La Madone de Senigallia de Piero della Francesca: la poésie abstraite de la lumière


La Madone de Senigallia est l'un des plus grands chefs-d'œuvre de Piero della Francesca. Elle est conservée à la Galleria Nazionale delle Marche à Urbino.

Cela peut paraître étrange, mais nous ne connaissons aucune source ancienne qui mentionne l’un des plus grands chefs-d’œuvre de la Renaissance, la célèbre Madone de Senigallia de Piero della Francesca (Borgo San Sepolcro, 1412 - 1492). La première mention de ce que l’on peut sans doute considérer comme l’une des œuvres les plus importantes de l’artiste toscan remonte à 1822 et est contenue dans une lettre envoyée par un érudit, le père Luigi Pungileoni, au marquis Raimondo Arnaldi: le religieux avait vu l’œuvre dans l’église de Santa Maria delle Grazie à Senigallia, dans la région des Marches, et avait pensé qu’il s’agissait d’une “esquisse en bois” du grand retable de Montefeltro, aujourd’hui conservé à la galerie d’art de Brera. Par conséquent, comme on pensait à l’époque que le retable de Montefeltro était l’œuvre de Fra’ Carnevale, la Madone de Senigallia a également été attribuée au frère d’Urbino. La peinture était dans un état de lisibilité très précaire: la saleté qui s’était accumulée sur la surface picturale au cours des siècles avait probablement terni sa qualité, à tel point que les historiens de l’art n’ont pas accordé beaucoup d’attention à l’œuvre.

Piero della Francesca, Madonna di Senigallia
Piero della Francesca, Madone de Senigallia (vers 1470-1480 ; huile et tempera sur panneau, 61 x 53,5 cm ; Urbino, Galleria Nazionale delle Marche)


Il a fallu attendre trente ans pour que quelqu’un formule le nom de Piero della Francesca: le premier à avancer la proposition fut Gaetano Moroni. Le bibliographe romain, dans son Dizionario di erudizione storico-ecclesiastica da San Pietro sino ai giorni nostri, publié en 1854, avait parlé d’un “petit tableau très beau que l’on croit être de Della Francesca et qui représente les époux Giovanni della Rovere et Giovanna di Montefeltro fondateurs en train de vénérer la B. Vierge”. Nous reviendrons sur la description de Moroni dans un instant: tout d’abord, quelques notes supplémentaires sur l’histoire de la Madone de Senigallia. Une histoire qui se poursuit avec la reconnaissance effectuée en 1861 par Giovanni Morelli et Giovanni Battista Cavalcaselle, lors de leur voyage dans les Marches, entrepris pour répertorier les œuvres d’art de la région, à la demande du premier gouvernement de l’Italie unie. Les deux historiens de l’art avaient fixé la valeur estimée de l’œuvre à 2 500 lires (en la sous-estimant d’ailleurs, puisque le retable du Pérugin conservé dans la même église se voyait attribuer une valeur de 150.000 lires) et ils avaient hésité sur le nom proposé par Gaetano Moroni: dans le catalogue rédigé après leurs voyages et publié en 1891, ils avaient décrit la Madone de Senigallia comme une “peinture qui a beaucoup souffert de la restauration” et qui “peut être attribuée à Pietro della Francesca ou à ce que l’on appelle Frate Carnevale”. Et c’est précisément autour de ces deux noms que s’alignent tous les grands spécialistes de la fin du XIXe siècle: Gustavo Frizzoni et Costance Jocelyn Ffoulkes sont favorables à une attribution à Frate Carnevale, tandis que Jacob Burckhardt, Adolfo Venturi et Bernard Berenson sont convaincus qu’il s’agit d’une œuvre de Piero della Francesca.

