Dessiné et rêvé. Les mille femmes de Lutz Ehrenberger


Un article analysant les femmes de Lutz Ehrenberger, un artiste autrichien parmi les illustrateurs les plus intéressants et les plus prolifiques de la belle époque dans la région allemande.

L’auteur de cette contribution, Valeria Tassinari, est conservatrice du musée MAGI ’900 de Pieve di Cento, qui abrite l’une des plus grandes collections d’œuvres de Lutz Ehrenberger, et commissaire de l’exposition “Hommage à la féminité de la Belle Époque, de Toulouse-Lautrec à Ehrenberger”.

Elles ont un parfum particulier, une ligne sinueuse et doucement pénétrante comme un effluve fleuri, une séduction souriante: les mille et peut-être plus femmes de papier qui ont peuplé l’art et la vie de Lutz Ehrenberger, s’offrent au regard, légères et clin d’œil comme le rêve d’une Belle Époque intemporelle, dans un tourbillon d’images à vous faire tourner la tête.



Ce qui a fait de l’artiste autrichien un interprète multiforme de la séduction féminine, c’est justement sa capacité particulière à continuer à diffuser un parfum de beauté insouciante, en conservant, même après le début de la Grande Guerre, cette “légèreté positive” qui s’est vite dissipée ailleurs. Comme si l’énergie étincelante de la Belle Époque, ce cadre doré qui l’a formé et lui a donné sa première notoriété, avait toujours continué à protéger sa vie, ses rêves et son imagination, même lorsque le monde qui l’entourait “sortait du cadre” et plongeait dans une réalité complètement différente.

Peintre de talent mais surtout graphiste et illustrateur, Ludwig Lutz Ehrenberger nous apparaît aujourd’hui, en pleine étude et redécouverte, comme l’un des auteurs les plus fascinants et prolifiques actifs entre Paris et la Mitteleuropa dans la première moitié du XXe siècle. Brillant, séduisant, joyeux, réussi et original dans son œuvre, à la mode mais jamais banal, inventif et amusé: c’est ce que restituent les récits transmis oralement par ses héritiers, les éloquentes photographies d’époque et, surtout, sa vaste production créative. Une production principalement destinée à l’édition qui, aujourd’hui, alors que nous avançons encore sur le chemin peu aisé de la reconstruction philologique de sa biographie et de sa carrière, nous montre déjà clairement l’importance et le parfum inimitable d’une inspiration imaginative et sensuelle.

En l’absence de publications monographiques (la seule publication monographique sur Lutz Ehrenberger dont nous disposons actuellement est le petit catalogue d’une exposition qui s’est tenue à Castelfranco Emilia, Palazzo Piella, en 2002, avec un texte critique de Bruno Vidoni, commissaire de l’exposition. En raison d’une erreur de transcription dans le titre et dans le texte, l’artiste s’appelle Ehremberger) et une biographie précise, nous pouvons donc essayer de revivre son histoire surtout à travers ses œuvres, dont beaucoup sont encore distribuées de manière fragmentaire sur le marché des antiquités. Et c’est justement en les regardant qu’il devient facile de penser que, si l’on connaissait vraiment quelques épisodes supplémentaires de sa vie, ou si l’on pouvait encore recueillir directement les témoignages de ceux qui l’ont connu, des paroles heureuses seraient certainement échangées, parlant du fascinant Lutz, interprète désenchanté et, peut-être, dernier héritier de l’enivrante frivolité de la Belle Époque.

