Un petit bijou de musée dans la lointaine Odessa: le musée d'art occidental et oriental


Un petit voyage à travers la collection italienne des XVIIe et XVIIIe siècles du musée d'art occidental et oriental d'Odessa, l'un des plus importants musées d'Ukraine.

À l’heure de la fermeture forcée de nos musées italiens, nous sommes contraints de satisfaire notre soif d’art en parcourant le web à la recherche des collections virtuelles que presque tous les grands lieux d’exposition du monde ont plus ou moins hâtivement constituées ou simplement mises à jour pour satisfaire notre désir de “beau”. Malheureusement, tous les musées, surtout les plus petits et les moins bien dotés économiquement, n’ont pas les moyens de s’offrir ces merveilleux outils technologiques. Alors j’ai pensé, pour ceux qui aiment encore le plaisir de la découverte, pour ceux qui veulent encore s’émerveiller devant des œuvres qu’ils n’ont jamais vues et dont ils n’auraient peut-être jamais soupçonné l’existence, à vous emmener dans un endroit décidément très éloigné de notre Italie, à Odessa. Ville ukrainienne au bord de la mer Noire, fondée en 1794 sur l’ordre de Catherine II la Grande, pour donner enfin à son empire un port vers l’Ouest.

Profondément slave dans ses origines, mais construite surtout par des architectes italiens dans le plus strict respect d’un urbanisme typiquement français, lieu de formation de révolutionnaires comme Lev Davidovich Bronshtejn, plus connu sous le nom de Trotski, mais aussi lieu idéal de formation de Vassily Kandinsky, la ville du père du sionisme, Vladimir Kandinski. La ville du père du sionisme Vladimir Zhbotinsky et un lieu fondamental pour les cinéphiles du monde entier pour son “escalier Potemkim” ; et peut-être inconnue des Italiens comme la patrie de l’une des chansons les plus célèbres de notre pays, O’ Sole Mio (écrite à Odessa même par Edoardo Di Capua en 1898). Dans une ville aussi “diverse” et multiethnique, il ne pouvait manquer un musée où cette nature internationale ne se reflétait pas de la meilleure façon: le musée d’art occidental et oriental. Une structure inaugurée seulement en 1924 sur ordre de la jeune République soviétique dans laquelle convergeaient toutes les œuvres d’art européennes que le régime avait confisquées à la noblesse, aux marchands et aux amateurs d’art de la grande région d’Odessa, qui s’étendait à l’époque de la Roumanie à la Crimée. Une quantité impressionnante d’œuvres, si l’on songe que le premier catalogue de 1924 comptait jusqu’à 308 œuvres exposées, sans compter celles qui remplissaient au hasard les réserves du musée.



Comme il est impossible de raconter toutes les œuvres présentes dans ce petit-grand musée (son inventaire ne compte actuellement que 607 œuvres de toutes les écoles européennes parmi les peintures), j’ai décidé de concentrer ce bref récit sur deux siècles de peinture italienne présents dans l’actuelle pinacothèque, les XVIIe et XVIIIe siècles. Évidemment, le premier chef-d’œuvre à évoquer est celui que nos lecteurs connaissent déjà puisque nous avons suivi pas à pas ses vicissitudes au cours des derniers mois: la Prise du Christ (fig. 2), réplique ou copie, encore à définir, de Michelangelo Merisi da Caravaggio (Milan, 1571 - Porto Ercole, 1610). Mais dans cet article, je voudrais vous présenter les autres chefs-d’œuvre que ce petit coffre à trésors muséal n’a jamais eu l’occasion de montrer, surtout au monde occidental. En commençant par les artistes bolonais: le premier à être mentionné ne peut être qu’un langoureux et poignant Saint Pierre en pleurs (fig. 3), de l’artiste de Cento Giovanni Barbieri dit Guercino (Cento, 1591 - Bologne, 1666), une œuvre de la collection du comte Musin-Puskin-Brus, offerte au tsar Nicolas Ier en 1856, exposée à la grande Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg jusqu’en 1901, date à laquelle elle fut déplacée à Odessa avec d’autres œuvres. Cette œuvre d’excellente facture rappelle clairement le plus célèbre Saint Pierre en pleurs du Louvre1, mais d’une manière un peu plus dramatique dans sa représentation de la solitude de l’homme-Pierre (fig. 4). Il y a ensuite la gaieté, la joie et surtout la perfection stylistique de Francesco Albani (Bologne, 1578 - 1660) avec son Triomphe de Vénus, une huile sur toile, contrairement aux œuvres plus célèbres de Brera et de Dresde (huiles sur cuivre), qui, en raison de ses dimensions (82 x 111,5 cm), rend impeccable la jouissance des “petites histoires” qui encadrent Vénus et ses cupidons.2(fig. 5).

