L’extinction brutale de l’aspiration à la liberté et du droit à la dignité humaine et sociale peut parfois avoir des répercussions inimaginables, pas toujours négatives. Parfois, en effet, l’abus de pouvoir et la privation peuvent tellement ébranler l’âme humaine que la recherche avide de la rédemption, si elle est associée à une heureuse conjonction d’événements, donne des résultats exceptionnels et inattendus. L’histoire de Mattia Preti (Taverna, 1613 - La Valette, 1699) est l’un de ces cas extraordinaires. Son histoire est d’autant plus rare si l’on considère que, même lorsque les sacrifices et les efforts sont chèrement payés, ils ne garantissent généralement pas un succès certain. L’événement décisif qui changea la fortune de la famille Preti et qui, pour Mattia personnellement, représenta une reconnaissance claire, eut lieu en 1661. Cette année-là,"poussé par le zèle [l’artiste] se proposa de représenter et de dorer à ses frais toute la voûte de notre plus grande église conventuelle de San Giovanni".1 Cet épisode représentait le signe de la reconquête d’un droit qui avait été annulé pendant des années. Tels sont les faits tels qu’ils se sont déroulés. Tournons le sablier jusqu’au 13 février 1660.
L’artiste, alors bien connu dans le monde artistique, ayant reçu le titre de Chevalier de Grâce de l’Ordre de Malte, ce qui signifiait pouvoir "jouir de toutes les grâces, honneurs et privilèges dont jouissent les autres Cavaglieri d’obbedienza magistrale"2, offrit à l’Ordre de Saint-Jean, dans un geste vraiment louable, de décorer la voûte de l’actuelle Co-Cathédrale de La Valette, à Malte. Un prix “immense”, comme le souligne Giuseppe Valentino (fondateur et directeur du Taverna Civic Museum), que "Mattia Preti a payé pour récupérer, en son nom, la noble réhabilitation de la famille, payée par de dures et incessantes années de travail sur l’île [de Malte] au cours desquelles l’artiste a néanmoins réussi à atteindre l’apogée de sa gigantesque force créatrice"3. L’antécédent, qui constitue le nœud de l’histoire, remonte à une dizaine d’années avant la naissance de Mattia (en 1613), en 1605, lorsqu’en Calabre, à Taverna, sa ville natale, avec quelques “règles imposées par l’aristocratie dominante”, l’artiste se retrouve dans une situation d’échec.règles imposées par les classes aristocratiques dominantes [...] par la mise en œuvre d’une nouvelle forme d’indépendance de l’État [il] a annulé d’un seul coup tout principe d’équité démocratique pour réintroduire des formes involutives de pouvoir féodal"4. Un épisode qui n’est certainement pas anodin, qui non seulement conditionne le destin de la famille Preti à partir de ce moment, mais qui, chez Mattia, donne lieu à une série de changements, de déplacements et de voyages à partir de la Calabre (peut-être déjà à partir de 1624), motivés par la récupération du sens de l’honneur et visant également à réhabiliter la dignité de sa famille.
La voûte de la co-cathédrale de La Valette, peinte par Mattia Preti |
Mattia Preti, Prédication de saint Jean-Baptiste avec autoportrait (1672 ; huile sur toile, 290 x 202 cm ; Taverna, San Domenico) |
Après ce geste, les confirmations de son prestige social se multiplient au fil du temps, toutes symptomatiques d’une véritable reconnaissance de Mattia Preti en Calabre: en témoigne, en 1672, cette forme d’“autosatisfaction” qu’est l’autoportrait peint sur la toile Prédication de saint Jean-Baptiste: l’artiste élève ainsi sa propre dignité picturale en même temps qu’il affirme sa dignité sociale. Et plus tard, avec la possibilité de construire "son propre autel noble à l’intérieur de l’édifice religieux le plus important du lieu"5, Preti, dans la même église de San Domenico, reconfigure le cadre social de sa famille en restaurant la dignité de son nom de famille. À Malte aussi, dans la décoration de la Co-cathédrale, en particulier dans les œuvres du Baptême du Christ et de Saint Jean interrogées par des prêtres et des lévites, Mattia Preti a rendu hommage à sa ville natale, clairement manifestée dans l’effigie de Taverna comme "une version d’un véritable ’testament pictural’ que le Cavalier Calabrese a décidé de laisser à la postérité, avant sa fin terrestre"6. Mais de quelle ville natale s’agit-il? Quelle est l’histoire de Taverna? Et qu’est-ce qui, dans ces années-là, a fini par devenir l’incunable du talent d’un grand artiste? Si l’on ne peut pas dire que Taverna ait été le lieu d’affirmation artistique de Mattia Preti, comme l’ont été les villes de Rome et de La Valette, la commune calabraise a néanmoins représenté le point d’origine de la formation de son talent, surtout si l’on considère la présence de certaines composantes sociales fondamentales et d’un ferment vivant qui a toujours caractérisé la ville, bien que de manière différente au cours des siècles de sa longue histoire.