Lutz Ehrenberger dans son studio
Lutz Ehrenberger dans son atelier

Au cœur de la Mitteleuropa

En effet, lorsque Ehrenberger naît à Graz, le 14 mars 1878, l’ère de l’enthousiasme est en plein essor. Dans la ville autrichienne, bien que dans le climat austère de l’Empire austro-hongrois, la vie est plutôt agréable, ce sont en général les années de la modernisation et de la reprise économique, et sa famille est une famille solidement prospère, qui peut se permettre de vivre pleinement le moment présent. Son père est propriétaire terrien, sa grand-mère, la baronne Bekönyi, fréquente Vienne et favorise l’inscription de son petit-fils au lycée Priesten-Kloster, où le jeune homme complète ses études humanistes, puis à l’Académie des beaux-arts de la capitale. Vienne à la fin du XIXe siècle est une ville qui semble grandir partout, un centre névralgique de la Mitteleuropa qui subit d’importantes transformations sociales et culturelles ayant un fort impact international. Elle change de visage, tant sur le plan de l’urbanisme, grâce au Ring qui vient de moderniser sa configuration spatiale, faisant d’elle un modèle d’avant-garde en matière de développement urbain, que sur le plan de l’expérimentation architecturale favorisée par l’amour de la bourgeoisie pour le Jugendstil. À l’époque où règne le concept de modernité, les milieux académiques et les fronts plus expérimentaux se séparent, s’affrontent dialectiquement, non seulement dans les salles de classe des académies d’État, mais surtout dans les ateliers des écoles d’arts appliqués, dans les théâtres, les salons et les cafés, où la bourgeoisie éclairée se passionne pour les questions esthétiques et pour l’art. Si l’académie reste le lieu d’éducation par excellence, c’est uniquement parce que des confrontations passionnées et stimulantes s’y déroulent et s’y opposent. Dans “Rome sur le Danube”, les meilleurs esprits d’Europe se rencontrent au cours de dîners et de promenades, attirés par une effervescence qui résonne dans la musique, les mots, les dessins, les revues, l’élégance confortable ou exotique des vêtements à la mode.

Lutz étudie donc à l’Académie des beaux-arts de Vienne, auprès de Siegmund L’Allemand (1840-1910), peintre académique de qualité, réaliste, ayant fait une carrière d’artiste de guerre, défenseur de la tradition virtuose du pinceau (son nom figure sur la commission qui refusa à Adolf Hitler l’accès aux études artistiques en 1907). Mais parmi les professeurs de l’Akademie der bildenden Künste, on trouve aussi le plus ouvert Alois Delug (1859-1930), éminent portraitiste de Bolzano qui, entre 1896 et 1898, avait côtoyé Gustav Klimt, Egon Schiele, Koloman Moser, Joseph Hoffmann, Otto Wagner et de nombreux autres fondateurs de la Sécession viennoise.

L’“esprit du nouveau” n’a pas manqué de le rattraper, d’autant plus que peu de temps après, Ehrenberger terminait ses études à l’Académie des beaux-arts de Munich, un autre centre vivant d’expérimentation sécessionniste. Là, les discussions, les expositions, le style même de présentation des projets, à la frontière des arts appliqués, ont certainement attiré son attention, au point qu’il a souvent utilisé dans ses tableaux graphiques un symbole carré (une sorte de monogramme), vraisemblablement dérivé de cette esthétique géométrique particulière qui allait bientôt caractériser le style du Deutscher Werkbund. Mais l’abstraction géométrique vers laquelle tendent les nouvelles recherches ne semble jamais l’avoir totalement convaincu, ni même vaguement tenté, et rien ne semble l’avoir incité à abandonner son langage figuratif et élégamment réaliste. Après tout, pour expérimenter la voie avant-gardiste de l’abstraction - qui, dans ces milieux intéressés par la réduction de l’ornement et la construction d’un rapport rigoureux entre forme et fonction, se radicalise - Ehrenberger aurait dû sacrifier sa propre propension aux silhouettes douces, à la décoration minutieuse et à la narration de la bonne vie, et peut-être renoncer aux commandes éditoriales, qui ne tardent pas à arriver.

En 1904, à l’âge de vingt-six ans, il prend un atelier à Saalfelden am Steinernen Meer, une charmante ville de la région de Salzbourg, où il fait construire en 1906 une élégante villa art nouveau, qu’il appelle affectueusement la “maison du bonjour”, et qu’il considérera toujours comme son coin de paix. Mais les stimulants intellectuels se trouvent ailleurs et, en 1908, il élit une seconde résidence à Berlin, où il ouvre un atelier dans la Güntzelstraße, au cœur de la ville. Il y fréquente les cercles de l’Académie des beaux-arts et, semble-t-il, l’École des arts appliqués de Weimar, où il entre probablement en contact avec Walter Gropius.

