L’atelier d’Andrea Chiesi (Modène, 1966) se trouve dans une ferme à la périphérie de Modène, juste après avoir quitté la ville, au bord d’une campagne qui se perd entre le Secchia d’un côté et la route provinciale menant à Carpi de l’autre: un lieu comme suspendu, entre le cliquetis continu du périphérique non loin et le bruissement du vent qui agite les ormes le long du fleuve et qui, peu à peu, remplace le bruit de la route à mesure que l’on pénètre dans les champs. L’arrivée dans l’atelier d’Andrea Chiesi est une sorte de voyage dans le voyage, dense en lyrisme, surtout si on l’entreprend au seuil de l’automne et en début de soirée, lorsque les premiers froids secouent l’air et qu’une légère brume descend pour rendre le clair de lune encore plus scintillant. Derrière elle, on dirait presque la direction d’un Giovanni Lindo Ferretti psalmodiant l’une de ses complaintes: “la ville disparaît, la circulation s’estompe, la poésie s’impose, la lune se lève, s’envole”. Les fresques qui commencent à se frayer un chemin dans notre imagination finissent par se matérialiser dès que l’on franchit la porte de l’atelier: Sur le mur d’entrée est accroché un tableau de 2016, le numéro 32 de la série Karma (Chiesi a toujours eu l’habitude de travailler en série), qui représente, avec la palette clairsemée typique de l’artiste émilien (dans la plupart de ses tableaux, il est difficile de compter plus de quatre ou cinq couleurs), un couloir d’un bâtiment abandonné, et sur les carreaux qui recouvrent la partie inférieure du mur, on peut apercevoir ce qui est peut-être le couplet le plus célèbre de Ferretti: “Je suis bien / Je suis malade”. La condition d’une génération enfermée dans deux vers, le renversement de l’image d’une décennie en une synthèse de seulement six mots, le substrat existentiel d’une culture que ceux de ma génération n’ont connue qu’en lisant quelques livres, en écoutant des disques ou tout au plus les récits de ceux qui étaient là: voilà la base à partir de laquelle l’art d’Andrea Chiesi est né et s’est développé.
Dans toutes ses biographies, on lit qu’il a été autodidacte, qu’il a fréquenté la scène punk et les centres sociaux de l’Émilie paranoïaque des années 1980 (on ne peut pas ne pas mentionner le Tuwat de Carpi), qu’il a travaillé en contact étroit avec des musiciens indépendants et qu’il a fait ses débuts comme dessinateur et illustrateur, en racontant sur le papier, avec des signes fluides mais animés, forts et presque brutaux, les sentiments, les mythes et les angoisses de cette contre-culture. Les débuts de sa carrière artistique sont remplis de petites figures en noir et blanc à la Raymond Pettibon, qui, cependant, comme c’était le cas pour de nombreux artistes punk italiens, sont souvent recouvertes d’accents fortement expressionnistes qui renvoient à l’avant-garde allemande, mais aussi à des périodes antérieures (certaines de ses figures des premières étapes de sa carrière rappellent les corps de Schiele). Ainsi, très vite, ces figures tracées par des contours nets commencent à perdre leur individualité, elles flottent presque dans le vide, elles prennent une coloration violacée peu naturelle, elles sont imprégnées d’un érotisme palpable même s’il n’est pas explicite, et elles continuent à peupler l’art de Chiesi même des années plus tard, bien que dans une dimension plus intime et privée, dans ses cahiers. Ce sont des figures qui tombent, se relèvent, se mettent en couple, naviguent au-dessus d’un vide lugubre, donnant tantôt l’impression d’être le fruit de longues méditations, tantôt d’être dessinées sur le vif, ici et là un texte accompagne l’image (des citations infaillibles de CCCP), la composition est toujours heureuse, La composition est toujours heureuse, équilibrée et organisée selon des règles solidement disciplinées, le regard ressemble plus à celui d’un metteur en scène qu’à celui d’un peintre, étant donné la propension de Chiesi à jouer avec les cadrages, à expérimenter de nouvelles coupes, à saisir le sujet par de brusques changements de perspective, des zooms et des travellings.
