En 1823, à Berlin, un restaurateur travaillant sur le polyptyque de l’Agneau mystique, l’un des plus grands chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art mondial, enlève une partie de la peinture et découvre une inscription lumineuse: “Pictor Hubertus eeyck. maior quo nemo repertus / Incepit. pondus. que Johannes arte secundus / [Frater] perfecit. Judoci Vijd prece fretus / VersU seXta MaI. Vos CoLLocat aCta tUerI [1432]” (“Le peintre Hubert van Eyck, le plus grand de tous les temps, a commencé cette œuvre de poids, que son frère Jan, second dans l’art, a achevée, à la demande de Joos Vijd. Par ce vers, le 6 mai 1432, il place ce qui a été fait sous ta protection”). Ce quatrain nous éclaire sur les noms des deux auteurs de l’œuvre spectaculaire conservée dans la cathédrale Saint-Bavon de Gand, au cœur de la Flandre: Jan van Eyck (Maaseik, vers 1390 - Bruges, 1441) et son frère aîné, Hubert van Eyck (? - Gand, 1426). C’est à partir de là que nous pouvons entamer un voyage passionnant dans l’une des œuvres d’art les plus connues, mais aussi les plus énigmatiques, de toute l’histoire de l’art. Nous ne savons pas comment les deux frères se répartissaient les tâches, et la tâche est d’autant plus difficile que nous ne connaissons aucune œuvre certaine d’Hubert van Eyck, et que nous ne savons donc pas comment il peignait. En outre, certains aspects du sens global, qui ne font pas l’unanimité, restent à éclaircir. Enfin, compte tenu des vicissitudes qu’a connues l’œuvre au cours des siècles, nous ne pouvons pas établir avec certitude sa localisation d ’origine. Il est donc nécessaire de procéder par étapes.
Le polyptyque de l’Agneau mystique est une œuvre monumentale, la plus imposante des polyptyques réalisés en Flandre au cours du XVe siècle: elle mesure trois mètres et demi de haut et quatre mètres et demi de large lorsqu’elle est ouverte. En effet, le polyptyque est peint sur les deux faces et a été conçu pour être fermé ou ouvert (et donc pour montrer certains compartiments plutôt que d’autres) en fonction de l’occasion. Lorsque le polyptyque est ouvert, il présente à l’observateur douze panneaux, répartis en deux registres. Il faut cependant souligner que la disposition telle que nous la voyons aujourd’hui, selon certains spécialistes, pourrait ne pas correspondre à l’idée originale d’Hubert et Jan van Eyck: un historien de l’art comme Emile Renders, qui considérait également Jan van Eyck comme l’unique auteur du tableau et l’inscription comme un ajout ultérieur et non authentique, est allé jusqu’à émettre l’hypothèse que le polyptyque était le résultat de l’assemblage de plusieurs œuvres par le plus jeune des deux frères. Selon cette théorie, le commanditaire Joos Vijd aurait acheté des œuvres séparées et les aurait assemblées de manière assez aléatoire en un seul polyptyque. La question se pose alors de savoir si la configuration du complexe que nous voyons aujourd’hui correspond à celle réellement imaginée par Hubert et Jan van Eyck (ou son commanditaire), car au fil des siècles, le polyptyque de l’Agneau mystique a été démonté et assemblé à plusieurs reprises: la reconstitution actuelle semble toutefois être la plus probable.
