Il est presque incroyable de penser que Gian Lorenzo Bernini (Naples, 1598 - Rome, 1680) n’avait que vingt-trois ans lorsqu’il s’apprêtait à réaliser l’un de ses plus célèbres chefs-d’œuvre, le Viol de Proserpine. Pourtant, malgré son jeune âge, il était déjà un sculpteur accompli et avait déjà travaillé pour le puissant mécène qui lui avait commandé le célèbre groupe de la galerie Borghèse. C’est le cardinal Scipione Borghese (Rome, 1577 - 1633), l’un des hommes les plus en vue de Rome, alors Camerlengo du Sacré Collège, après avoir été secrétaire d’État du pape pendant seize ans, et collectionneur raffiné, toujours à la recherche des meilleures œuvres d’artistes contemporains, qui lui a confié la commande. En 1606, le cardinal avait commencé la construction de sa villa, connue sous le nom de Villa Borghese Pinciana et qui abrite aujourd’hui la Galerie Borghese, et il était évident qu’elle devait être décorée de la manière la plus appropriée: les premières œuvres du tout jeune Bernin avaient attiré l’attention des collectionneurs les plus exigeants, à tel point que Scipione Borghese, dès 1618 (l’artiste n’avait alors que vingt ans), l’engagea dans le but précis de créer des groupes sculpturaux destinés à être intégrés dans la nouvelle villa. Le viol de Proserpine fut le deuxième des quatre groupes Borghèse et le Bernin commença à y travailler quelques mois après avoir terminé le premier, l’Énée, Anchise et Ascagne, achevé en 1619. En effet, un document datant du mois d’octobre de cette année-là atteste de la livraison d’un grand bloc de marbre à l’atelier de Pietro Bernini (Sesto Fiorentino, 1562 - Rome, 1629), père de Gian Lorenzo: il s’agit vraisemblablement de celui à partir duquel prendra forme le Viol de Proserpine, commencé au cours de l’été 1621.
Scipione Borghese avait été très satisfait du premier groupe et avait donc décidé de poursuivre sa collaboration avec le Bernin en lui commandant une autre sculpture à sujet mythologique, toujours tirée de la littérature latine. Ainsi, si pour lesÉnée, Anchise et Ascagne, la référence littéraire était Virgile et son Énéide, pour le nouveau groupe, le sujet était tiré des Métamorphoses d’Ovide. Il s’agit d’une des fables les plus célèbres de la mythologie gréco-romaine: Proserpine (ou, en grec, Perséphone) était la belle fille de Cérès (Déméter), déesse des moissons. Pluton (Hadès), le dieu des enfers, tomba amoureux d’elle et la voulut à tout prix. Alors que la jeune fille cueillait des fleurs dans un pré, le seigneur des enfers l’enleva, l’emmena avec lui dans les entrailles de la terre et laissa sa mère, désespérée, errer pendant neuf jours et neuf nuits à sa recherche. Après avoir appris, le dixième jour, le sort de sa fille, Jupiter (Zeus), le roi de l’Olympe, tenta d’obtenir de son frère Pluton qu’il rende Proserpine à sa mère. Cependant, la jeune fille avait déjà mangé des grains de grenade, la nourriture des morts: pour cette raison, elle ne pouvait pas retourner dans le monde des vivants. Cependant, Jupiter réussit à négocier un accord, permettant à Proserpina de revenir sur terre pendant six mois de l’année. Pendant les six mois restants, elle devait rester avec Pluton, dont elle deviendrait l’épouse, dans le monde souterrain. Les anciens utilisaient ce mythe pour expliquer l’alternance des saisons: l’arrivée de Proserpina sur terre correspondait à la bonne saison, tandis que sa descente aux enfers donnait naissance à l’automne et à l’hiver.