La Grande Guerre, dévastatrice pour beaucoup de jeunes de sa génération, apparemment pour lui un simple thème qui se glisse dans les sujets de ses dessins pour des magazines illustrés, ne semble pas avoir trop marqué sa vie. Pendant les années les plus dramatiques, son activité artistique s’est apparemment poursuivie sans interruption, comme en témoigne sa participation à une grande exposition d’art allemand à Baden Baden en 1918, en compagnie d’un grand nombre d’artistes talentueux.

Après un divorce précoce avec sa première femme, il épouse en 1914 la belle Lydia Horn, qu’il avait rencontrée à Munich pendant ses années d’études. Les frères et sœurs de la jeune fille, Ugo et Elvira, sont des photographes renommés de Trieste et elle, qui vient manifestement d’un milieu sensible à l’art, est une femme élégante et cultivée qui sera sa compagne idéale et dévouée jusqu’à la fin de sa vie. Ils passent leurs vacances ensemble dans la villa, avec son studio lumineux où les modèles posent, sa grande cuisine où Lutz cultive avec plaisir son goût de grand gourmet, sa piscine exclusive et son panorama reposant. Jusqu’à la fin, Saalfelden sera un point de repère, le cadre de leur amour. Même si Ehrenberger ne déteste pas la vie tranquille en montagne, les grandes villes restent une attraction, pour tout ce qu’elles offrent sur le plan professionnel, culturel et, pourquoi pas, aussi en termes de divertissement, étant donné sa réputation de viveur amateur de plaisirs, bien documentée par les photos qui le montrent comme le protagoniste de fêtes insouciantes, mesurant près de deux mètres et décidément corpulent: un grand homme souriant et grand mangeur, qui pose et plaisante volontiers avec ses amis.

Mais outre Vienne, Munich et Berlin, où il avait déjà de nombreux contacts dans la deuxième décennie du siècle, quelle autre ville aurait pu l’attirer, si ce n’est Paris? Depuis le dernier quart du XIXe siècle, la ville lumière fait rêver tout le monde ; c’est le lieu où tout se passe et tout peut se passer, grâce à sa beauté, à l’animation de ses salons cosmopolites, à ses grandes expositions et à ses innombrables boîtes de nuit offrant toutes sortes de spectacles et de divertissements. Des milliers de créatifs s’y installent pour exprimer leurs talents, beaucoup travaillant dans le graphisme et l’illustration et cherchant le succès dans les grandes agences pionnières de la publicité moderne, arrivant de toute l’Europe et de l’Amérique, ouverts et prêts à s’unir dans des communautés bruyantes et cosmopolites. Tous se rencontrent et apprennent à se connaître, se déplaçant entre les quartiers de Montmartre, Montparnasse, et bien sûr dans la nuit transgressive de Pigalle, où les pales du Moulin Rouge scintillent et où s’ouvrent les nouveaux clubs où se produisent les danseuses les plus licencieuses de la ville, le genre de femmes que les œuvres de Toulouse-Lautrec avaient déjà sauvées des bidonvilles et portées au rang de mythe.

Il était impossible, à ce moment-là, de ne pas se languir de Paris, de ne pas considérer la capitale française comme l’endroit incontournable pour dénicher les bonnes affaires, pour voir le meilleur des artistes et des œuvres à la mode, pour expérimenter et expérimenter. Lutz s’y est vraisemblablement installé en 1919, juste après la guerre. Dans les années 1920, ils étaient tous là, ou l’avaient déjà été: de Boldini à Helleu, de Corcos à Cappiello, de Sepo à Picasso (pour n’en citer que quelques-uns, parmi ceux qui se sont réellement fait connaître), tous submergés et ravis par une jeunesse qui semblait éternelle, prêts à plonger dans la joyeuse “fête mobile” vantée par Ernest Hemingway, ce “Paris du bon vieux temps, quand nous étions très pauvres et très heureux”.