Jan van Eyck et Hubert van Eyck, Polyptyque de l’Agneau mystique (daté de 1432 ; huile sur panneau, 350 x 470 cm ouvert, 350 x 223 cm fermé ; Gand, cathédrale Saint-Bavon). Ph. Crédit KIK-IRPA |
Le polyptyque de l’Agneau mystique fermé. Ph. Crédit KIK-IRPA |
Les panneaux que nous voyons lorsque le polyptyque est fermé nous offrent une sorte d’“introduction” aux thèmes que l’œuvre sous-tend. Il s’agit d’un ensemble plutôt austère, un “prélude mesuré à la splendeur polychrome de l’intérieur” (comme l’a décrit Otto Pächt). Le registre inférieur est occupé par quatre panneaux: sur les côtés figurent les portraits grandeur nature des deux donateurs, à savoir Joos Vijd, noble du patriciat gantois, riche propriétaire terrien et, à partir de 1395, membre du conseil de la ville de Gand, et son épouse Lysbette Borluut. L’intention du couple était non seulement d’inclure, dans leur chapelle à l’intérieur de ce qui était alors l’église Saint-Jean (l’édifice ne sera dédié à saint Bavon et élevé au rang de cathédrale qu’au XVIe siècle), une œuvre qui conserverait leur mémoire, mais aussi de démontrer à toute la ville de Gand le prestige social qu’ils avaient acquis: une œuvre aussi imposante, réalisée par les deux meilleurs artistes sur le marché, était une démonstration efficace de pouvoir à cette époque. Il s’agit également de deux des exemples les plus anciens (et les plus intéressants) de portraits de la Renaissance flamande, qui se distinguent par leur haut degré de réalisme et leur souci du détail. L’impressionnante capacité d’analyse de Jan van Eyck, à qui les deux portraits sont attribués, vise à donner une image fidèle de Joos Vijd et de Lysbette Borluut: le peintre n’omet pas les grains de beauté, l’ombrage des cheveux (même le mécène apparaît avec une barbe d’un jour), les rides et les cernes. La découverte récente de la peinture à l’huile a permis aux artistes de pousser le naturalisme de leurs réalisations au plus haut niveau, et les mécènes aiment expérimenter jusqu’où leurs artistes peuvent aller.
Immédiatement après les portraits des donateurs, nous rencontrons les figures de deux saints: Jean-Baptiste et Jean l’Évangéliste, les saints patrons de l’église, auxquels sont adressées les prières du mécène et de son épouse, et avec lesquels ils partagent un même espace commun, bien que chaque figure occupe un seul compartiment. Ils sont peints en grisaille, c’est-à-dire en camaïeu de gris, de sorte qu’ils prennent l’apparence de deux statues: cet effet spectaculaire d’illusionnisme en trompe-l’œil ne renforce pas seulement le naturalisme des portraits de Joos Vijd et de Lysbette Borluut, comme l’ont noté plusieurs spécialistes et comme le montre également la comparaison directe, mais il démontre également le degré d’innovation auquel la peinture de Jan van Eyck est parvenue. Le peintre n’est pas le premier à utiliser la technique de la grisaille pour créer des figures statufiées: son compatriote Robert Campin (Valenciennes, vers 1378 - Tournai, 1444) l’avait déjà fait, mais van Eyck, avec son signe plus dur, ses contrastes de lumière plus marqués et une plus grande attention à certains détails (remarquez les boucles dans les cheveux des deux saints, ou la toison de l’agneau de Jean-Baptiste), a voulu imiter l’art de la peinture: l’artiste a même voulu imiter les traces de perçage du sculpteur), avait obtenu des effets illusionnistes bien plus surprenants.
Le registre supérieur abrite une Annonciation raffinée, à laquelle font également allusion les personnages occupant les lunettes. Il s’agit de deux prophètes aux extrémités (Zacharie à gauche et Michée à droite), et de deux sibylles au centre (la sibylle érythréenne à gauche, la sibylle cuméenne à droite): chacune d’entre elles porte un rouleau. Zacharie est accompagné d’une inscription tirée de son livre: “Exault satis filia Syon jubila [...] ecce rex tuus venit” (“Réjouis-toi grandement, fille de Sion, réjouis-toi [...], voici que ton roi vient à toi”). Michée reprend également un passage de son livre: “De te egreditur qui sit dominator in Israel” (“De toi sortira celui qui sera le chef en Israël”). D’autre part, la sibylle érythréenne est associée à un vers de l’Enéide de Virgile qui dit “nil mortale sonans afflata es numine celso” (“Ne chantant rien de mortel, tu es inspiré par un esprit élevé”): dans l’Enéide, les mots se réfèrent à la sibylle, mais dans le contexte du tableau de Gand, ils peuvent être lus comme une référence à l’Annonciation. Il en va de même pour le cartouche de la Sibylle de Cumes, où la phrase “Rex altissimus adveniet per secula futurus scilicet in carne” (“Le roi très haut viendra et se fera chair pour tous les âges”) fait manifestement référence à l’avènement du Christ: la citation latine est tirée du De civitate Dei de saint Augustin qui, à son tour, traduit du grec une phrase des Oracles sibyllins, douze livres de prophéties diverses, composés à l’origine entre le deuxième et le premier siècle avant Jésus-Christ, puis remaniés au cours des premiers siècles du christianisme.