Lesorigines de la Taverna sont anciennes. Son patrimoine artistique représente "l’héritage d’une origine grecque oubliée, rendue plus fiable aujourd’hui par les découvertes des fouilles archéologiques d’Uriah, où se trouvait probablement la colonie grecque de Trischène"7 mais, en particulier, elle a été un centre de production très fructueux depuis le Moyen-Âge: une importante activité de production de soie (les relations entre Venise et Albi, commune voisine, restent à éclaircir), une production de papier documentée (il y avait une usine dans le village de Santa Sofia), qui pourrait également confirmer l’habitude de Preti de copier des estampes. "Au XVIIe siècle, le patrimoine graphique [attesté par la publication d’un inventaire] devait avoir atteint une quantité et une valeur considérables, étant donné que Cavalier Calabrese lui-même “solea copiarea alcune stampe degli elementi del disegno lasciate in casa da Gregorio suo fratello allor ch’ei partì per Roma ”8. Cependant, au-delà des aspects plus pragmatiques, productifs, en un mot économiques, la Taverna avait également été un point de jonction fondamental pour l’affirmation du pouvoir temporel. Il convient de rappeler que, dès le XVe siècle, l’Église y avait soutenu généreusement des commandes artistiques. Des commandes qui, à d’autres moments, avaient également été encouragées par l’ordre dominicain (actif à Taverna depuis 1464 avec la fondation de l’église monumentale de San Domenico) et par les Franciscains. Ces derniers ont même réussi "à faire venir dans leurs couvents, perchés sur les contreforts de la Sila Crotonese, des sculptures d’Antonello Gagini et de son atelier sicilien"9. Tout cela prouve que "l’histoire sociale détermine [parfois] l’histoire de l’art de chaque lieu, qu’il soit petit ou grand"10, et confirme également combien l ’“intermittence” culturelle peut trouver un espace même dans un petit village apparemment marginal, comme celui du territoire calabrais, où, en dépit d’une idée préconçue consolidée qui le voit toujours parmi les régions les plus arriérées, une histoire très vivante a été écrite dans le passé: Taverna était un centre culturellement vivant et prolifique. Cette vivacité était principalement due à la présence, comme nous l’avons dit, d’ordres et d’autorités religieuses, mais nous savons que le nombre élevé de nobles hommes de lettres dans les lois canoniques et civiles n’était pas un facteur à ignorer dans l’indication du renouveau social par la diffusion de nouveaux médias tels que les estampes (lithographies en particulier) et les volumes illustrés. Il est bien connu que, bien que les relations entre Taverna et Naples ou Rome aient été assidues, "la production de certains tableaux [est] directement liée à la diffusion de l’art graphique"11.
Vue de Taverne. Ph. Crédit Francesco Fratto |
L’église de San Domenico avec la statue de Mattia Preti. Ph. Crédit Franco Parrottino |
Intérieur de l’église de San Domenico. Crédit photo Crédit I love Calabria |
Mattia Preti, Christ foudroyant - La vision de saint Dominique (vers 1680 ; huile sur toile, 372 x 260 cm ; Taverna, église San Domenico) |
Gregorio Preti et Mattia Preti, Vierge à l’enfant en gloire entre les saints Gennaro et Nicolas de Bari, connue sous le nom de “Vierge de la pureté” (vers 1636-1644 ; huile sur toile, 248 x 196 ; Taverna, San Domenico) |
Mattia Preti, Bénédiction de Dieu le Père (vers 1672 ; huile sur toile, 76 x 53 cm ; Taverna, San Domenico) |
Mattia Preti, Miracle de saint François de Paule (vers 1678 ; huile sur toile, 183 x 127 cm ; Taverna, San Domenico) |
Mattia Preti, Crucifixion (v. 1682-1684 ; huile sur toile, 233 x 159 cm ; Taverna, San Domenico) |
Mattia Preti, Vierge à l’enfant entre les saints Laurent, François-Xavier, Apollonie et Lucie, connue sous le nom de “Vierge du Carmel” (années 1770 ; huile sur toile, 206 x 136 cm ; Taverna, San Domenico) |
Mattia Preti, Martyre de saint Sébastien (avant 1687 ; huile sur toile, 272 x 195 cm ; Taverna, San Domenico) |
Mattia Preti, Martyre de saint Pierre de Vérone (vers 1687 ; huile sur toile, 290 x 202 cm ; Taverna, San Domenico) |