Gian Lorenzo Bernini, Viol de Proserpine (1621-1622 ; marbre, hauteur 255 cm sans socle ; Rome, Galleria Borghese) |
Voici le récit du moment de l’enlèvement dans les Métamorphoses d’Ovide, ici dans la traduction de Mario Ramous: “Proserpine / s’amusait à cueillir des violettes ou des lys blancs, avec une ardeur enfantine elle en remplissait les corbeilles et les bords / de sa robe, rivalisant avec ses compagnes pour savoir qui en cueillerait le plus, / quand en un éclair Pluton la vit, tomba amoureux d’elle et l’enleva: / tant cette passion était précipitée. Terrifiée, la déesse / invoqua d’une voix sincère sa mère et ses compagnes, mais surtout sa mère ; et comme elle avait déchiré le bas / de sa robe, celle-ci se détacha et les fleurs qu’elle avait cueillies tombèrent à terre: / tant était grande la candeur de cette jeune femme, que dans son cœur / de vierge, même la perte des fleurs lui causait de la peine. / Le ravisseur lança le char, incitant les chevaux, / les appelant par leur nom, agitant sur leur cou / et sur leur crinière les rênes d’une couleur rouille lugubre ; / il passa rapidement sur le lac profond, sur les étangs des Palyciens / qui exhalent du soufre et bouillonnent des fissures du fond marin, / et là, où les Bacchiades, originaires de Corinthe qui se reflète / dans deux mers, ont érigé leurs murailles entre deux bras de mer. / Entre les fontaines de Cyane et d’Arethusa Pisea, il y a une étendue de mer / qui se rétrécit, enfermée qu’elle est entre deux étroites langues de terre: / c’est là que vivait la plus célèbre des nymphes de Sicile, / Cyane, et c’est d’elle aussi que cette lagune a pris son nom. / Des vagues, la nymphe émergea jusqu’à la taille, / elle reconnut la déesse: ” Tu n’iras pas loin “, dit-elle ; / ” gendre de Cérès, tu ne peux pas l’être, si elle n’y consent pas: / tu aurais dû lui demander, et non l’enlever “. S’il m’est permis / de comparer le grand et le petit, moi aussi j’ai été aimé d’Anapi, / mais j’ai été son épouse après avoir été suppliée et non terrifiée ”. / Il dit cela et, écartant les bras, il essaya / de les arrêter. Le fils de Saturne ne put contenir sa rage: / poussant les terribles chevaux, il brandit de toute la vigueur / de son bras le sceptre royal et le plongea dans les profondeurs / des tourbillons: à ce coup, une brèche jusqu’au Tartare s’ouvrit dans la terre / et le char s’enfonça dans le gouffre, disparaissant de la vue".
Le Bernin représente le point culminant du récit, le moment le plus agité et le plus violent: le moment de l’enlèvement. Hadès, fier, puissant et musclé, a saisi la jeune fille, qui tente de s’échapper et de se soustraire à l’emprise du dieu des enfers: la main qui s’enfonce dans la cuisse de Proserpine, avec les doigts qui exercent leur pression sur la chair de la jeune fille, est peut-être l’un des détails les plus célèbres et les plus célébrés de toute l’histoire de l’art. Elle se tortille, donne des coups de pied, tente de se soulever avec ses jambes pour trouver une issue, ses mains s’agitent, l’une d’elles frappe le visage barbu d’Hadès. Son expression nostalgique et vaguement extatique trahit un léger mouvement de fatigue: si l’on ne lisait que son regard, on pourrait peut-être penser que la fille de Cérès parviendra tôt ou tard à se libérer. Mais en observant le reste du corps, on se rend compte que l’exploit de Proserpine est plutôt difficile, voire impossible: le dieu est en effet solidement campé sur ses jambes robustes, la gauche est fermement pointée vers l’avant pour servir de pivot, et la droite est au contraire plus en arrière pour équilibrer la position afin qu’Hadès ne perde pas l’équilibre. Le torse, aux muscles sculptés et bien dessinés, s’incline vers l’arrière pour faire travailler les lombaires et les abdominaux, appelés à soutenir les bras, serrés en cercle pour rendre la prise plus efficace: de sa main gauche, Hadès encercle le dos de Proserpina pour qu’elle ne puisse pas tomber en arrière pour se libérer et, en même temps, pour qu’il la serre contre lui afin de la rendre plus vulnérable, tandis que de sa main droite, il effectue le même mouvement en encerclant ses jambes, de manière à limiter ses mouvements. Son seul espoir est de se pencher en avant: le Bernin l’attrape en effet alors qu’elle tente un mouvement en se poussant avec ses épaules et en s’aidant de son bras. Mais la tentative est vaine: aussi parce que, de plus, Hadès a amené avec lui Cerbère, le monstrueux chien à trois têtes, gardien des enfers, prêt à bloquer Proserpine par derrière et, en bougeant ses trois têtes dans trois directions différentes, attentif à ce que personne ne vienne contrecarrer les plans d’Hadès. Ainsi, elle ne peut que pousser un cri qui révèle à la fois sa honte d’avoir été dénudée (on note d’ailleurs le voile qui glisse de son corps révélant ses formes douces: transposition fidèle du détail du récit d’Ovide), sa terreur devant la violence qu’elle subit et son découragement de constater que personne ne peut lui venir en aide.