Il serait trop facile de souligner qu’il s’agit d’une peinture fortement imprégnée d’humanité (ainsi que d’amour) et qu’elle interroge la condition de notre existence. C’est en partie vrai, mais la peinture d’Andrea Chiesi est plus que complexe et se prête à de multiples niveaux d’interprétation, ce qui était également le cas dans ses premières œuvres. La relation même entre les pleins et les vides transcende le simple élément technique. Le vide dans l’œuvre de Chiesi, depuis ses premières réalisations dans les années 1980 jusqu’à ses dernières œuvres, a une valeur, il renvoie à l’inconscient, à l’ésotérique, au mystique. Mais sa peinture est aussi indissolublement liée à la réalité: dans un texte publié en 2003, Sarah Cosulich Canarutto, parlant de certaines œuvres de cette période, écrit que les œuvres de Chiesi sont à la fois imprégnées d’un certain sens religieux et ancrées dans la réalité, même si c’est à travers un processus de distillation et de sublimation. Le point culminant de ces premières expériences a été l’Apocalypse de Jean, un projet de 1998 que Chiesi a mis en œuvre à Reggio Emilia, en compagnie de l’ancien CSI, une évolution du CCCP: dans le cloître de San Pietro, l’artiste a disposé ses feuilles réalisées pour l’occasion, et le soir de l’inauguration, le CSI, dirigé par Ferretti comme d’habitude (mais à cette occasion sans Massimo Zamboni) a réalisé une sorte de performance au cours de laquelle Ferretti a déclamé des vers en se déplaçant d’une pièce à l’autre, devant les œuvres de Chiesi. Et peut-être que le sens de ces figures peut se résumer à certains de ces vers: “nomades errants, et plus nous errons, plus nous nous éloignons de la vérité. C’est ainsi que nous sommes, des nomades errants, et nous gardons notre troupeau de pensées sur les plateaux de l’âme, échappant aux loups de la nuit”. Et encore: “il faut brûler ou s’éloigner, consulter les autorités, rejoindre les pompiers, s’éloigner”.
Andrea Chiesi, Karma 32 (2016 ; huile sur lin, 50 x 70 cm) |
Andrea Chiesi, l’un des premiers dessins |
Andrea Chiesi, l’un des premiers dessins |
Andrea Chiesi, Everything Remains in the Mind of God (1995 ; encre sur papier, carnet de 36 pages, 16 x 11 cm) |
Andrea Chiesi, Cure Me (1998 ; encre sur papier, 200 x 210 cm) |
Andrea Chiesi, L’Apocalypse de Jean III (1998 ; encre sur papier, cahier de 36 pages, 24 x 21 cm) |
Raymond Pettibon, Le monde observable (1985 ; livre d’artiste en lithographie, 21,6 x 14 cm ; New York, MoMA) |
Egon Schiele, Mann und Frau (Umarmung) (1917 ; gouache et crayon noir sur papier, 48,9 x 28,9 cm ; collection privée) |
Après cette expérience, la peinture d’Andrea Chiesi a pris d’autres chemins, mais le désir de continuer à utiliser la peinture comme moyen de représentation du moi et du réel sublimé, et le désir de poursuivre la recherche d’une sorte de Gesamtkunstwerk contemporain, sincère, urbain, encore teinté de punk (car après tout, le punk, bien qu’aujourd’hui englouti par la mode et le marketing, est avant tout un style de vie), n’a jamais failli. Seulement, l’Apocalypse ne prend plus la forme d’êtres humains flottant dans le vide, mais se manifeste dans les architectures abandonnées, dans les lieux solitaires, dans les bâtiments en ruine délimités avec la plus grande propreté, avec la rigueur perspective d’un maître de la Renaissance, après un travail minutieux effectué à partir du médium photographique et aboutissant à la transfiguration de la donnée objective: la présence humaine est écartée (et survit, le cas échéant, dans les carnets), parce que ces lieux désolés parlent déjà d’eux-mêmes, sans qu’il soit nécessaire que des personnages ajoutent quoi que ce soit, pour transformer l’image en récit. Ce n’est pas le but recherché. Au contraire, une sorte de récit (à supposer que l’on veuille nécessairement le trouver, à supposer qu’il soit si nécessaire de vouloir discerner une intrigue plutôt qu’un sens dans la peinture de Chiesi) est plutôt contenu dans les ruines. L’homme était présent dans ces paysages, et son absence renforce aujourd’hui le sentiment de ruine de ces lieux. L’attitude est celle du peintre romantique qui visite les ruines (et Chiesi l’a toujours fait): Depuis les années 1980, ses sources d’inspiration sont les usines abandonnées, les banlieues en décomposition, les bâtiments industriels désaffectés et les stations-service délabrées, avant même que l’exploration urbaine ne devienne une sorte de mode vide et frivole) et qui, dans cette attirance pour les ruines, devient complice de la nature, comme l’a écrit Georg Simmel, parce que sa façon de travailler s’oppose à ce qui caractérise l’essence même de l’homme.