Le récit conduit ensuite à la scène de l’Annonciation, avec les deux protagonistes vêtus de robes blanches et occupant un espace unifié, séparé toutefois par deux panneaux centraux représentant des détails de la pièce dans laquelle se déroule la scène. Même dans ces deux panneaux, la minutie de Jan van Eyck n’a négligé aucun détail: Dans le premier, outre les deux élégantes fenêtres à meneaux avec colonnes de marbre noir et chapiteaux corinthiens, nous pouvons en effet apprécier une vue de Gand (bien qu’il soit difficile de dire si elle correspond à une partie réelle de la ville), avec un vol d’oiseaux dans le ciel, tandis que la seconde est une représentation détaillée de l’intérieur de la maison de Marie où l’on voit, adossée au mur, une très belle niche gothique, surmontée d’une cuspide à arc tréflé, contenant un bassin en bronze, une cruche également en bronze et une serviette en lin, bordée de bleu. Ces objets font allusion à la pureté de la Vierge, mais ont aussi le mérite de nous introduire dans un intérieur de maison flamande typique du début du XVe siècle. L’archange Gabriel, selon l’iconographie typique, arrive en portant un lys, également symbole de la pureté de la Vierge, et en prononçant la phrase “Ave gratia plena D[omi]n[u]s tecum[m]” (“Salut, ô pleine de grâce, le Seigneur est avec toi”). Celle-ci, agenouillée et les mains sur la poitrine, répond “Ecce ancilla Domini” (“Voici la servante du Seigneur”), tandis que la colombe de l’Esprit Saint vole au-dessus de sa tête. Il est intéressant de noter que la scène de l’Annonciation peut aider à résoudre l’une des questions les plus débattues concernant l’art de Jan van Eyck: celle de savoir s’il a voyagé en Italie, et plus particulièrement à Florence. Dans un essai publié en 1998, l’historienne de l’art Penny Jolly a déclaré que l’Annonciation “témoigne clairement d’un contact avec le répertoire figuratif florentin en raison de l’inclusion de trois éléments inhabituels: les deux panneaux intercalés entre la Vierge et l’ange, la réponse écrite à l’envers de la Vierge à Dieu, et la forme des rayons de lumière observés sur le mur derrière la Vierge”. Selon Penny Jolly, les deux panneaux rappellent l’espace que Lorenzo Monaco (Sienne?, vers 1370 - Florence, 1425) a inséré entre Gabriel et Marie dans l’Annonciation pour le retable Salimbeni de Santa Trinita à Florence, et l’inscription renversée “Ecce ancilla Domini” apparaît, par exemple, dans l’Annonciation anonyme de la Santissima Annunziata, et encore la lumière qui prend la forme des fenêtres sur le mur rappelle un reflet similaire dans l’Annonciation de Beato Angelico (Vicchio, vers 1395 - Rome, 1455). Une somme d’éléments qui pourrait donc suggérer une connaissance de l’art italien contemporain de la part de Jan van Eyck, à qui la scène doit être attribuée.