Le Viol de Proserpine de Gian Lorenzo Bernini dans sa salle à la Galerie Borghèse |
Vue des protagonistes en contre-plongée |
Détail de la figure de Proserpine |
Les doigts de Pluton s’enfoncent dans la chair de Proserpine |
Cerbère observant avec ses têtes |
Cerbère surveille Proserpine |
Des centaines de pages ont été consacrées à cette extraordinaire sculpture, l’un des sommets de l’histoire de l’art mondial. De nombreux chercheurs ont tenté de rendre, en s’appuyant uniquement sur le pouvoir évocateur de la plume, la force de la virtuosité inégalée du Bernin. Ursula Schlegel a très bien décrit le déroulement de l’enlèvement: “Le Pluton voulu par le Bernin arrive par derrière, pour saisir Proserpine à l’improviste, l’attrape et la bloque des deux bras, tandis que son sceptre tombe naturellement à terre dans cette action. De son bras droit, il entoure les jambes de Proserpina au niveau des cuisses, et de son bras gauche, il la tient fermement au niveau de la taille. La robe de la déesse, comprimée, se détache en partie de son corps, voltigeant sur son épaule droite, et retombe en partie entre elle et le bras gauche de Pluton en de nombreux plis derrière le dos de la déesse et entre ses jambes. On ne saurait donner une forme plus convaincante à la terreur de Proserpine: en tournant le torse vers l’arrière, la déesse presse vivement son bras gauche devant les yeux de Pluton et contre son sourcil gauche, le repoussant et lançant son bras droit vers le haut, comme un cri, tandis que ses jambes sont empêchées de tout mouvement par la force de Pluton”. Luigi Grassi nous a laissé un résumé intéressant du contraste entre les expressions de Pluton et de Proserpina: “Le masque de Pluton est plus extérieur et presque carnavalesque, en contraste accentué avec la tendresse douce et sensuelle de Proserpina, riche en effets picturaux, efficace dans cette rhétorique du planteur qui exprime, surtout dans le visage, une recherche d’affection plus sournoise”. L’un des principaux spécialistes du Bernin, Maurizio Fagiolo dall’Arco, s’est intéressé à la figure du Cerbère, qui joue également un rôle symbolique: “le Cerbère sur lequel repose le groupe sculptural est une invention singulière: les trois têtes du monstre mythique sont également censées indiquer la construction dynamique complexe du groupe, les trois directions de l’espace”.
Anna Coliva, quant à elle, a rédigé des essais sur les caractéristiques techniques du groupe du Bernin et, à la lecture de ses propos, on peut deviner comment le Bernin a atteint des sommets de virtuosité que tous ses contemporains n’ont pas pu atteindre: dans le Viol de Proserpine, l’effet jamais égalé de céder avec douceur et sensualité le marbre de la jambe de la jeune fille sous les doigts de Pluton est dû à la rugosité uniforme avec laquelle toute la “peau” de la femme est traitée, ce qui accroît l’effet naturaliste de la chair ; cette douceur est encore plus exaltée par le contraste avec les autres surfaces travaillées par des instruments différents: l’effet de l’étoffe est traité à la râpe, les cheveux du Cerbère et le sol au pas, le feuillage au ciseau, avec l’aide, parfois, de la perceuse". La merveille du Viol de Proserpine fut également l’objet de l’attention de Cesare Brandi qui, lors de ses cours d’histoire de l’art, invitait ses étudiants à comprendre d’où provenait la puissance de l’œuvre du jeune Bernin: “si vous pensez aux plus grandes proportions d’après nature et à l’extrême finesse des surfaces, considérez l’engagement auquel le Bernin s’est soumis”. Dans cette œuvre aussi, l’attaque maniériste est évidente, mais elle est complétée par des exemples classiques. La culture classique est visible dans la manière dont il a organisé les trois figures, qui donnent langoureusement naissance à une spirale qui est cependant beaucoup moins accentuée et régularisée que dans le Viol des Sabines de Giambologna, par exemple. Dans le Viol des Sabines, il est très clair que la spirale sur laquelle le groupe est construit ne tend pas à faire se dilater la spatialité interne du groupe, et les membres qui en sortent sont des extrapolations au même titre que les statues placées dans les niches d’où sortent un bras, une jambe et la tête elle-même, c’est-à-dire qu’ils sont mentalement recomposés et réabsorbés dans les niches, tout comme le groupe de Giambologna est réabsorbé dans la spirale génératrice du groupe lui-même". En ce qui concerne la comparaison nécessaire avec le Viol des Sabines de Giambologna (Douai, 1529 - Florence, 1608), les propos de Brandi ont été repris par André Chastel: "Il suffit de comparer le Viol de Proserpine du Bernin avec le Viol des Sabines de Giambologna, un demi-siècle plus tôt, pour comprendre comment le Bernin élargit les limites du bloc dans tous les sens, ouvre la composition dans toutes les directions, refuse la dispersion de l’attention à laquelle cède la sculpture maniériste, et revient au principe de l’unité du point de vue et, donc, de l’action".
