Depuis toujours, dans l’histoire de l’humanité, les mains sont les protagonistes éternels, des outils anciens et irremplaçables qui façonnent, transforment, créent et détruisent avec la seule force du geste. Dans l’atelier photographique d’Ugo Mulas, ce sont précisément ces outils habiles, gravés de traces subtiles d’expérience, qui accomplissent un rite d’alchimie visuelle qui se dévoile dans le silence de la chambre noire et, loin de la lumière intrusive du jour, devient l’épicentre de chaque action, le guide silencieux d’un processus qui convertit l’image en une mémoire tangible et éternelle. Chaque pli, chaque ride, chaque imperfection raconte des histoires de gestes assidûment répétés, de touches précises et mesurées qui donnent vie à la vision du photographe, dansant en équilibre entre chimie et ombres délicates.
C’est précisément dans l’obscurité contrôlée de cet espace intime que prend forme l’une des nombreuses expériences de Mulas qui, avec une rigueur analytique, donne vie à la septième de ses vérifications, Le Laboratoire, dédiée à Sir John Frederick William Herschel, le découvreur de l’hyposulfite de sodium utilisé pour fixer les images. “C’est ma vérification du laboratoire”, écrit Mulas, “une opération dans laquelle l’appareil photo est exclu et le développement et le fixage sont mis en valeur : une opération que j’ai voulue dénuée de toute émotion et d’une sécheresse et d’une clarté extrêmes, telles qu’elles peuvent être saisies dans la note scientifique que nous a laissée Herschel”. Dans ces mots se trouve l’essence pure de la pratique photographique, dénuée d’émotion et de fioritures inutiles, abandonnée nue dans son extrême précision, mais nous livrant un portrait précis et lucide de l’artiste.
Mulas, dans la froideur de ce cliché qui n’a jamais été pris, en dit plus sur lui-même que dans tout autre autoportrait : il parle d’un homme éloigné de lui-même, qui ne se voit jamais, mais qui regarde le monde avec un besoin insatiable de le comprendre. Ainsi, dans son atelier, tout se fait à la main : on soulève les feuilles en les laissant capter la lumière, on les place sous l’agrandisseur, on règle la mise au point par des mouvements calculés, on les plonge dans le développement, puis on les fixe. Il n’y a pas d’appareil photo pour guider cette opération, et seules les mains sont les véritables protagonistes qui tracent l’empreinte de l’image sur la feuille, et “c’est pourquoi, dans une paire de photographies, j’ai voulu en faire un seul sujet : une main plongée dans le développement, l’autre dans la fixation, pour diviser la feuille en deux hémisphères, chacun à son propre stade de création”. La main en développement apparaît immédiatement, dans une définition claire ; l’autre n’émerge que plus tard, lorsque le fixage rend la moitié blanche éternelle et la moitié sombre immuable".
En 1970, Ugo Mulas apprend qu’il est atteint d’une maladie qui le conduira à la mort en trois ans seulement, et cet événement n’est que le premier fusible qui l’amène à mener rapidement une réflexion profonde sur un chemin déjà entamé, mais jamais pleinement réalisé. Le photographe, abandonnant son travail de documentation, se consacre à la création d’œuvres autonomes qui culminent dans la célèbre série Verifiche. Dans cette recherche extrême, chaque prise de vue est une enquête intime sur la nature même de la photographie : ici, l’objet entre en contact direct avec le négatif, et les phases de développement sont réduites à l’essentiel, dépouillées de tout artifice. Pour Mulas, photographe autodidacte doté d’une longue expérience, il s’agit d’un besoin urgent de clarté pour parvenir à une vérité objective, qui se traduit par une réflexion sur le geste photographique en tant qu’acte pur. Ainsi, dans Verifiche (Vérifications), chaque prise de vue est libérée de sa simple fonction documentaire pour devenir un objet de recherche autonome, où des éléments tels que le négatif, la surface sensible et l’acte de développement sont élevés au rang de symboles d’une réalité à la fois poétique et authentique.