Lutz Ehrenberger, Carnaval à Paris
Lutz Ehrenberger, Carnaval à Paris (1922)


Lutz Ehrenberger, Danseur avec figure en rouge
Lutz Ehrenberger, Danseuse avec figure en rouge (1929)

Paris incontournable

Dans les années 1920, Ehrenberger, qui n’a jamais été pauvre et ne l’était certainement pas à l’époque, était un artiste au langage mature, venu à Paris pour consolider sa notoriété et sa reconnaissance, ce qui rend généralement heureux. Presque du même âge que Picasso, de vingt ans plus âgé que la “génération perdue” (comme l’appelait la mécène Gertrude Stein) d’Hemingway et de ses amis transgressifs, il ne semble pas s’intéresser aux mouvements d’avant-garde les plus expérimentaux (le cubisme, le futurisme, l’abstractionnisme, le dadaïsme sont tous bien représentés sur la scène artistique, et bientôt le surréalisme arrivera), alors qu’il connaît très bien les fêtes et la vie nocturne. En ville, il prend un atelier dans un beau quartier central, la rue de La Fontaine, dans le 16e arrondissement, un quartier de beaux immeubles Art nouveau qui s’étend entre la Seine et le splendide bois de Boulogne, le parc des promenades les plus élégantes et des rencontres les plus intrigantes, qu’il ne manquera naturellement pas d’immortaliser.

Dans un tableau représentant la vue de son atelier, peint rapidement et avec une tension synthétique que l’on retrouve rarement dans d’autres sujets, Lutz semble vouloir se souvenir à jamais de l’ouverture sur le bleu cendré, de l’atmosphère sereine et de la vue plongeante sur les toits enneigés, offerte par une vue d’en haut, probablement prise depuis la lucarne (la balustrade est bien visible) d’un de ces petits appartements romantiques que l’on construisait sur les toits-terrasses des demeures seigneuriales pour les louer à des artistes et des intellectuels.

Paris s’offre ici dans une vision silencieuse, dominée par la silhouette familière du Sacré-Cœur, perché sur la colline de Montmartre, silhouettée à l’arrière-plan ; ailleurs, dans les promenades nocturnes, la ville se révèle dans une modernité étourdissante, sous la flèche fulgurante de la Tour Eiffel, devenue son symbole universel. Presque partout sont placardées des affiches publicitaires, des messages visuels à fort pouvoir d’attraction dessinés par les crayons les plus vifs du moment: ainsi les murs et les rues du plus grand passage sont comme de grandes expositions, collectives et populaires, animées par des images fortes qui touchent indistinctement toutes les classes sociales, dans l’effervescence qui anime le centre à toute heure. Les couleurs, les slogans et les lettrages véhiculent plus que des messages promotionnels, la tentation de consommer s’exprime dans une séduction constante de regards, de clins d’œil, de gourmandise, de synesthésie, de modèles à imiter, d’icônes de style. Dans leur superposition en un palimpseste dynamique, envahissant et modifiant sans cesse l’horizon urbain, les formidables affiches, diffusées grâce à l’étroite entente entre l’art et l’industrie, s’insinuent dans l’imaginaire, donnent des leçons de vie, ravissent et orientent les désirs, éduquent la vision, entremêlant tous les registres expressifs, des plus illustratifs encore dans le goût de l’Art nouveau, aux plus expérimentaux inspirés du cubisme, de l’abstractionnisme, du futurisme. En tant que peintre, Ehrenberger ne semble pas encore s’intéresser à ces recherches d’avant-garde. Nous ne savons pas exactement combien il a peint dans ces années-là, mais il aurait pu raisonnablement se consacrer aux portraits à la mode, qui rendaient bien et favorisaient l’inclusion des artistes dans les cercles raffinés de la bourgeoisie ; une activité, celle de portraitiste, dont nous savons qu’elle a été menée avec succès même après son nouveau déménagement à Munich en 1935. De ses portraits, parmi lesquels on trouve aussi un bel autoportrait, on comprend que son langage pictural restera toujours fidèle à un réalisme rapide, même si, dans la seconde moitié des années 1930, il montrera une plus grande aptitude à la netteté des formes, en accord avec l’esthétique du goût classique et “ aryen ” diffusée par la politique culturelle du national-socialisme. Quoi qu’il en soit, parmi les expositions auxquelles il participe pendant les années parisiennes, on trouve des manifestations officielles comme le Salon d’Automne, et l’on peut penser que son nom circulait dans les “ bons ” salons.