Le visage de Proserpine |
Le visage de Pluton |
Les têtes de Cerbère |
Nombreux sont ceux qui ont même longuement discuté des modèles dont le Bernin a pu s’inspirer pour concevoir son chef-d’œuvre. Les premières références se trouvent dans l’art classique: Fagiolo dell’Arco a rappelé que les fables classiques regorgeaient de scènes de fuite, d’enlèvement et de violences diverses qui ont dû constituer un vaste répertoire pour le jeune Gian Lorenzo Bernini. Beaucoup ont donc suggéré que, pour le visage de Proserpina (dont il existe d’ailleurs un fragment en terre cuite conservé au Museum of Art de Cleveland: on pense qu’il s’agit d’une étude préliminaire de la figure), le sculpteur s’est peut-être inspiré du visage d’une des Niobides du célèbre groupe aujourd’hui conservé aux Offices, mais qui, à l’époque du Bernin, était gardé dans le jardin de la Villa Médicis à Rome: l’ensemble de sculptures, datant du Ier siècle avant J.-C. au Ier siècle après J.-C., avait été découvert en 1583 et acheté peu après par le cardinal Ferdinand de Médicis (futur grand-duc de Toscane), qui l’avait immédiatement placé dans le jardin de la villa (il a été transféré à Florence en 1770 et, depuis 1781, les statues se trouvent aux Offices). Une référence classique pourrait également être trouvée pour la tête de Pluton: en particulier, l’artiste pourrait avoir été inspiré par le Centaure monté par Cupidon, un marbre romain aujourd’hui au Louvre mais à l’époque dans l’extraordinaire collection de Scipione Borghese. Il s’agirait également d’un parallèle symbolique, puisque Pluton lui-même était aveuglé par un amour fou pour Proserpine au moment où il l’a enlevée. L’érudit Matthias Winner a particulièrement mis en relation les coiffures du centaure et de Pluton, notant que celle de ce dernier ressemble à la crinière d’un lion: il s’agirait d’un autre élément symbolique pour suggérer l’idée du “lion solaire”, une allégorie du soleil pendant les six mois de l’hiver.
Une fois de plus, il convient de souligner la relation du Viol de Proserpine avec la sculpture maniériste. Nous avons déjà mentionné comment le Bernin a pu s’inspirer du Viol des Sabines de Giambologna: cependant, le Bernin a réussi à actualiser et à innover ce modèle élevé d’une manière disruptive et révolutionnaire. La première innovation concerne, comme nous l’avons déjà mentionné, le retour au point de vue privilégié: si l’œuvre de Giambologna avait été conçue pour être observée depuis différentes positions, le Bernin, au contraire, voulait que le spectateur observe le groupe de face, en se plaçant devant les deux personnages de manière à saisir, en même temps, les expressions des protagonistes (y compris Cerbère: la vue frontale fait dépasser l’une des têtes derrière le pied gauche de Proserpina) et leurs mouvements agités. Mais ce n’est pas tout: grâce à son habileté dans le travail du marbre, le Bernin a réussi à insuffler à la matière une plénitude qui la rend vivante, comme l’a bien expliqué Alessandro Angelini: “à la tension glaciale des anatomies sculptées par Giambologna, le Bernin oppose des effets d’une sensualité nouvelle et charnue. Dans le flanc mou de Proserpina, sur lequel Pluton plonge ses doigts robustes, on peut voir les premières recherches de Gian Lorenzo sur l’effet du marbre mou comme s’il s’agissait de cire. Les cheveux veloutés de la jeune fille et la barbe hirsute de Pluton, animés par le vent et le doux balancement des deux têtes, semblent se fondre dans l’air ambiant”. Angelini a trouvé un précédent chez Pieter Paul Rubens (Siegen, 1577 - Anvers, 1640), en particulier dans Suzanne et les vieillards, que le peintre flamand a probablement peint pour Scipione Borghese lui-même.