L’opération photographiquefait partie de cette série . Autoportrait pour Lee Friedlanderet Autoportrait avec Nini. A Melina et Valentina (exposés avec de nombreux autres portraits, jusqu’au 2 février 2025, à l’exposition Ugo Mulas. L’operazione fotografica au Palazzo Reale de Milan). Dans la première œuvre, le photographe se présente, ou plutôt son appareil photo, au spectateur non plus comme un narrateur impartial, mais comme un conteur de la réalité. Il se tient devant une fenêtre où est placé un miroir ; la lumière du soleil crée l’ombre d’un pilier sur le mur et projette en même temps l’obscurité créée par le propre corps de l’artiste. L’appareil photo couvre son visage, dissimulant ses traits et devenant un hommage à l’homme qui, plus que tout autre, a perçu le problème de l’appareil photo comme une barrière et a tenté de dépasser cette limite que le médium lui-même impose dans le processus de connaissance et de création : Lee Friedlander. “Peut-être, dit Mulas, ici comme dans l’autoportrait ultérieur avec Nini, y a-t-il une obsession d’être présent, de me voir tel que je me vois, de participer, de m’impliquer. Ou plutôt, c’est la conscience que la machine ne m’appartient pas, qu’elle est un support supplémentaire dont l’importance ne peut être ni surestimée ni sous-estimée, mais précisément pour cette raison, un support qui m’exclut alors que je suis plus présent”.
Nous ne saurons jamais avec certitude si ce besoin incessant d’être là, en devenant spectateur et voyeur de lui-même, cache la peur d’une mort déjà écrite et imminente ; néanmoins, le désir de donner vie à d’authentiques œuvres d’art semble clair, qui surmontent le tourment typique du photographe et s’ouvrent à des pensées extrêmement lucides, plongées dans une brume intense et dans l’urgence fiévreuse de créer. Ainsi, un visage flou et inaccessible, à la fois absent et présent, est représenté dans l’Autoportrait avec Nini, dans lequel sa femme se détache avec éclat du noir qui l’entoure, tandis que le photographe, dans cette obscurité, semble totalement immergé sans aucun désir d’émerger. “Elle est nette parce que c’est moi qui l’ai photographiée, je l’ai vue comme ça et c’est comme ça que j’ai voulu la voir, parce que je veux toujours voir le plus clairement possible ce qui est devant moi, et photographier c’est voir et vouloir voir, avant tout”, dit Mulas avec ce visage pour l’appareil photo, qui est net.Car il n’y a qu’une seule partie du monde sensible que l’homme, qui peut se voir comme il regarde, selon Merleau-Ponty, ne peut pas voir de lui-même : le visage : le visage". À cette énigme, l’individu ne peut répondre que par des images fragmentaires: le souvenir d’autres photographies, le reflet dans un miroir, un détail aléatoire, mais il reste insaisissable, comme une ombre subtile, une présence qu’il ne peut jamais saisir pleinement et qui est l’image de lui-même. Même au moment où le photographe quitte l’appareil pour se placer de l’autre côté de l’objectif, cette réalité ne change pas, car il ne peut toujours pas se saisir pleinement. Lorsqu’il règle la mise au point, tout ce qui se trouve devant lui apparaît parfaitement net, il possède le monde et le comprend, mais son visage reste absent, comme pour démontrer que l’acte de se connaître et de se regarder est par nature toujours incomplet.
À l’instar du philosophe Maurice Merleau-Ponty, Mulas explore l’imbrication indissoluble entre voir et être vu, entre le corps et le monde. Et tandis que le Français élabore le concept de “chair” pour définir la continuité entre le percipient et le perçu, Mulas, à travers sa série Verifications, cherche à révéler l’essence du médium photographique en tant qu’acte unique d’existence et de vision. Merleau-Ponty remet fortement en question l’idée du monde physique en tant que réalité objective et fixe et souligne que la perception originale de chaque individu reste toujours fluide et ne peut jamais être rattachée à la froide rationalité cartésienne comprise comme res extensa, distincte de la res cogitans. Il décrit comment, chaque fois qu’il cligne des yeux ou bouge les yeux, le monde semble changer légèrement, attribuant ces changements rapides à lui-même plutôt qu’aux objets observés et suggérant une connexion perpétuelle entre perçu et percipient, sans filtre étranger entre le corps et la réalité. Le monde et le sujet, dans la pensée de Merleau-Ponty comme dans l’œuvre de Mulas, restent intimement et indissolublement liés par le “lien de la chair”, soulignant que le corps fait partie du monde et qu’il est le point d’intersection entre le visible et le ressenti, et que toute perception est inséparable de la corporéité. Et c’est précisément en raison de cette absence de séparation claire entre soi et l’autre, entre l’intérieur et l’extérieur, que dans les œuvres du photographe se crée constamment une relation qui intègre la proximité et la différence, comme c’est le cas avec les célèbres portraits d’artistes et la vie qui s’écoule entre les tables du bar Jamaica à Milan.
Le photographe se trouve toujours en train de créer des “morceaux de mémoire”, ce qui donne à ses images un sens perpétuel de l’immobilité, car la vie s’y transforme en immobilité absolue et raréfiée. Il devient ainsi critique et interprète de l’art de son temps, parvenant à expliquer, en toute clarté, qui sont tous ces artistes derrière leurs œuvres.
