La tour de Calafuria de Benvenuto Benvenuti, l'évocation visionnaire d'une émotion


Parmi les chefs-d'œuvre de Benvenuto Benvenuti (Livourne, 1881 - 1959), "La Torre di Calafuria", au musée Fattori de Livourne, est un splendide exemple de la poétique de cet artiste visionnaire, qui transfigurait les souvenirs de ses émotions en images oniriques.

La tour de guet de Calafuria apparaît soudainement parmi les rochers lorsque l’on descend l’Aurelia, dans ce merveilleux tronçon qui, après avoir quitté Livourne et dépassé la côte d’Antignano, longe les falaises juste en dessous de Montenero et mène au village de Quercianella. Il y a plusieurs siècles, il s’agissait d’un poste très important dans le système de défense que le Grand-Duché de Toscane avait mis en place le long de la côte de Livourne pour tenter de la protéger des incursions sarrasines. Aujourd’hui, après avoir abrité pendant un certain temps l’atelier du peintre Alberto Fremura, elle n’est plus utilisée: on discute toutefois de nouvelles utilisations possibles, après sa restauration. La tour de Calafuria ne fait donc que remplir son rôle de signe reconnaissable dans le paysage, dans la partie du littoral que les cinéphiles se rappellent des dernières scènes du film Il Sorpasso de Dino Risi et que les Livournais choisissent habituellement comme destination de leurs journées au bord de la mer.

Benvenuto Benvenuti a dû le voir comme une présence incontournable du littoral livournais lorsqu’il l’a peint dans l’un de ses tableaux les plus célèbres, aujourd’hui conservé au musée civil “Giovanni Fattori” de Livourne, où il est arrivé en 1978 grâce au legs testamentaire de Giuseppina Bianchi, veuve du collectionneur Ferdinando Mazzini. Il n’y a plus, devant la tour, le berceau donnant sur la mer que l’on voit dans le tableau de Benvenuti: à sa place se trouve maintenant un restaurant en briques très fréquenté. La tour, elle, est restée telle qu’elle était lorsque Benvenuti l’a peinte: un bloc sévère de huit mètres de haut, avec un balcon au sommet, un toit en pente, une longue rampe d’accès, des façades mordues par le vent et le sel.



Benvenuto Benvenuti, La tour de Calafuria (vers 1920 ; huile sur toile, 73 x 56 cm ; Livourne, Museo Civico Giovanni Fattori)
Benvenuto Benvenuti, La tour de Calafuria (vers 1920 ; huile sur toile, 73 x 56 cm ; Livourne, Museo Civico Giovanni Fattori)

Benvenuti a probablement peint cette tour dans les années 1920, alors qu’il venait de rentrer de la Première Guerre mondiale. Une autre œuvre similaire à celle-ci se trouve dans une collection privée, vingt ans plus tard: Par rapport à ce dernier exemplaire, celui du musée municipal de Livourne présente “une texture de fond plus brillante”, écrit Maddalena Paola Winspeare, “un émail bleu qui n’est pas fracturé dans la myriade de filaments réguliers qui composent, au contraire, l’autre tour et caractérisent l’ensemble de la production tardive de l’artiste”. Ici, l’artiste livournais est resté fidèle à ses idées, à son langage visionnaire encore tourné vers le divisionnisme, même si le climat des années qui ont suivi le conflit qui a dévasté l’Europe a imposé d’autres voies aux peintres qui voulaient se montrer plus actuels et en phase avec le nouveau goût et les nouvelles tendances en matière de peinture. Très jeune, dans les premières années du XXe siècle, Benvenuti avait été l’un des peintres divisionnistes les plus novateurs: sa peinture était onirique, anti-naturaliste, elle se nourrissait des suggestions symbolistes, elle transfigurait les paysages en visions oniriques avec des couleurs improbables, acides, éblouissantes, elle était capable de créer des mondes irréels mais en même temps si proches et familiers.