Les études attribuant l’œuvre à Piero della Francesca se sont multipliées après le nettoyage demandé en 1892 par Domenico Gnoli, qui avait manifestement compris l’importance de l’œuvre et souhaitait qu’une intervention puisse offrir de meilleures conditions de lisibilité. Entre-temps, la Madone de Senigallia avait également été volée: dans la nuit du 27 au 28 octobre 1873, un citoyen de Senigallia, Antonio Pesaresi, et un citoyen de Jesi, Antonio Bincio, avaient dérobé l’œuvre pour la vendre à un collectionneur anglais manifestement peu scrupuleux. Le plan a été déjoué et l’œuvre a été retrouvée quelques jours plus tard à Rome. Ce n’est toutefois pas le seul vol qu’a connu la Madone de Senigallia: cent ans plus tard, entre le 5 et le 6 février 1975, le chef-d’œuvre (qui entre-temps, en 1917, avait été déplacé pour des raisons de sécurité à la Galleria Nazionale delle Marche à Urbino, où il se trouve toujours) a été volé, avec la Flagellation et la Muta de Raphaël, dans l’un des vols d’œuvres d’art les plus sensationnels de l’histoire récente (les œuvres ont heureusement été retrouvées l’année suivante à Locarno). Pour en revenir à la question de l’attribution, après le nettoyage de 1892, les premières confirmations commencent à arriver, notamment celles de Felix Witting (datant de 1898) et de William George Waters: ce dernier propose en 1901, comme beaucoup de ses collègues à l’époque, d’attribuer le tableau à Piero della Francesca, bien qu’il le considère comme “l’une des œuvres les moins attrayantes de son œuvre”. Berenson, qui en 1897 avait considéré l’œuvre comme étant de la main de Piero, mais avec l’aide d’un atelier, revint sur sa position en 1911 et attribua l’entière paternité du tableau au maître de Biturgia. Peu de voix se sont ensuite détachées du chœur et aujourd’hui, après la restauration effectuée en 1953 par Paolo et Laura Mora de l’Institut central de restauration de Rome et dirigée par Cesare Brandi, la Madone de Senigallia est unanimement attribuée au catalogue de Piero della Francesca.

Il s’agit d’une œuvre qui se distingue par son hiératisme solennel, typique du style de Piero della Francesca et particulièrement évident dans la figure de l’Enfant Jésus qui, assis sur le bras gauche de sa mère, avec un corail autour du cou (symbole de protection mais aussi rappel du sang versé sur la croix) et serrant une rose blanche dans une main (référence au rosaire), adresse un geste de bénédiction à l’observateur. De chaque côté des deux protagonistes principaux apparaissent deux figures dans lesquelles, comme nous l’avons déjà dit, Moroni a voulu identifier les portraits du seigneur de Senigallia Giovanni della Rovere et du dernier membre de la dynastie des ducs d’Urbino, Giovanna di Montefeltro: la noble femme, en épousant Giovanni della Rovere, avait garanti la continuité dynastique du duché d’Urbino, qui, après la mort de son frère Guidobaldo da Montefeltro, passa à Francesco Maria I della Rovere, le fils du couple. Il s’agissait d’un mariage très important, car il scellait une alliance entre le père de Giovanna, le célèbre Federico da Montefeltro, et l’oncle de Giovanni, le pape Sixte IV, né Francesco della Rovere: une alliance grâce à laquelle Federico avait pu obtenir le titre de duc. L’identification, qui avait fasciné Felix Witting lui-même au point de l’inciter à la proposer à nouveau dans sa monographie consacrée à l’artiste toscan, a ensuite été jugée inacceptable par beaucoup (les personnages seraient simplement deux anges sans connotations plus spécifiques, et de plus ils sont tout à fait semblables à ceux qui figuraient déjà dans le Retable de Montefeltro), mais elle avait le mérite de donner à la peinture une collocation historique précise. On a en effet émis l’hypothèse que l’œuvre avait été commandée à l’occasion du mariage entre Giovanni della Rovere et Giovanna da Montefeltro, confirmé pro forma en 1474 et effectivement célébré en 1478. Bien entendu, nous ne savons pas qui était le commanditaire: il a également été suggéré qu’il s’agissait d’un cadeau offert au couple par Federico da Montefeltro. L’œuvre sera ensuite placée dans l’église Santa Maria delle Grazie, construite en 1491 sur un projet de Baccio Pontelli et à la demande des deux seigneurs: la construction était un ex voto de Giovanni et de son épouse, qui voulaient remercier la Madone de leur avoir accordé un fils, le futur duc Francesco Maria I, né en 1490.