Toujours soucieux d’immortaliser la banalité de la vie, il représente maintenant Piero Manzoni au bar de Brera en 1953, maintenant l’écrivain Luciano Bianciardi et le photographe Carlo Bavagnoli dans une petite chambre, désireux de découvrir la présence mal dissimulée du photographe, et enfin un Joan Miró en 1963 à côté du célèbre Portrait d’une jeune femme de Pollaiolo exposé au musée Poldi Pezzoli. “Quand on fait le portrait d’une personne, révèle Mulas, on peut adopter une infinité d’attitudes à l’égard du photographe. Il n’y a pas plus de portrait que celui où la personne se tient là, posant, consciente de l’appareil photo, cette attitude envers le photographe, comme pour le tromper, pour lui dire : ”Je suis là, mais je fais semblant de ne pas savoir que tu es là, pour que ma fiction soit plus crédible".
La photographie n’est donc pas un simple document, mais doit être une clé d’interprétation, un acte de compréhension du monde où la tâche du photographe est de transmettre à travers l’objectif ce qu’il perçoit, en essayant de déchiffrer l’œuvre en une seule prise de vue. En ce sens, les portraits de Duchamp ne sont pas simplement des portraits, mais visent à rendre visible son attitude mentale vis-à-vis de l’art, une approche qui se manifeste par un rejet silencieux de la fabrication d’un artiste qui choisit consciencieusement le silence comme forme d’expression, qui rejette le concept de production incessante, transformant son silence en une nouvelle forme de création. Photographier un tel sujet devient donc une contradiction puisque la photographie, par sa nature même, implique un acte d’existence que Duchamp, avec son détachement, rejette. C’est pourquoi Mulas préfère le photographier en train de marcher, car la marche représente l’essence même de la vie, un acte primordial, libéré du besoin de produire et capable d’exprimer l’essence même de l’existence.
Parmi les clichés les plus emblématiques, on trouve celui d’un Duchamp âgé, assis à une table en béton à Washington Square, devant un échiquier sans pièces. Duchamp ne le regarde même pas : il devient un symbole, un signe qui transcende le contexte habituel, frappé par la lumière qui éclaire un visage serein mais conscient de la présence du photographe. Dans ces clichés, Mulas semble vouloir capter la nature de l’artiste, qui observe sa propre existence de loin, plus spectateur qu’acteur, presque comme pour démontrer son indifférence à l’action.
Lorsqu’il le photographie en train de visiter le MoMA de New York, au milieu de ses propres œuvres, Duchamp apparaît comme un homme hors du temps, suspendu dans un pont entre le passé et le présent, et ces créations, qui lui ont appartenu, semblent ne plus être les siennes : Duchamp observe de loin, comme s’il était devenu une partie de l’art qu’il a contribué à définir.
A New York, Mulas est parti seul, avec le désir de comprendre et de témoigner, entrant dans les ateliers sans connaître la langue, communiquant à peine, essayant de ne pas déranger, de ne pas s’immiscer dans le travail des artistes. Chaque prise de vue représente pour lui l’occasion de découvrir quelque chose de plus profond, d’éviter le portrait formel habituel pour rechercher une vision plus authentique du personnage : son intention est de saisir le lien entre l’artiste et sa création, en essayant de deviner quel geste ou quelle attitude a été déterminant dans le processus qui a conduit au résultat final de l’œuvre. Dans le cas de Newman, par exemple, le photographe s’est rendu compte que faire son portrait pendant qu’il peignait ne serait pas suffisamment révélateur, car ce qui le frappait le plus était le rituel qui précédait sa peinture : l’ordre méticuleux avec lequel il préparait l’atelier et sa façon paternelle de protéger la toile des résidus de peinture. Même les gestes les plus simples et les plus anodins témoignent d’une personnalité rigoureuse et attentive, de l’élégance de ses vêtements à la précision de ses mouvements.
Totalement différente est l’action d’Andy Warhol qui, selon Mulas, “semble toujours ne rien faire” dans son atelier où règne le chaos et dans lequel l’artiste excentrique “se déplace d’une manière indifférente”. Pourtant, il est clair que tout tourne autour de lui". Pour la première fois, cette attitude condescendante, ouverte à toutes les propositions et prête à être manipulée, met en balance toutes les certitudes du photographe qui se découvre prisonnier des millions de possibilités. Ainsi, d’abord intimidé, il prend son courage à deux mains et utilise l’artiste comme un mannequin, en le plaçant d’abord au milieu de la série des Fleurs dispersées dans l’Usine, puis devant un grand miroir où le protagoniste semble être plus le photographe lui-même que le sujet à représenter. D’autre part, l’art, comme la photographie, est devenu quelque chose de différent qui ne se réfère pas seulement à la surface sur laquelle il est fixé, mais s’approprie des espaces mentaux et gestuels, en renonçant à une forme traditionnellement imposée : c’est le geste qui produit l’œuvre et ce sont précisément ces constellations de mouvements que Mulas imprime à jamais dans l’histoire, en créant des portraits acérés d’artistes tels que Fontana, Calder, Burri et bien d’autres encore.