Cependant, la composante tragique et émouvante manque et c’est la composante politique (évidemment au sens le plus élevé du terme) qui prend le dessus, car de nombreux lieux que Chiesi choisit de transfigurer avec sa peinture sont des lieux chargés d’une expérience sociale qui, d’une certaine manière et sous certaines formes, est encore forte et palpitante. Les œuvres de la série Kali Yuga, par exemple, représentent des aperçus de l’ancienne aciérie de Cornigliano, dans la banlieue ouest de Gênes. Des structures industrielles désaffectées où les travailleurs ont passé leur vie, des centres de production frénétiques, des lieux de lutte et de revendication. La peinture de Chiesi, cependant, n’est pas une simple documentation, ce n’est pas un travail photographique. La peinture emprisonne le temps, elle en ralentit le cours (même dans le concret de la pratique quotidienne): Lorsque j’ai visité son atelier et que j’ai vu une œuvre en cours de réalisation, Andrea m’a expliqué qu’il pouvait s’écouler plusieurs mois avant qu’il n’achève un seul tableau), elle permet à l’identité du lieu d’émerger (l’ancienne aciérie de Cornigliano n’est pas n’importe quelle aciérie, mais cetteaciérie, avec son histoire, ses vicissitudes, le passé des personnes qui y ont travaillé), et les lieux abandonnés sont souvent imprégnés d’une lumière métaphysique qui leur offre une nouvelle possibilité de vie. En substance, il ne s’agit pas de documents, mais de visions. Le titre Kali Yuga contient d’ailleurs en lui-même le germe de l’attente, de la renaissance: l’artiste a expliqué à plusieurs reprises que le Kali Yuga, l’âge de Kali, dans la religion hindoue, est l’époque actuelle, “une époque sombre et lugubre”, pour reprendre les termes d’Andrea Chiesi, “caractérisée par de nombreux conflits et par une ignorance spirituelle généralisée”. Le développement de la technologie matérielle s’accompagne d’une énorme régression spirituelle et d’une généralisation des faux dieux, des idoles et des maîtres. Le Kali Yuga est le dernier des quatre Yugas et se termine par la fin du monde tel que nous le connaissons. Il sera suivi d’un nouveau Satya Yuga, ou âge d’or, et du retour de la Terre à un paradis terrestre". L’abandon se traduit par la poésie et, à travers ces teintes bleu foncé, invite à l’introspection et à la méditation: le bleu, selon Kandinsky, est la couleur des significations profondes, et sa propension à la profondeur est d’autant plus vive que sa teinte est intense.