Un grand nombre d’artistes vénitiens, ou devenus vénitiens par adoption, sont présents dans les salles, et comme je ne peux les citer tous, je me contenterai d’en indiquer quelques-uns, à commencer par celui qui n’est certainement pas vénitien, mais qui a fait de la cité lagunaire sa nouvelle patrie: le Belge francophone Nicolas Régnier (Maubege, 1591 - Venise, 1667): avec son unique toile de la collection, Circé, abandonnée dans les réserves depuis des années parce que le manque de fonds ne permet pas une restauration adéquate, une œuvre que j’ai pu faire examiner tout récemment par l’historienne de l’art Annick Lemoine, grande spécialiste du peintre belge, qui n’en connaissait pas l’existence (fig. 6). Et cet épisode est une nouvelle preuve du problème principal de ce musée: peu de gens le connaissent et encore moins imaginent le nombre d’œuvres de valeur qu’il possède dans sa pinacothèque.

1. Musée d'art occidental et oriental d'Odessa
1. Le musée d’art occidental et oriental d’Odessa


2. Da Caravaggio, La capture du Christ (début du XVIIe siècle ; huile sur toile, 134 x 172,5 cm ; Odessa, Musée d'art occidental et oriental)
2. Da Caravaggio, La capture du Christ (début du XVIIe siècle ; huile sur toile, 134 x 172,5 cm ; Odessa, Musée d’art occidental et oriental)


3. Guercino, Saint Pierre en pleurs (huile sur toile ; Odessa, Musée d'art occidental et oriental)
3. Guercino, Saint Pierre en pleurs (huile sur toile ; Odessa, Musée d’art occidental et oriental)


4. Guercino, Saint Pierre en pleurs, détail
4. Guercino, Saint Pierre en pleurs, détail


5. Francesco Albani, Triomphe de Vénus (huile sur toile, 82 x 111,5 cm ; Odessa, Musée d'art occidental et oriental)
5. Francesco Albani, Triomphe de Vénus (huile sur toile, 82 x 111,5 cm ; Odessa, Musée d’art occidental et oriental)


6. Nicolas Régnier, Circé (huile sur toile, 120 x 100 cm ; Odessa, Musée d'art occidental et oriental)
6. Nicolas Régnier, Circé (huile sur toile, 120 x 100 cm ; Odessa, Musée d’art occidental et oriental)

Mais en poursuivant notre histoire, et en restant parmi les Vénitiens d’adoption, nous arrivons à Francesco Ruschi (Rome, 1610 - Trévise, 1661), romain de naissance, mais qui trouva son affirmation artistique à Venise et ensuite à Trévise avec d’excellentes œuvres, surtout des fresques, dont nous trouvons au musée l’une de ses puissantes toiles, l’Allégorie de la Vérité et de laMiséricorde3 (fig. 7). Dans ce cas, il est difficile d’essayer de faire un commentaire, car la toile nous submerge avec ses couleurs vives, avec cet entrelacement de corps féminins qui planent dans un espace absolument indéchiffrable. La liste des œuvres d’artistes vénitiens présentées dans l’exposition est vraiment remarquable, de Pietro Liberi aux superbes Canaletto et Guardi, avec leurs aperçus incomparables des calli, campielli et canaux, mais de deux artistes, je voudrais proposer deux toiles très singulières, l’une vraiment spéciale et inhabituelle, le Sacrifice d’Iphigénie (fig. 8) dont l’attribution à Andrea Celesti (Venise, 1637 - Toscolano, 1712) est encore débattue, mais qui surprend par sa composition “remplie” de personnages désespérés par ce sacrifice dramatique mais nécessaire, et, toujours de Celesti, l’Eliezer et Rebecca (fig. 9), une toile d’une grande beauté, dans laquelle se détache la délicate figure d’une jeune fille, Rebecca, qui, bien qu’avec un tendre rougissement sur les joues, est saisie au moment de prendre sur elle la grande responsabilité de devenir la mère du nouveau peuple de Dieu. L’un des thèmes les plus aimés et les plus peints de l’époque ne pouvait manquer à l’appel: un “Ecce homo” (fig. 10) du Génois, Vénitien d’adoption, Bernardo Strozzi (Gênes, 1581 - Venise, 1644). Une toile remplie de la passion du Christ, que le prêtre génois semble avoir ressentie dans ses propres membres, la déversant dans sa composition, une œuvre devant laquelle il est difficile de ne pas se sentir émotionnellement impliqué dans le drame du Sauveur.