Les portraits de Lucio Fontana témoignent d’un geste qui, selon Mulas, devait être compris. Ce qui, pour un spectateur moins attentif, pourrait apparaître comme une découpe rapide et distraite sur une toile, révèle au contraire la personnalité d’un homme qui attend, parfois pendant des semaines, avant d’ouvrir la surface. Elle révèle l’histoire d’un homme incapable de livrer cette action très intime et personnelle aux yeux de son ami photographe, qui est contraint d’en créer une mise en scène calculée. “Si vous me filmez en train de peindre des trous”, révèle Fontana au photographe, “au bout d’un moment, je ne sens plus votre présence et mon travail se poursuit tranquillement, mais je ne pourrais pas faire l’une de ces grandes coupes pendant que quelqu’un se déplace autour de moi. J’ai l’impression que si je fais une coupe, juste comme ça, juste pour prendre la photo, elle ne viendra certainement pas... peut-être même qu’elle réussira, mais je n’ai pas envie de faire ça en présence d’un photographe, ou de qui que ce soit d’autre. J’ai besoin de beaucoup de concentration. Je veux dire, ce n’est pas comme si j’entrais dans l’atelier, que j’enlevais ma veste et que, paf, je faisais trois ou quatre coupes. Non, parfois je laisse la toile suspendue pendant des semaines avant d’être sûr de ce que je vais en faire, et ce n’est que lorsque je suis sûr que je pars, et il est rare que j’abîme une toile ; je dois vraiment me sentir en forme pour faire ces choses”. Mulas convainc alors Fontana de faire semblant de faire des coupes, et tous deux placent une nouvelle toile sur le mur, et “Lucio s’est comporté comme il le fait quand il attend de faire une coupe, avec son stanley à la main, appuyé contre la toile, en hauteur, comme si le travail commençait à ce moment-là : vous le voyez le dos tourné, vous voyez une toile où il n’y a encore rien, il n’y a qu’une toile et lui dans l’attitude de quelqu’un qui commence à travailler sur elle”. C’est le moment où le découpage n’a pas encore commencé et où l’élaboration conceptuelle est déjà toute claire“. Ce n’est qu’après cette première photo, où Fontana observe la toile dans un silence religieux, et cette mise en scène d’une découpe qui n’a jamais eu lieu, que Mulas comprend avec une certitude incontestable comment la concentration, le soin et l’attente du bon moment définissent le véritable sens de ses découpes, de l’Attente. Immédiatement après, ils remplacent la toile vierge par un tableau achevé, marqué par une seule grande coupure. Fontana place sa main au point terminal de la coupe et, sur l’une des photos, la main de Fontana est déplacée, ”comme s’il venait de terminer le trait à ce moment-là : on ne peut pas dire que cette photo ait été créée spécialement", dans laquelle la coupe existe déjà avant la photographie.
C’est le grand jeu de l’art : raconter sans jamais révéler complètement toutes ces textures subtiles qui se cachent secrètement entre les plis d’une toile. Dans un portrait de Lucio Fontana réalisé en 1968, le photographe crée une trace de sa propre biographie en faisant un très gros plan sur le grand œil droit de l’artiste, qui devient un univers incrusté dans son visage marqué par le temps, un horizon dans lequel se lisent les chapitres de sa vie et dont chaque ligne est la somme parfaite de toutes les attentes. Dans le noir profond de cet œil, le photographe apparaît comme une ombre réfléchie, un visiteur dans une dimension intime et secrète, emprisonné dans ce puits de souvenirs passés, comme si le vieil œil l’avait absorbé pour un instant éternel, le retenant dans les limbes d’une lutte perpétuelle entre le passé et le présent. La photographie, en revanche, vit pour Mulas dans un temps suspendu et réussit, plus que tout autre art, à fixer et à prolonger à l’infini un geste, un souvenir, un regard, en créant un instant immobile qui n’est jamais linéaire. Une action qui, comme le souligne l’essayiste Roland Barthes dans La camera chiara, fait penser à la mort, puisque la personne photographiée “n’est plus un sujet ou un objet, mais un sujet qui se sent devenir un objet”.
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