Les donateurs Joos Vijd et Lysbette Borluut. Ph. Crédit KIK-IRPA |
Détails des visages des donateurs. Ph. Crédit KIK-IRPA |
Les panneaux avec Saint Jean Baptiste et Saint Jean l’Evangéliste. Ph. Crédit KIK-IRPA |
Détail de Saint Jean l’Evangéliste. Ph. Crédit KIK-IRPA |
Prophètes et sibylles. Ph. Crédit KIK-IRPA |
L’Annonciation. Ph. Crédit KIK-IRPA |
Vue de Gand. Crédit KIK-IRPA |
La naissance du Christ est ainsi annoncée et le polyptyque peut être ouvert: on se trouve devant un ensemble beaucoup plus hétérogène et articulé que lorsque le polyptyque est fermé, et en même temps beaucoup plus compliqué, avec des figures représentées à différentes échelles, raison pour laquelle plusieurs historiens de l’art ont voulu identifier les mains des deux frères dans l’œuvre. La plupart d’entre eux sont enclins à attribuer la conception de l’ensemble à Hubert et l’exécution des figures à Jan (également en raison du fait que presque toutes les figures sont très proches de son style), bien que la différence de qualité des trois figures centrales du polyptyque ouvert puisse suggérer qu’elles devraient être attribuées à la main d’Hubert. En revanche, tout le monde s’accorde à attribuer à Jan les figures situées aux extrémités opposées: il s’agit des géniteurs, Adam et Ève. Tous deux sont nus, mais alors qu’Adam se couvre le pubis avec une feuille de figuier, Ève, qui tient le fruit du péché dans sa main droite, se montre sans aucun filtre, puisqu’elle tient la feuille avec sa main juste en dessous du mont de Vénus, se découvrant totalement au spectateur. Ces deux panneaux constituent une innovation extraordinaire: aucun artiste n’était allé jusqu’à représenter le corps humain nu, qui plus est dans une œuvre destinée à un lieu de culte, avec un naturalisme aussi cru. L’artiste a voulu rendre avec une extrême précision la douceur de l’épiderme, la légèreté des cheveux qui, effilochés et légèrement désordonnés, tombent sur les épaules (lisses pour Eve, bouclés pour Adam), les poils qui couvrent la poitrine et les bras d’Adam, ou le pubis d’Eve, et les veines qui palpitent. Eve", écrit l’historien de l’art Kenneth Clark dans son article, “est la preuve qu’un artiste peut être minutieusement ”réaliste“ dans le rendu des détails, tout en subordonnant l’ensemble à une forme idéale”. La dépendance des géniteurs à l’égard des modèles classiques a également été soulignée: la pose de la pudique Vénus, par exemple, pourrait avoir créé un précédent.
Les figures d’Adam et d’Ève sont immédiatement suivies de deux panneaux avec des anges jouant de la musique: à gauche, un groupe chante en lisant des paroles sur un lutrin placé sur un banc orné d’une figure de saint Michel terrassant le dragon. À droite, un ange joue de l’orgue tandis que les autres l’accompagnent sur des instruments à cordes. Ici, van Eyck a voulu éviter les figurations stéréotypées et s’est livré à un nouvel exercice de réalisme singulier: pour s’en rendre compte, il suffit d’observer les expressions des anges, très concentrés lorsqu’ils chantent et jouent (on voit des yeux mi-clos, des fronts froncés, des regards qui suivent les partitions). Leurs chants glorifient la figure centrale de la Deësis, le thème iconographique, d’origine byzantine, qui voit le Christ Roi trôner au centre, flanqué de la Vierge et de Saint Jean Baptiste. Ce sont ces trois figures qui, plus plates et plus traditionnelles que celles du reste du polyptyque, sont attribuées à la main d’Hubert van Eyck. Au centre, le Christ-Roi est vêtu d’une ample robe rouge, porte une tiare à trois couronnes, fait de la main droite le geste de la bénédiction et montre de la gauche le sceptre: autant d’attributs qui l’identifient comme Rex Regum, Dominum Dominantium (“Roi des rois, Seigneur des seigneurs”), un titre que l’on retrouve sur le bord inférieur de son manteau, orné de perles. La royauté du Christ est également soulignée par les inscriptions qui courent sur le haut du trône, les riches bijoux qui ornent sa robe et la couronne supplémentaire placée à ses pieds. Sa figure a souvent été confondue avec celle de Dieu le Père ou de la Trinité, car des attributs apparaissent dans la figuration qui pourraient conduire à une telle lecture (l’inscription “Deus potentissimus” ou le geste des trois doigts, par exemple), mais la tradition iconographique de la figure de Jésus au centre de la Deësis, et d’autres attributs (le pélican, symbole du Christ, ou le motif de la vigne faisant allusion au sacrement de l’eucharistie et au sacrifice de la croix) ne laissent guère de doute sur l’identité de la figure centrale. La préciosité qui caractérise les trois figures de la Deësis n’a pas d’équivalent dans le reste du polyptyque. Chaque détail respire l’opulence: Jean-Baptiste lui-même, habituellement vêtu de vêtements usés, porte un manteau bordé d’or et orné de perles et de pierres précieuses par-dessus sa tunique traditionnelle en poils de chameau. La couronne de la Vierge est également particulièrement élaborée, alternant des pierres précieuses avec des lys et des roses, ses fleurs. Ces éléments soulignent le goût du luxe des commanditaires du polyptyque.