Mattia Preti, La Vierge à l’enfant remettant le chapelet aux saints Dominique et Catherine de Sienne (v. 1687-1689 ; huile sur toile, 285 x 230 cm ; Taverna, San Domenico) |
Mattia Preti, L’Enfant Rédempteur (vers 1690 ; huile sur toile, 185 x 112 cm ; Taverne, San Domenico) |
Une preuve précieuse de la richesse artistique de Taverna est également rapportée par un érudit qui a joué un rôle important dans la recomposition de l’histoire et de l’œuvre omnia de Preti, Alfonso Frangipane (Catanzaro, 1881 - Reggio Calabria, 1970). "Et à Taverna, plus que dans toute autre ville de Calabre, l’art du XVIIe siècle a pu s’affirmer, s’élevant à une véritable splendeur"12. Mais après cet éloge de la ville, Frangipane s’en prend durement à ses habitants, coupables de la dégradation qui a sévi en 1970, année du fameux vol dont nous parlerons dans un instant, parce qu’il rapporte: “ils n’ont jamais compris et aimé notre ville: ”ils n’ont jamais compris et aimé notre art (et il les rend responsables de la splendeur perdue de la beauté primitive car si les églises de Taverna ont été dévastées par le vol de certaines œuvres) la conscience de notre peuple ne s’est jamais rebellée contre cette fureur aveugle" 13. Taverna semble donc avoir deux âmes, celle d’une beauté née ici grâce à Mattia Preti, mais aussi une âme plus éphémère, marquée par la perte de la beauté, un trésor qu’elle n’a pas toujours su conserver.
L’épisode du vol de la nuit du 25 au 26 février 1970 a été vécu même par le très jeune Giuseppe Valentino, qui a pu raisonnablement développer un intérêt pour l’œuvre de Preti et un besoin peut-être inconscient de restituer à sa ville, dès ce moment précis, une partie d’un patrimoine d’une valeur artistique et autre inestimable. Cette nuit-là, huit tableaux de Mattia Preti, la MadonnadellaProvvidenza de son frère Gregorio et deux œuvres d’artistes inconnus du XVIIe siècle ont été volés sur les autels de l’église San Domenico. De cette “usurpation”, qui fut un événement dramatique, même si les œuvres ont été retrouvées deux ans plus tard, entre 1972 et 1973, il reste des traces dans certains des espaces réservés au cimatium qui sont restés vides jusqu’à aujourd’hui. Mais ces mêmes “vides”, témoins muets d’une usurpation d’identité, sont là pour nous en dire beaucoup plus sur ce que l’église de San Domenico peut nous raconter. Parfois, les signes d’un dommage causé à la beauté restent longtemps ou pour toujours, sans jamais être réparés. Même ces traces apparemment moins évidentes et moins importantes d’un patrimoine immatériel de mémoire et d’identité sont tout aussi révélatrices d’un lieu, d’une ville, d’une communauté. Ce qui est encore surprenant, c’est qu’ici, par rapport à d’autres lieux italiens - pas tous, d’ailleurs - la “rébellion” est vite étouffée, la perte d’œuvres d’art ne suscite pas, sauf pour un court instant et chez quelques-uns, un sentiment de désarroi qui engendre un désir de rédemption. Mattia Preti, qui a sacrifié de nombreuses années de son existence pour recomposer le prestige enlevé à sa famille et les droits légitimes dont il a pu jouir, aurait encore beaucoup à enseigner.
Autel de l’église San Domenico in Taverna où se trouvait le tableau manquant de la Sainte Famille. |
Le cymatium manquant |
1 G. Valentino, Configurations of a social redemption. La diaspora dans l’autoportrait de Taverna, p. 35.
2 G. Leone et G. Valentino (eds.) Caravaggio et Mattia Preti dans Taverna: une comparaison possible. Gangemi, Rome, 2015, p. 53. Catalogue de l’exposition du même nom qui s’est tenue au Museo Civico di Taverna du 25 mars au 3 mai 2015.
3 Id. p. 35.
4 Id. p. 32.
5 Id. p. 38.
6 G. Leone et G. Valentino (eds.), Gangemi, 2015, p. 49.
7 G. Valentino (ed.), L’arte nella città natale di Mattia Preti. Dal patrimonio salvato alle nuove collezioni del Museo Civico di Taverna, publié par Museo Civico di Taverna edizioni, imprimé par Industria Grafica Rubbettino, Soveria Mannelli, 2010, p.9.
8 M. Puleo, Le trésor graphique. Inventaire des estampes dans la patrie de Mattia Preti, cittacalabriaedizioni, Rubbettino group, Soveria Mannelli, 2006, p.14.
9 Id. p.11.
10 Id. p. 13.
11 Id. p. 14.
12 G. Valentino (éd.), Soveria Mannelli, 2010, p. 9.
13 Id. p. 10.
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