Le nombre d’œuvres italiennes dans ce musée ne doit pas surprendre: outre les architectes italiens qui ont construit la ville, Odessa a été pendant des années un “port franc” et, bien entendu, un grand nombre de marchands et d’armateurs vénitiens et génois ne pouvaient pas être absents, avec leurs riches résidences concentrées dans l’actuelle rue centrale Puskin, où se trouve le musée, qui était jusqu’en 1880 la rue des Italiens(Italianskaya uliza). Toujours parmi les auteurs du nord de l’Italie, on ne peut manquer de mentionner Stefano Maria Legnani dit Legnanino (Milan, 1661 - Bologne, 1713) avec deux œuvres vraisemblablement créées comme pendentifs, l’une pleine de pathos, Judith 4 (fig. 11) et l’autre, une fragile, timide et sans défense Susanna et les vieillards (fig. 12). Un autre doc milanais, même baptisé dans la même paroisse que le Caravage, Francesco Cairo (Milan, 1607 - 1665), possède dans sa collection une de ses merveilleuses héroïnes: Portia (fig. 13), portrait extatique et fascinant d’une femme que la technique sublime de ce maître intérieurement conflictuel nous livre dans cette œuvre comme un morceau de son monde: entre rêve et cauchemar. Un autre Lombard d’adoption travaillant principalement dans les provinces de Brescia et de Bergame est l’Autrichien Giacomo Francesco Cipperdettoil Todeschini (Feldkirch, 1664 - Milan, 1736): lui aussi, avec son “Petit déjeuner” (fig. 14), il nous projette avec son ironie tragique dans l’autre XVIIe siècle, sans soie, sans chandeliers et sans belles jeunes filles: dans une scène de taverne humble mais digne. Une grande toile centrée sur quatre personnages qui, entre un morceau de pain sec et une belle touche de fromage, sont vraisemblablement en train de trouver l’amour. Malheureusement, cette œuvre est elle aussi actuellement reléguée dans les réserves dans l’attente d’une restauration urgente, mais peut-être que dans ce cas ses personnages s’en accommoderont, eux qui ont toujours fréquenté les milieux humides et sombres, espérons seulement que nous ne nous y habituerons pas. Mais revenons aux belles salles colorées de douces couleurs pastel éclairées par les grandes fenêtres par lesquelles le soleil entre partout, l’endroit idéal pour un bon visiteur-photographe que nous trouvons, une véritable explosion d’Alessandro Magnasco (Gênes, 1667 - 1749) qui avec pas moins de quatre toiles vous plonge dans le monde de cet artiste génois fait de paysages ou d’intérieurs sombres et parfois effrayants qui, dans la frénésie de ses personnages extravagants, semblent se trouver dans un cercle de Dante. Dans ses œuvres, a Tonsure di monaci (fig. 15), Nel posto di guardia (fig. 16), Maria Maddalena (fig. 17), et Paesaggio con figure (fig. 18), toutes différentes par leurs thèmes et leurs personnages, on retrouve tout le flair de ce maître génois, l’un des rares à réussir à nous passionner, mais surtout à nous émerveiller, par son imagination créatrice.

7. Francesco Ruschi, Allégorie de la vérité et de la miséricorde (huile sur toile, 71,2 x 106,8 cm ; Odessa, Musée d'art occidental et oriental)
7. Francesco Ruschi, Allégorie de la vérité et de la miséricorde (huile sur toile, 71,2 x 106,8 cm ; Odessa, Musée d’art occidental et oriental)


8. Andrea Celesti, Sacrifice d'Iphigénie (huile sur toile, 138 x 175 cm ; Odessa, Musée d'art occidental et oriental)
8. Andrea Celesti, Sacrifice d’Iphigénie (huile sur toile, 138 x 175 cm ; Odessa, Musée d’art occidental et oriental)


9. Andrea Celesti, Eliezer et Rebecca (huile sur toile ; Odessa, Musée d'art occidental et oriental)
9. Andrea Celesti, Eliezer et Rebecca (huile sur toile ; Odessa, Musée d’art occidental et oriental)


10. Bernardo Strozzi, Ecce homo (huile sur toile, 123 x 98 cm ; Odessa, Musée d'art occidental et oriental)
10. Bernardo Strozzi, Ecce homo (huile sur toile, 123 x 98 cm ; Odessa, Musée d’art occidental et oriental)