Le registre inférieur présente le panneau de l’adoration de l’agneau mystique. L’agneau, dont la tête est entourée d’un nimbe, se tient au-dessus d’un autel portant l’inscription “Ecce agnus Dei qui tollit peccata mundi” (“Voici l’agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde”): du sang jaillit de son sein, allusion également au sang versé par Jésus sur la croix (on le voit en effet derrière l’animal, porté par quelques anges portant les symboles de la Passion). Le sang tombe dans un calice, symbolisant à nouveau le sacrement de l’Eucharistie. La scène est plongée dans un paysage verdoyant, symbole du Paradis, et à l’arrière-plan on voit aussi le contour d’une ville, avec des tours, des palais, des clochers (c’est une allégorie de la Jérusalem céleste, la ville parfaite qui apparaît à saint Jean dans une vision): tout le paysage est investi par la lumière émanant de la colombe de l’Esprit Saint. Une lumière qui ne produit pas d’ombre: en effet, dans l’Apocalypse, nous lisons que “la ville n’a besoin ni de la lumière du soleil, ni de celle de la lune: la gloire de Dieu l’illumine et sa lampe est l’agneau”. Autour de l’agneau, il y a une foule de personnes venues l’adorer: des apôtres, des saints, des papes, des écrivains et des philosophes antiques, des prophètes. C’est une autre image johannique: dans l’Apocalypse, nous lisons que “apparut une foule immense, que nul ne pouvait dénombrer, de toute nation, race, peuple et langue. Ils se tenaient tous devant le trône et devant l’Agneau, enveloppés de robes blanches, et ils portaient des palmes à la main. Et ils criaient d’une voix forte: ”Le salut est à notre Dieu assis sur le trône et à l’Agneau“”. Dans l’alignement des saints, en haut à droite, on reconnaît au premier rang, par leurs attributs, sainte Agnès (avec l’agneau), sainte Barbara (avec la tour) et sainte Dorothée (avec une corbeille de fleurs), et parmi les personnages en bas à gauche, on reconnaît également, dans l’homme barbu à la tunique blanche et à la tête couverte de lauriers, le poète Virgile. L’inscription “hic est fons aque vite procedens de sede Dei + agni” ("C’est la fontaine de l’eau de vie, provenant du trône de Dieu et de l’agneau") est inscrite sur le bord du bassin. La fontaine joue un rôle symbolique fort, puisque l’eau coule vers le bord inférieur, donc vers l’autel de la chapelle Vijd, où le prêtre officiait à la messe: c’est une sorte d’appel aux fidèles, puisque, toujours dans l’Apocalypse, Dieu dit à saint Jean qu’il abreuvera la fontaine d’eau de vie, et van Eyck a voulu donner corps à cette image en faisant couler l’eau à l’extérieur du polyptyque, comme si elle devait inonder l’église.
Dans les quatre autres panneaux latéraux, nous voyons d’autres groupes de personnes se diriger vers l’agneau: ce sont les personnes qui viennent l’adorer. Dans le panneau à l’extrême droite, nous avons les pèlerins, conduits par saint Christophe (son nom, en grec, signifie littéralement “celui qui apporte le Christ”). Vient ensuite le panneau des martyrs, tandis qu’à gauche, à côté du panneau central, se trouvent les “Cristi milites”, c’est-à-dire les soldats du Christ, tandis qu’à l’extrémité se trouve le panneau des justes juges. Ce dernier est le seul panneau non original du complexe: le panneau peint par van Eyck a en effet été volé en 1934, et celui que nous voyons aujourd’hui est une copie réalisée après la guerre par le restaurateur Jef van der Veken (Anvers, 1872 - Ixelles, 1964).
