprend presque rien et ne voit dans ces motifs qu’une imagerie exotique? La culture devient alors un fétiche, un objet exotique, et non un pont. Si telle était l’intention, l’artiste manque une phase d’opposition, car la culture “autre et différente” devient précisément un moyen détourné pour une nouvelle forme de colonialisme complaisant. Diaw et Ben Hamouda semblent être les victimes et les actrices complaisantes d’un nouveau colonialisme auto-induit. Leur présence rassure l’intelligentsia et les téléspectateurs sans qu’il soit possible d’avoir un aperçu réel de la culture arabe ou des relations avec le féminisme et le racisme d’un point de vue africain. Mais, je le répète, il ne suffit pas de mentionner le fait raciste ou le code arabe pour aborder le racisme, le féminisme et la culture arabe. Ces artistes ont probablement besoin de se clarifier en eux-mêmes : veulent-ils se limiter à la chronique des faits et devenir les décorateurs d’une sorte d’“Ikea exotique”, d’une sorte de “Maisons du Monde”, ou veulent-ils devenir les témoins, avec leurs œuvres, de manières, d’attitudes, de visions, de comportements pour traiter de l’Autre culture en termes globaux ou des thèmes importants que sont le féminisme et le racisme ?
Si l’on considère également l’œuvre de Riccardo Benassi, il semble que ces artistes n’aient pas eu de phase critique d’opposition dans leur phase de formation. Comme si leur “thèse” ne pouvait jamais trouver d’“antithèse” critique et arriver ainsi à des synthèses, à des œuvres d’art avec des incidents réels.
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