Mais les imposantes structures architecturales d’Andrea Chiesi sont également porteuses de significations symboliques denses et parfois inattendues. Il y a un sentiment de précarité quand on se demande quelle sera la fin à laquelle seront destinés les objets que Chiesi représente dans ses tableaux. Il y a une certaine mélancolie, s’il est vrai que la mélancolie est ce “panneau indicateur d’une géographie effacée” dont parlait Luigi Ghirri, photographe lui aussi originaire d’Émilie et tout aussi fasciné par les paysages désolés. On retrouve le même rapport de l’homme aux ruines, qui prennent des contours épiques, comme chez Anselm Kiefer, que Chiesi cite parmi ses références culturelles (“chez Kiefer”, précise l’artiste dans un entretien avec Simone Menegoi, “le thème de la solennité revient, de l’épique, que je ressens quand je peins ce qui était une station-service et qui devient un monolithe suspendu, une divinité sombre, liée à notre époque technologique, mais aussi - peut-être parce qu’elle est noire - à quelque chose d’archaïque, de tribal”). Il y a la complexité du présent, à laquelle renvoient les motifs géométriques denses d’une tour d’acier, d’une colonnade, du squelette d’un hangar, et dont la perfection formelle à la limite de l’abstraction (et sur laquelle se concentre l’attention lenticulaire d’Andrea Chiesi) devient une métaphore des multiples intrigues qui animent le monde, ainsi que nos esprits: Certaines de ses œuvres nous ramènent presque aux Carceri d’invenzione de Piranèse, même s’il n’y a qu’une lueur de ce sentiment d’impuissance qui transparaissait dans les rêveries du Vénitien, et même si chez Andrea Chiesi la possibilité d’un ordre est configurée (ou du moins c’est la perception qu’on en a). Il y a la réflexion sur la mémoire, qui est une constante dans l’art du peintre modénais, et il n’est pas rare qu’elle prenne la forme des nombreuses vues d’intérieurs de bibliothèques ou d’archives qui alternent avec des paysages urbains dans ses expositions (ainsi que dans son atelier): la mémoire, qui s’accumule et se dépose dans les archives et les bibliothèques, est le moyen qui bloque la désolation totale, redonne vie aux choses et cloue l’observateur au présent, en l’obligeant à penser à l’avenir. “Sieh zu wie die Zeit zerfällt vor unseren Augen”, s’écrie la voix de Blixa Bargeld dans une chanson d’Einstürzende Neubauten (qui signifie littéralement “les nouveaux bâtiments qui s’écroulent”). “Regardez comme le temps s’écroule sous nos yeux”: dans les œuvres d’Andrea Chiesi aussi, il y a cette sorte d’invitation à regarder les ruines, la tension émotionnelle qui se dégage de ses œuvres est absolue et tangible, et la dimension contemplative est recherchée et désirée puisqu’elle est inhérente au médium pictural lui-même. Mais la contemplation a des connotations positives, soulignées par beaucoup de ceux qui ont abordé l’art d’Andrea Chiesi. Parce qu’elle impose la réflexion, oblige à se poser des questions, pousse l’observateur à imaginer un avenir au-delà des ruines.
Andrea Chiesi, Siderale 26 (2000 ; huile sur toile, 100 x 150 cm) |
Andrea Chiesi, Time 52 (2005 ; huile sur lin, 100 x 140 cm) |
Andrea Chiesi, Kali Yuga 13 (2006 ; huile sur lin, 25 x 35 cm) |
Andrea Chiesi, Kali Yuga 29 (2006 ; huile sur toile, 100 x 70 cm) |
Andrea Chiesi, Ombra 13 (2009 ; huile sur lin, 100 x 140 cm) |
Andrea Chiesi, Perpetuum 17 (2011 ; huile sur lin, 35 x 50 cm) |
Andrea Chiesi, Uchronie 26 (2013 ; huile sur lin, 35 x 50 cm) |
Andrea Chiesi, Eschatos 9 (2018 ; huile sur lin, 100 x 140 cm) |
Anselm Kiefer, Intérieur (Innerraum) (1981 ; huile, acrylique et papier sur toile, 287,5 x 311 cm ; Amsterdam, Stedelijk Museum) |
Giovanni Battista Piranesi, Le puits, de la série Carceri d’invenzione, deuxième édition, planche XIII (1761 ; gravure, 56,5 x 80,3 cm ; Boston, Museum of Fine Arts) |
Dans ses œuvres les plus récentes, la nature a de nouveau pris possession de l’architecture: cette complicité dont parlait Simmel se vérifie encore dans certaines des œuvres les plus récentes d’Andrea Chiesi. Non pas que les paysages naturels aient manqué auparavant, ou les paysages où les traces humaines (bien que banales et quotidiennes) et les paysages naturels coexistent de manière équilibrée: en 2003, ces paysages familiers de Modène, si banals en apparence mais en réalité si profondément liés à un sens du temps qui passe que l’artiste veut capturer sur la toile, ont été les protagonistes d’un cycle, The House, créé à partir d’une vidéo que Chiesi avait filmée au cours de l’été de cette année-là juste devant sa maison (d’où le titre de la série). Le résultat est une série de peintures également denses d’une poésie poignante qui élève le quotidien, synthétise le temps et tisse une toile dense d’émotions simples qui sont encore capables de transfigurer la réalité, même si ce n’est que dans un souvenir, dans une expérience: un parking dans les champs éclairé par la lumière éblouissante d’un lampadaire, des nuages à la Turner s’amoncelant au-dessus des pylônes à haute tension ou engloutissant un horizon flou, des éclairs déchirant une nuit apparemment paisible, un bosquet formant un cadre sombre pour une cour de récréation enveloppée dans la lueur des lumières électriques. La composante naturelle, nous l’avons dit, a ponctué ici et là la production d’Andrea Chiesi, mais il se l’approprie aujourd’hui selon des modalités qui reviennent avec une vigueur renouvelée, ou qui sont proposées tout court comme inédites.