11. Stefano Legnani dit Legnanino, Judith (huile sur toile, 146,8 x 191,3 cm ; Odessa, Musée d'art occidental et oriental)
11. Stefano Legnani dit Legnanino, Judith (huile sur toile, 146,8 x 191,3 cm ; Odessa, Musée d’art occidental et oriental)


12. Stefano Legnani dit Legnanino, Suzanne et les vieillards (huile sur toile, 148 x 193 cm ; Odessa, Musée d'art occidental et oriental).
12. Stefano Legnani dit Legnanino, Suzanne et les vieillards (huile sur toile, 148 x 193 cm ; Odessa, Musée d’art occidental et oriental)


13. Francesco Cairo, Portia (huile sur toile, 113 x 95 cm ; Odessa, Musée d'art occidental et oriental)
13. Francesco Cairo, Portia (huile sur toile, 113 x 95 cm ; Odessa, Musée d’art occidental et oriental)


14. Giacomo Francesco Cipper dit Todeschini, Petit déjeuner (huile sur toile, 112 x 135 cm ; Odessa, Musée d'art occidental et oriental)
14. Giacomo Francesco Cipper dit Todeschini, Petit déjeuner (huile sur toile, 112 x 135 cm ; Odessa, Musée d’art occidental et oriental)


15. Alessandro Magnasco, Tonsure des moines (huile sur toile, 99 x 73 cm ; Odessa, Musée d'art occidental et oriental)
15. Alessandro Magnasco, Tonsure des moines (huile sur toile, 99 x 73 cm ; Odessa, Musée d’art occidental et oriental)


16. Alessandro Magnasco, Dans le corps de garde (huile sur toile, 49,5 x 119 cm ; Odessa, Musée d'art occidental et oriental)
16. Alessandro Magnasco, Dans le corps de garde (huile sur toile, 49,5 x 119 cm ; Odessa, Musée d’art occidental et oriental)


17. Alessandro Magnasco, Marie-Madeleine (huile sur toile, 69 x 54 cm ; Odessa, Musée d'art occidental et oriental)
17. Alessandro Magnasco, Marie-Madeleine (huile sur toile, 69 x 54 cm ; Odessa, Musée d’art occidental et oriental)


18. Alessandro Magnasco, Paysage avec figures (huile sur toile, 91,2 x 117,9 cm ; Odessa, Musée d'art occidental et oriental)
18. Alessandro Magnasco, Paysage avec figures (huile sur toile, 91,2 x 117,9 cm ; Odessa, Musée d’art occidental et oriental)


19. Fellner & Heimer Théâtre national d'opéra et de ballet d'Odessa (1887)
19. Fellner & Heimer Théâtre national d’opéra et de ballet d’Odessa (1887)


20. Escalier Potemkim de Francesco Boffo (1841)
20. Escalier de Potemkim par Francesco Boffo (1841)

Je me rends compte que ce n’est qu’un petit aperçu de ce magnifique musée, mais il s’agit d’une sorte d’invitation, si la pandémie le permet, à un éventuel prochain voyage pour ceux qui ont envie de visiter un nouvel endroit, même s’ils n’ont pas l’esprit d’aventure. Odessa est désormais reliée aux principaux aéroports italiens au moins trois fois par semaine par des vols à bas prix. Visiter Odessa ne signifie pas seulement visiter ce musée, mais aussi un autre consacré à l’art russe, qui va des icônes traditionnelles aux meilleures œuvres de la peinture d’avant-garde, puis le somptueux Opéra national, conçu dans un style néo-baroque parfait (fig. 19), où l’on peut assister à des opéras et des ballets avec des représentations quotidiennes de 12 à 19 heures, ce qui est impensable en Italie, et enfin, le grand et majestueux escalier Potenkim (fig. 20), lui aussi naturellement l’œuvre d’un architecte italien, Francesco Boffo.

1Lelivre de comptes de Guercino, le célèbre carnet dans lequel le frère du peintre transcrivait méticuleusement chaque commande et chaque paiement, mentionne plus d’une douzaine de tableaux de Saint-Pierre, dont beaucoup n’ont jamais été retrouvés.

2Cettetoile a été exposée dans la galerie de l’Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg jusqu’en 1901.

3Autrefoisintitulée par erreur “Allégorie de l’été”.

4Enraison de l’état précaire de la surface peinte, cette toile estactuellemententreposée.


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