Outre Giambologna, un autre précédent maniériste moins connu a également été identifié par beaucoup: il s’agit d’une petite statuette en bronze, datable d’environ 1587, de Pietro Simoni, dit Pietro da Barga (documenté de 1571 à 1589), qui représente précisément le Viol de Proserpine et qui se trouve aujourd’hui au Museo Nazionale del Bargello à Florence. C’est donc à Pietro da Barga que semble remonter l’invention de la prise de Proserpine par Pluton, alors qu’elle agite ses jambes et pousse ses bras en avant, et qu’en bas Cerbère bloque toute fuite: et à son tour, Pietro da Barga avait repris une idée de Vincenzo de’ Rossi (Fiesole, 1525 - Florence, 1587), qui avait réalisé quelque vingt ans plus tôt un Viol de Proserpine, aujourd’hui conservé au Victoria and Albert Museum de Londres, où l’on a presque l’impression que Pluton tient sur ses bras la jeune fille, qui nous semble assise, plutôt que tremblante. Dans un article de 1985, Matthias Winner, déjà cité, s’était demandé pourquoi le Bernin s’était tourné vers un artiste comme Pietro Simoni, qui était un excellent sculpteur mais ne comptait pas parmi les plus éminents de son époque. Pour répondre à cette question, Winner avait feuilleté l’édition Giuntina (1568) des Vies de Giorgio Vasari, qui s’ouvrait sur une lettre de l’historien Giovanni Battista Adriani (Florence, 1511 - 1579) dans laquelle le grand sculpteur grec Praxitèle aurait "tenu Praxitèle pour un plus grand maître“ et aurait réalisé, entre autres, un ”dérobé de Proserpine“. Selon Winner, le bronze de Pietro da Barga peut ”être interprété comme une reconstruction humaniste du groupe de bronze perdu de Praxitèle", et par conséquent, le Bernin, qui connaissait aussi bien Vasari que Pietro da Barga, a probablement voulu proposer sa propre tentative de redonner vie à la sculpture de Praxitèle. Là encore, le Bernin ne pouvait pas ne pas se tourner vers ses contemporains: Angelini a parlé de Rubens, tandis que Rudolf Wittkower a pu relever des références au Triomphe de Bacchus et Ariane, chef-d’œuvre d’Annibale Carracci (Bologne, 1560 - Rome, 1609) qui orne la voûte de la Galleria Farnese à Rome. Wittkower a notamment suggéré comment, en reliant le viol de Proserpine à la lecture du classicisme d’Annibale Carracci, on peut identifier le point de transition entre le maniérisme et le baroque. "Dans Pluton et Proserpine, écrit Wittkower, le Bernin regarde l’antiquité classique à travers les yeux d’Hannibal. La beauté à la fois voluptueuse et froide du corps de Proserpine trouve d’étroites analogies avec la voûte de la Galleria Farnese, et il en va de même pour l’anatomie hypertrophique de son séducteur. De plus, sa tête, avec ses cheveux non classiques et sa barbe qui ressemble presque à un buisson, est le pendant en marbre précis des cariatides en faux marbre de la Galleria. Cerbère est également une adaptation du chien de Pâris dans la fresque du plafond. L’observation réaliste précise et les influences classiques sont subordonnées à l’interprétation disciplinée de l’antique par Hannibal: telle est la formule par laquelle le Bernin a libéré son style des derniers vestiges du maniérisme".