Tout d’abord, la réappropriation de l’espace par la nature se fait par le biais de reflets: dans le tableau numéro 7 de la série Eschatos de 2018, une vaste flaque d’eau reflète le toit ouvert d’un hangar en acier, de sorte que, pour citer à nouveau Ferretti, “le ciel est en haut et en bas” et l’eau se transforme en miroir, avec tout ce que cela implique sur le plan symbolique. Et puis, c’est la nature elle-même qui entre dans l’architecture: dans Eschatos, l’élément de la fenêtre ouverte sur un jardin envahi par les mauvaises herbes qui grimpent parfois sur les vitres, sur les montants, sur les murs, est récurrent. Le besoin de retourner à la nature après les vapeurs de la civilisation était typique de l’artiste romantique, et semble être évident dans l’art d’Andrea Chiesi également (après tout, il vit et travaille dans la nature). Et comme pour les artistes romantiques, pour Andrea Chiesi aussi, la fenêtre est l’élément de liaison. Emblème de la vision romantique de la réalité", a récemment écrit Fernando Mazzocca, grand spécialiste du romantisme, la fenêtre devient la lentille à travers laquelle l’artiste voit au-delà de son atelier et, par conséquent, le moyen par lequel il rend sa propre “vision fortement intériorisée” de la réalité. Tout comme la fenêtre est l’endroit d’où Leopardi regarde le ciel, les parterres de fleurs, les allées du jardin devant le palais familial, et donc l’élément à travers lequel la vue peut lui inspirer les “doux rêves” auxquels il aspire dans ses Ricordanze, de la même manière, rappelle Mazzocca, pour les peintres la fenêtre est un instrument d’observation qui finit par devenir leur autoportrait: c’est “le seuil magique qui les sépare de la réalité”, la limite entre le moi et l’extérieur, entre l’expérience et le ressenti.
D’après le récit de Kurt Waller, journaliste dans un journal viennois du début du XIXe siècle, nous savons que Caspar David Friedrich travaillait dans un atelier d’où il jouissait d’un “panorama paradisiaque” sur l’Elbe, le fleuve qui baigne Dresde. Juste devant la fenêtre de Friedrich, une vue magnifique s’offrait à lui: des parcs verdoyants, la rive grouillante, le centre de la ville. Pourtant, cette vue tant vantée par le journaliste est à peine esquissée dans certains tableaux de l’artiste réalisés depuis son atelier, et qui ont pour protagoniste cette même fenêtre: le paysage de l’Elbe, au-delà de la fenêtre de Friedrich, est baigné d’une lumière limpide et apparaît lointain, inaccessible. Le paysage réel se transforme en un désir inextinguible d’infini, et la fenêtre est à la fois une porte que l’artiste ne peut pas franchir, mais aussi un instrument qui permet de voir des mondes nouveaux et inexplorés. Ce désir est rendu encore plus ardent et impossible lorsque l’artiste allemand, accablé par un état de santé précaire, se rend à Teplitz (aujourd’hui Teplice en République tchèque) pour bénéficier de cures thermales: la nature luxuriante aperçue de la fenêtre de son hôtel fait de la fenêtre elle-même le symbole d’une conscience nostalgique de l’inaccessibilité d’un but. Le vertige de la Sehnsucht manque peut-être à Chiesi, mais on perçoit qu’il y a un monde de ce côté de la fenêtre et un univers totalement différent une fois que l’on a franchi le seuil. Deux mondes séparés même visuellement: les géométries ordonnées de la fenêtre et le désordre fertile de la nature.