I due angeli
Les deux anges


Gli oggetti
Les objets


La Madonna col Bambino
La Vierge à l’enfant

La Madone de Senigallia est une œuvre qui n’est simple qu’en apparence: en réalité, tous les objets qui y figurent, même ceux liés à la vie quotidienne la plus banale, sont chargés de significations qui renvoient à des thèmes liés à la foi et à la religion. Les objets que nous observons sont peu nombreux, mais ils ont tous un rôle bien défini: c’est du moins l’interprétation de Marilyn Aronberg Lavin, éminente spécialiste de l’art de Piero della Francesca. Ainsi, la décoration de la niche derrière les personnages représenterait un cierge de Pâques, à la fois symbole de mort et de renaissance, puisque le Christ s’est sacrifié pour racheter l’humanité et, le jour de Pâques, en ressuscitant, a vaincu la mort. La boîte située sur l’étagère supérieure serait une pyxide, le contenant de l’hostie consacrée: une référence claire au sacrement de l’eucharistie, institué par Jésus la veille de sa crucifixion. Sur l’étagère la plus basse, nous voyons un panier en osier contenant des voiles: ils font allusion à l’enterrement de Jésus. La porte qui s’ouvre sur la pièce où l’on voit la fenêtre par laquelle pénètre la lumière (l’un des passages les plus surprenants de l’œuvre) serait une référence à la Madone: l’un de ses attributs était en effet Porta Coeli, ou “porte du ciel”. Et la lumière elle-même fait allusion à la conception virginale de Jésus, puisqu’elle représenterait, selon Marilyn Aronberg Lavin, “l’essence solennelle qui est miraculeusement passée de la divinité à l’Enfant”. Sur les références à la conception de Jésus, Carlo Bertelli s’était également exprimé, lui qui, dans l’un de ses livres en 1991, écrivait que "la pièce sans porte, dans laquelle la lumière pénètre à travers les volets obliques, est un thème favori de l’iconographie florentine de l’Annonciation, faisant allusion au cabinet de Marie dans lequel s’est déroulée l’incarnation". Bertelli a donc retrouvé dans l’Annonciation de Fra Angelico, aujourd’hui conservée au Prado, et dans l’Annonciation de Masaccio, autrefois conservée à San Niccolò Sopr’Arno et aujourd’hui perdue, les sources iconographiques originales du détail de la chambre illuminée que l’on aperçoit derrière la porte.

La luce dalla finestra
La lumière de la fenêtre


Beato Angelico, Annunciazione
Beato Angelico, Annonciation (1425-1428 ; tempera sur panneau, 194 x 194 cm ; Madrid, Prado)

Une hypothèse (dont on ne sait pas si elle est fondée, mais qui mérite en tout cas d’être mentionnée), formulée pour la première fois par Maria Grazia Ciardi Dupré, a été avancée, selon laquelle la Madone de Senigallia pourrait être un hommage de Federico da Montefeltro à son épouse Battista Sforza, qui mourut à l’âge de vingt-six ans seulement en 1472 (cette date serait donc compatible avec la période à laquelle la plupart pensent que la peinture a été réalisée, qui, compte tenu des similitudes évidentes avec le retable de Montefeltro, devrait remonter aux années 1470): la Vierge aurait donc les traits d’une femme, et dans l’Enfant on pourrait identifier un portrait de Guidobaldo da Montefeltro. Même dans l’architecture, qui, selon cette interprétation, rappellerait celle du Palazzo Ducale de Gubbio (ville qui faisait partie du duché d’Urbino et où Battista Sforza est mort), on aimerait voir un lien avec l’histoire de l’épouse de Federico da Montefeltro.