Adam et Eve, et détails de leurs corps. Ph. Crédit KIK-IRPA |
Détail du corps d’Eve. Ph. Crédit KIK-IRPA |
Les panneaux avec les anges. Ph. Crédit KIK-IRPA |
Les visages des anges. Ph. Crédit KIK-IRPA |
La Deësis. Ph. Crédit KIK-IRPA |
Le Christ Roi. Ph. Crédit KIK-IRPA |
Madonna. Ph. Crédit KIK-IRPA |
Le panneau avec l’agneau mystique. Ph. Crédit KIK-IRPA |
Détail de l’agneau mystique. Ph. Crédit KIK-IRPA |
Les saints. Ph. Crédit KIK-IRPA |
Les écrivains et les poètes vénèrent l’agneau mystique. Ph. Crédit KIK-IRPA |
Les panneaux du registre inférieur. Ph. Crédit KIK-IRPA |
Quelle est donc la signification générale d’ un tel ensemble articulé? L’ensemble du programme iconographique, rédigé à partir de sources diverses, est centré sur le thème de la rédemption. Adam et Ève, dont les figures sont surmontées de lunettes ornées respectivement du sacrifice de Caïn et d’Abel et de la mise à mort d’Abel, sont considérés comme ceux qui ont contraint l’humanité à une vie de péché. Adam est en effet accompagné de l’inscription “Adam nos in morte precipitat” (“Adam nous a plongés dans la mort”), et aux pieds d’Ève on peut lire “Eva occidendo orfuit” (“Ève nous a abîmés par un crime”). Toutefois, l’humanité, bien que contrainte à vivre dans le péché, peut encore être sauvée grâce au Christ, qui s’est sacrifié pour racheter tous les pécheurs: l’agneau, dans la tradition chrétienne, est le symbole du sacrifice de Jésus, prophétisé aussi bien dans les livres de l’Ancien Testament que dans l’Évangile de Jean (lorsque l’évangéliste rencontre Jésus, au premier chapitre du livre, il s’adresse à lui en prononçant la célèbre phrase “Voici l’agneau de Dieu, qui enlève les péchés du monde”). L’humanité qui a accepté la foi et a donc été rachetée du péché (c’est-à-dire l’humanité qui, dans le tableau, se rassemble autour de l’agneau ou s’apprête à venir le vénérer) est la même humanité que Dieu a sauvée et qui pourra entrer dans le Paradis gouverné par les personnages de la Deësis. C’est la signification la plus évidente du tableau, mais une œuvre aussi complexe que le Polyptyque de l’agneau mystique introduit également d’autres thèmes. Il a été suggéré, par exemple, que le polyptyque avait également un rôle civique important: Saint-Jean-Baptiste était à l’époque le saint patron de Gand (et l’agneau, comme on le sait, est l’un de ses attributs) et l’on peut supposer que les commanditaires souhaitaient également offrir à la ville une œuvre dans laquelle les habitants pourraient se reconnaître. L’historienne de l’art Dana Ruth Goodgal a mené des études approfondies sur l’iconographie du polyptyque et a découvert que chaque figure correspond à certains passages du Tractatus de corpore Christi écrit en 1400 par l’ecclésiastique Olivier de Langhe, concluant que le thème du polyptyque est plutôt "l’union du corps mystique du Christ dans le sacrement eucharistique“. Mais les niveaux d’interprétation sont multiples, notamment parce que l’observateur peut aborder le polyptyque selon différentes perspectives. Erwin Panofsky a écrit que ”l’œil de van Eyck fonctionne comme un microscope et un télescope à la fois, de sorte que l’observateur est contraint d’osciller entre une position raisonnablement éloignée du tableau et plusieurs positions très proches": en d’autres termes, van Eyck nous a offert une œuvre susceptible de faire l’objet de lectures et de points de vue multiples.
Et ce n’est pas seulement le sens du tableau qui est compliqué, c’est aussi son histoire séculaire, dont le dernier chapitre est la grande restauration à laquelle le polyptyque de l’Agneau mystique est soumis depuis 2012, et qui s’achèvera en 2020, lorsque les panneaux du polyptyque ouvert seront également arrangés et que l’œuvre sera restituée à la ville de Gand. En attendant, le public peut voir le tableau pendant les travaux au Musée des Beaux-Arts de Gand. Au fil des siècles, l’œuvre a en effet subi plusieurs repeints et retouches qui ont modifié sa coloration, assombrissant les surfaces, aplatissant les contrastes et équilibrant les couleurs. Sans compter que l’état de conservation du polyptyque s’était dégradé: une enquête préliminaire menée en 2010 a donc permis de conclure que l’œuvre avait besoin d’une restauration, qui a débuté deux ans plus tard, grâce notamment au soutien financier de la Getty Foundation. Sans intervention, les dommages auraient pu devenir irréversibles.