Andrea Chiesi, samedi 19-07-03 (2004 ; huile sur toile, 100 x 140 cm) |
Andrea Chiesi, vendredi 26-09-03 (2004 ; huile sur toile, 100 x 140 cm) |
Andrea Chiesi, Eschatos 7 (2018 ; huile sur lin, 140 x 100 cm) |
Andrea Chiesi, Eschatos 11 (2018 ; huile sur lin, 70 x 50 cm) |
Caspar David Friedrich, Fenêtre avec vue sur un parc (1836-1837 ; graphite et sépia sur papier, 398 x 305 mm ; Saint-Pétersbourg, Ermitage) |
La peinture d’Andrea Chiesi est toujours une alternance de seuils, c’est toujours une quête constante en évolution permanente: rien dans sa production n’est jamais identique à ce qui a été fait auparavant. Une série, une fois terminée, est destinée à ne pas revenir, parce qu’elle cède la place à de nouvelles envies plus urgentes et plus pressantes, peut-être nées d’un voyage ou d’une expérience inédite, et qui finissent par empêcher l’artiste de revenir au passé. Claudio Musso, commissaire d’une récente exposition personnelle d’Andrea Chiesi à Bologne en 2016, a écrit que, dans son œuvre, “le rythme de l’observation est marqué par le franchissement de seuils, l’un après l’autre. Portes, fenêtres, rideaux, ponts, lignes de chemin de fer, routes surélevées: des présences qui se regroupent ”en occupant l’extension du spectre visuel et en décrivant en même temps son développement linéaire". Des présences qui trouvent une contrepartie conceptuelle dans le modus operandi de l’artiste, dont l’imagination s’enrichit continuellement de nouvelles images, réfléchies après de longues et lentes méditations. Un processus nécessaire à la transfiguration de la réalité qu’Andrea Chiesi recherche constamment. Et dans tout cela, on saisit aussi une dimension profondément intime.
Une dimension qui m’intrigue invariablement. Lorsque l’on regarde les tableaux avec les entrepôts abandonnés qui s’étendent presque jusqu’à occuper l’horizon visuel, on a souvent l’impression de se trouver au milieu de la nef d’une grande cathédrale gothique. Ou peut-être s’agit-il simplement d’un sentiment provoqué par cette impression de mysticisme qui plane inexorablement sur les ruines de Chiesi. Je lui demande alors s’il y a une tentative d’établir une relation avec ceux qui admirent ses œuvres, s’il y a un message direct adressé à l’observateur, si la capacité de susciter certaines impressions est intentionnelle. Sa réponse est négative: dans ces tableaux, chacun peut voir ce qu’il veut, chaque sentiment est valable, chaque référence mérite d’être discutée. L’art, a dit Andrea Chiesi dans l’entretien précité avec Simone Menegoi, ne doit pas révéler. Il doit laisser planer le mystère.
Andrea Chiesi est né à Modène le 6 novembre 1966. Il vit et travaille à San Pancrazio in Modena. Autodidacte et sans avoir étudié dans des académies, il a commencé sa carrière comme illustrateur et dessinateur, puis s’est tourné vers la peinture. Il a à son actif des résidences à New York, Berlin et Pékin, et est lauréat du 5e prix du Caire (2004), du prix Gotham 2012, du 1er prix Terna (2008) et du XXXVIIIe prix Suzzara (1998). Il a collaboré avec, entre autres, Giovanni Lindo Ferretti, les écrivains Emidio Clementi, Giorgio Casali, Ugo Gornia et Simona Vinci, et les groupes de musique C.S.I Consorzio Suonatori Indipendenti, Massimo Volume et Officine Schwartz. Il a exposé dans la section “Emilia Romagna” du pavillon italien à la Biennale de Venise en 2011, à la Biennale Italie-Chine en 2016 et 2014, ainsi que dans des expositions collectives à la Galleria Estense de Modène, à la Fondazione Sandretto Re Rebaudengo, à la Fondazione Cini, au Palazzo Reale de Milan et dans d’autres musées.
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