En revanche, tout le monde semble s’accorder sur le fait que l’œuvre dénote des influences flamandes. Les effets lumineux (comme la lumière qui fait admirablement ressortir la poussière près de la fenêtre), l’intérieur minutieusement décrit avec ses objets quotidiens, la recherche de la technique de la peinture à l’huile qui, précisément dans la seconde moitié du XVe siècle, a commencé à pénétrer en Italie: tous ces éléments montrent que Piero della Francesca connaissait la peinture flamande. La Madone de Senigallia a été maintes fois comparée au Portrait des époux Arnolfini de Jan van Eyck, pour toutes les qualités susmentionnées, et nous savons que, selon toute vraisemblance, un tableau de Jan van Eyck était présent à la cour d’Urbino (c’est du moins ce que nous a transmis Giorgio Vasari), mais il est tout aussi probable que la familiarité de Piero avec l’art flamand ne découle pas uniquement de son séjour à Urbino: la passion pour l’art nordique se répand dans plusieurs cours italiennes au milieu du XVe siècle et nous pouvons donc supposer que les occasions qu’a eues Piero de fréquenter l’art flamand n’étaient pas si sporadiques. Une spécialiste comme Liana Castelfranchi Vegas a toutefois pris soin de souligner à quel point l’artiste toscan avait insufflé au tableau une originalité qui lui était propre: ainsi, “la poésie de la lumière qui, en rivières lumineuses, glisse sur les montants et fouille dans le panier de vêtements” et “le splendide déploiement des quatre figures angéliques alignées au premier plan et presque frontales” seraient typiquement piercero-franciscains. Sur un ton lyrique, Keith Christiansen parle lui aussi de la Madone de Senigallia: pour lui, le tableau “a frappé de nombreux observateurs (y compris Longhi) parce qu’il est un prélude étonnant à ces scènes de la vie domestique dans la Hollande du XVIIe siècle peintes par Vermeer [...]. Et il ne fait aucun doute que, comme dans l’œuvre du grand maître de Delft, Piero a pu bénéficier d’une profonde compréhension des phénomènes optiques et des mathématiques de la perspective pour obtenir un effet d’atmosphère suspendue”.

Ce sont précisément les mêmes conclusions auxquelles est parvenu Roberto Longhi, qui nous a laissé l’une des analyses les plus profondes et les plus élégantes de la Madone de Senigallia, qui a trouvé dans la lumière l’une des clés d’interprétation du tableau. “On s’étonne”, écrit Longhi, “de voir la lumière pure suinter et se rassembler dans ces formes simples et on dirait presque que le vieux sens synthétique, après avoir suggéré à Piero les théorèmes de la forme-couleur, lui suggère maintenant ceux de la forme abstraite de la lumière, qui, comme on le sait, porteront leurs fruits dans la peinture bien plus tard. Et quand, enfin, on perçoit comment le grondement du soleil sur le mur s’unit à travers l’obscurité, au moyen d’un guide de poussière, à la source lumineuse, on se demande si, dans cette conciliation, presque, de l’infinitésimal avec le volumétrique, Piero ne tend pas la main, dès son époque, à ces Hollandais qui, deux siècles plus tard, fondèrent les problèmes de la lumière sur une spatialité apprise de l’Italie: De Hooch et Ver Meer”.

Jan van Eyck, Ritratto dei coniugi Arnolfini
Jan van Eyck, Portrait des époux Arnolfini (1434 ; huile sur panneau, 82,2 x 60 cm ; Londres, National Gallery)


Jan Vermeer, Jeune homme avec une cruche d'eau
Jan Vermeer, Jeune homme à la cruche d’eau (vers 1662 ; huile sur toile, 45,7 x 40,6 cm ; New York, Metropolitan Museum)


Pieter de Hooch, Donna che sbuccia mele
Pieter de Hooch, Femme épluchant des pommes (vers 1663 ; huile sur toile, 67,1 x 54,7 cm ; Londres, Wallace Collection)

Bibliographie de référence

  • James R. Banker, Piero Della Francesca. Artist and Man, Oxford University Press, 2014
  • Keith Christiansen, Piero della Francesca. Personal Encounters, Metropolitan Museum of Art, 2014
  • Antonio Paolucci, Carlo Bertelli (ed.), Piero della Francesca e le corti italiane, catalogue d’exposition (Arezzo, Museo d’Arte Medievale e Moderna, 31 mars - 22 juillet 2007), Skira, 2007
  • Maurizio Calvesi, Piero della Francesca, Rizzoli, 2001
  • Maria Grazia Ciardi Dupré, La Madonna di Senigallia nel percorso di Piero in Paolo Dal Poggetto (ed.), Piero e Urbino, Piero e le corti rinascimentali, catalogue d’exposition (Urbino, Palazzo Ducale e oratorio di San Giovanni Battista, 24 juillet - 31 octobre 1992), Marsilio, 1992
  • Carlo Bertelli, Piero della Francesca. La forza divina della pittura, Silvana Editoriale, 1991


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