Telle était la mesure de son art à ses débuts, et elle le sera aussi dans ses dernières années. Même dans ce tableau des années 1920, l’enchantement d’un peintre mystique enivré par la lumière et le silence domine. La tour de Calafuria se dresse impérieusement dans un contre-jour, sous une pluie de rayons de soleil qui la balayent et se jettent dans la mer, non sans l’avoir entourée d’une aura dorée qui en fait une présence presque spirituelle, numineuse. Benvenuti est encore un peintre qui décline le langage divisionniste appris avec naturel et passion auprès de Vittore Grubicy, son mentor, maître et ami fraternel, selon les accents symbolistes. La présence sacrée de la tour est contrebalancée par la gloriette en bois, au toit de chaume, qui préside la terrasse surplombant la mer et le sol de grès et de sable, sur lequel s’étend une timide couverture d’herbe: ici, au contraire, pas une ombre n’est visible, tout est desséché par le soleil.

La peinture de Benvenuti n’est cependant pas une peinture élaborée dans l’instant, ce n’est pas une peinture qui saisit un instant. La tour de Calafuria est plutôt l’impression d’un moment qui vit dans la mémoire de l’artiste sous différentes formes: c’est le remaniement et la réinvention de quelque chose que le peintre a vu et qu’il a fait sien, selon un processus de récupération, bien connu des neurosciences, qui varie d’un sujet à l’autre. La tour de Calafuria est objectivement identique pour celui qui la regarde, mais si, à distance dans le temps, on demandait à chaque personne qui l’a regardée de se rappeler ce moment, tout changerait. La mémoire, a écrit le psychobiologiste Alberto Oliverio, a plusieurs dimensions, et celui qui se souvient “détermine également le niveau de connotation émotionnelle de ses souvenirs, qui ne sont pas seulement évoqués ou reconstruits, mais construits différemment en fonction des besoins, des interprétations et des états émotionnels”. Telle est l’hypothèse qui sous-tend la peinture de Benvenuto Benvenuti, qui a été guidé dans cette voie par Grubicy. La procédure qui unit les deux artistes est similaire, les résultats sont différents. Benvenuti, un artiste peut-être moins mélancolique que son maître mais plus ascétique et primitif, avec sa peinture de lumières métaphysiques et de couleurs irréelles, est capable de créer des visions hallucinées, en suivant de près ce que son ami le plus expérimenté lui recommande dans une lettre datée du 29 avril 1911, aujourd’hui conservée parmi les papiers du Fonds Grubicy au Mart de Rovereto: “L’émotion unique (de ce moment précis stockée dans l’esprit pour pouvoir rappeler non seulement le souvenir mais aussi la vision avec une gymnastique spirituelle de réévocation hallucinatoire). Une étude amoureuse et précise de tous les éléments objectifs qui constituent la scène, non pas pour les copier, non, mais pour les connaître et les rendre prêts à répondre au besoin, à prendre leur place et à la renforcer par la suite au fur et à mesure de l’élaboration”.

Et l’esprit de Benvenuti résonnait en harmonie avec les lieux de sa ville: sa peinture est pleine des monuments qui parsèment Livourne, et il était, comme tous les Livournais, très attaché à sa terre. Malaparte disait que Livourne est la ville la plus heureuse de Toscane: pour s’en rendre compte, il suffit de se rendre à Calafuria un jour d’été. Déjà à l’époque de Benvenuti, les rochers de Calafuria étaient la destination de nombreux léghoriens qui, après s’être baignés à Antignano, à la périphérie de la ville, partaient en excursion jusqu’à la tour. Nous les voyons arriver après une marche de quelques centaines de mètres sous le soleil, nous les imaginons s’abritant sous la cabane au toit de chaume, s’arrêtant pour regarder la côte, la mer, l’horizon. Benvenuto Benvenuti était parmi eux: le tableau du musée Fattori transmet peut-être son souvenir, intime, personnel et rêveur, d’une de ces journées et des sentiments qu’elle suscitait en lui.


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