Après une première phase de nettoyage, l’équipe de restaurateurs, dirigée par Bart Devolder du KIK-IRPA (Institut royal pour la protection du patrimoine culturel, la plus haute autorité belge en matière de restauration d’œuvres d’art), a commencé à enlever les patines qui s’étaient accumulées à la surface, Ils ont découvert que de grandes parties du polyptyque (environ 70 % du total) avaient été lourdement repeintes entre le XVIe et le XVIIe siècle, ce qui signifie, selon Bart Devolder, que “pendant plus de quatre cents ans, nous n’avons pas vu le vrai retable de Gand”. Après de vives discussions, l’équipe, soutenue par un comité scientifique de haut niveau composé de plusieurs des meilleurs spécialistes de la peinture flamande de la Renaissance, a décidé de supprimer les repeints, l’opération pouvant être menée avec un maximum de sécurité. L’étape suivante a été la compensation des pertes: une mesure prise pour restaurer l’intégrité visuelle des panneaux du polyptyque de l’Agneau mystique et qui, selon Bart Devolder, “a été menée selon les principes éthiques modernes de la conservation, en veillant à ce que les retouches ne couvrent pas les matériaux originaux et à ce qu’elles soient réversibles et faciles à enlever pour des interventions futures”. Tous les travaux ont été documentés sur un site web dédié, qui propose également des images en haute résolution du polyptyque avant et après la restauration.
Les techniciens de KIK-IRPA à l’œuvre dans les compartiments du polyptyque au Musée des beaux-arts de Gand. Ph. Crédit KIK-IRPA |
Le polyptyque fermé, avant et après restauration. Ph. Crédit KIK-IRPA |
Le Saint Jean-Baptiste pendant la restauration. Ph. Crédit KIK-IRPA |
La figure de Saint Jean l’Evangéliste avant et après la restauration. Ph. Crédit KIK-IRPA |
Le repeint qui a altéré le polyptyque n’est qu’une des nombreuses vicissitudes que l’œuvre a subies au cours des siècles. Une partie du cadre original a été perdue lorsque, en 1794, les armées françaises qui occupaient la Belgique ont mis à sac la cathédrale Saint-Bavon, démembrant le polyptyque et emportant les panneaux centraux à Paris, d’où ils ne reviendront à Gand qu’en 1816. Plus tôt encore, l’œuvre avait été démontée et cachée dans le clocher de la cathédrale en 1566 pour la soustraire à la fureur de la Beeldenstorm, la vague iconoclaste des protestants qui a déferlé sur la Belgique et la Hollande durant l’été 1566. Plus tard, en 1781, les panneaux avec Adam et Eve furent eux-mêmes démontés et cachés car jugés obscènes. Après le retour du polyptyque de Paris, les vicissitudes du polyptyque ne sont pas encore terminées: les autorités alors en charge de la cathédrale décident de vendre six des huit compartiments latéraux (c’est-à-dire tous sauf les ancêtres) à un collectionneur anglais, Edward Solly. En 1821, le roi Friedrich Wilhelm III de Prusse acheta les compartiments à Solly et les donna à sa collection à Berlin (d’ailleurs, en 1894, les panneaux du roi furent sciés en deux pour que le recto et le verso puissent être exposés séparément). Entre-temps, les panneaux avec Adam et Ève, toujours cachés, ont été vendus à l’État belge en 1861, mais le polyptyque a finalement pu être réuni en 1920 lorsque, après la Première Guerre mondiale, l’Allemagne a reçu l’ordre de restituer les compartiments latéraux à la Belgique. En 1934, les deux panneaux représentant les Justes et Jean-Baptiste ont été volés: le second a été retrouvé, le premier est toujours introuvable. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’œuvre est transportée en France, mais elle est découverte par les Allemands pendant l’occupation du pays et déplacée au château de Neuschwanstein. Elle fut ensuite déplacée et les Américains, en 1945, la trouvèrent sur le site des mines de l’Alt Aussee, et la renvoyèrent immédiatement à Gand, où elle ne resta exposée que cinq ans avant de faire l’objet d’une restauration, qui ne la rendit à la cathédrale qu’en 1986. Le reste est de l’histoire récente.
Bibliographie de référence
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