Gian Lorenzo Bernini, Tête de Proserpine (1621-1622 ; terre cuite, 15,2 x 10,3 cm ; Cleveland, Cleveland Museum of Art) |
Art romain, Fille de Niobé (Ier siècle avant J.-C. - Ier siècle après J.-C. ; marbre pentélique, hauteur 181 cm ; Florence, Offices) |
Art romain, Centaure monté par Cupidon (Ier - IIe siècle après J.-C. ; marbre, 147 x 107 x 52 cm ; Paris, Louvre) |
Giambologna, Viol des Sabines (1574-1580 ; marbre, hauteur 410 cm ; Florence, Loggia dei Lanzi) |
Pieter Paul Rubens, Suzanne et les vieillards (1607 ; huile sur toile, 94 x 66 cm ; Rome, Galleria Borghese) |
À gauche: Pietro Simoni da Barga, Viol de Proserpine (vers 1587 ; bronze, 59 cm de haut ; Florence, Museo Nazionale del Bargello) À droite: Vincenzo de’ Rossi, Viol de Proserpine (vers 1565 ; bronze, 230 x 142 cm ; Londres, Victoria and Albert Museum. Ph. Crédit Francesco Bini) |
Annibale Carracci, Triomphe de Bacchus et Ariane (vers 1597-1600 ; fresque ; Rome, Palazzo Farnese) |
La question de savoir qui a pu influencer le choix du sujet a également été débattue. Ce qui est certain, en revanche, c’est que sur la base originale de l’œuvre, sculptée en juillet 1622 par le sculpteur Agostino Radi et aujourd’hui perdue (l’actuelle a été réalisée en 1911 par le sculpteur Pietro Fortunati), figurait un couplet latin qui disait “Quisquis humi pronus flores legis, inspice saevi / me Ditis ad domum rapi” (“O tu che, pronus, raccoli fiori, guarda me / che vengo rapita nella dimora del crudele Dite”). L’auteur de ce court texte est Maffeo Barberini (Florence, 1568 - Rome, 1644), futur pape Urbain VIII (il deviendra pape en 1623) et grand mécène du Bernin. Barberini avait composé, entre 1618 et 1620, un manuscrit intitulé Dodici distichi per una Galleria, dans lequel, à travers des épigrammes comme celle qui précède, douze tableaux d’une galerie imaginaire étaient décrits. Il semble donc probable que la composition du futur pontife ait pu suggérer d’une manière ou d’une autre le choix du sujet. Le mythe de Pluton et Proserpine, avec sa référence allégorique à la renaissance de la nature et donc au thème de la régénération, était, comme l’a observé Winner, bien lié au désir d’affirmer que, avec le mariage de Marcantonio II Borghese et de Camilla Orsini et la naissance imminente (en 1624) de leur fils Paolo, la famille Borghese avait eu l’occasion de se régénérer. Nous restons cependant dans le domaine de l’hypothèse pure.
L’œuvre quitte l’atelier de Gian Lorenzo Bernini en septembre 1622 et est immédiatement transportée dans la villa Pincian de Scipione Borghese. Mais elle n’y reste pas longtemps: quelques semaines plus tard, le cardinal fait don du groupe sculptural à Ludovico Ludovisi (Bologne, 1595 - 1632), le cardinal neveu du pape Grégoire XV, décédé au cours de l’été de la même année. Il existe en effet un inventaire du cardinal Ludovisi, daté du 2 novembre 1623, qui mentionne l’œuvre comme “une Proserpine en marbre emportant un Pluton d’environ 12 palmes de haut et un can trifauce con piedistallo di marmo con alcuni versi di faccia”. Nous ne connaissons pas avec certitude les raisons de ce don: certains supposent que Scipione Borghese devait rembourser une faveur reçue de son jeune collègue, d’autres pensent que le puissant cardinal avait voulu se priver du chef-d’œuvre du Bernin pour rétablir de bonnes relations avec la famille Ludovisi, avec laquelle il entretenait de mauvaises relations (en tout cas, il est fort probable qu’il s’agissait d’un cadeau diplomatique d’une importance particulière). La sculpture resta la propriété de la famille Ludovisi pendant des siècles: lorsque la villa devint propriété publique et fut démolie pour permettre la construction de routes et d’immeubles dans le quartier de la Via Veneto, la collection fut en grande partie acquise par l’État. En 1901, le viol de Proserpine, comme tant d’autres statues de la collection Ludovisi, est placé au musée des thermes de Dioclétien. C’est en 1908 qu’il est décidé de le transférer à la galerie Borghèse, afin qu’il rejoigne les autres groupes bourgeois du Bernin. Plus de cent ans se sont écoulés depuis, et le Viol de Proserpine de Gian Lorenzo Bernini continue de surprendre, de fasciner et d’émerveiller des générations de visiteurs venus du monde entier pour admirer le chef-d’œuvre germinal du baroque et le génie sublime de son auteur.
Bibliographie de référence
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