En tant qu’illustrateur, et nous en sommes certains, Lutz publie entre la deuxième et la quatrième décennie du XXe siècle de nombreuses planches illustrées, le plus souvent sous le pseudonyme d’Henry Sebastian, un nom de scène français adopté peut-être pour maintenir un certain anonymat par rapport à certaines images de plus en plus érotiques (qu’il commercialise dans des dossiers, des carnets et des collections thématiques), ou peut-être tout simplement pour distinguer sa production publicitaire de celle d’illustrateur et de graphiste éditorial. Dans les deux domaines, il travaille beaucoup, à haut niveau. Parfaitement intégré dans le monde des magazines illustrés, en particulier les magazines satiriques et de style de vie, qui sont désormais également très populaires auprès du public féminin, Ehrenberger a établi des collaborations durables avec certaines des publications internationales les plus renommées, et s’est déplacé de manière synchronisée entre l’Autriche, l’Allemagne et la France, publiant dans des revues convoitées par les meilleurs illustrateurs de l’époque, telles que “Uhu”, “Simplicissimus”, “Kurt Ehrlich Verlag”, “Das Magazin”, “Elegante Welt”, “Lustige Blätter”, “La vie Parisienne”, “Le Sourire”.

Son style évolue peu au fil du temps, semblant plus enclin à s’adapter aux changements de mode, facilement enregistrés dans les vêtements et les modèles de beauté, qu’à expérimenter des variations dans la langue. Il garde des traces du Jugendstil dans les lignes sinueuses, dans certains exotismes dorés et dans un érotisme subtil, mais il n’aime pas la synthèse graphique des estampes japonaises, qui avait suscité tant d’admiration chez Toulouse-Lautrec ; son ironie est sournoise, il ne gratte pas avec les signes hargneux propres à certains dessinateurs expressionnistes allemands, ni avec l’ironie grotesque des caricatures, comme le faisait par exemple Lyonel Feininger, son confrère pour les “Lustige Blätter”.

Au fond, c’est un esthète: peu intéressé par la satire politique, malgré quelques jeux de caricatures, il développe une prédilection pour l’illustration de costumes, élégante et subtilement moqueuse, dans laquelle on peut lire une attitude amusée à l’égard d’une société frivole, ce qui correspond à la cible de ses lecteurs, dont le nombre croissant est maintenant bien équilibré entre les deux sexes. Et aux deux sexes, Lutz semble s’adresser avec une attention identique, même si, en apparence, certaines images peuvent sembler réservées aux messieurs. Une illustration pour le magazine de mode “Elegante Welt” du 29 janvier 1919, Der Tanztee, nous montre par exemple une scène de divertissement élégante, dans laquelle un couple svelte, à la page, évolue en parfaite synchronisation, suggérant qu’elle et lui ont le même désir d’être regardés et admirés par le public. Si, dans les années 1920, ce n’est certainement pas le mâle autoritaire qui va fasciner les lectrices et les lecteurs, une idée de la masculinité mondaine et raffinée, non dépourvue de petites frivolités, va émerger très tôt dans sa sensibilité, qui se révélera dans les personnages masculins, toujours soucieux d’admirer les dames et même d’imiter un peu leurs attitudes.

Parmi les revues de langue allemande, celle avec laquelle Ehrenberger a entretenu l’une des plus longues collaborations est “Lustige Blätter”, pour laquelle il a réalisé de nombreuses couvertures et planches intérieures, tout en dessinant les couvertures des romans que le même éditeur publiait périodiquement en supplément de la revue, et qui pouvaient se targuer d’un tirage élevé, ainsi que d’une large diffusion. “Lustige Blätter” (“pages drôles”) est une revue satirique berlinoise fondée en 1886 qui, comme l’indique son sous-titre, devait rassembler les meilleures caricatures allemandes. Elle a été publiée par l’éditeur Otto Eysler jusqu’en 1944. À travers ses numéros, également reproduits et diffusés en France, il est possible de reconstituer l’évolution de la société depuis les débuts de la Belle Époque jusqu’aux années de la Grande Guerre, souvent racontées avec une ironie féroce, et jusqu’à la chute du nazisme, régime auquel la revue s’était ralliée (de gré ou de force) comme en témoignent l’absence de caricatures satiriques politiques et l’insistance sur la critique des Juifs pendant les années du Reich. Lutz, qui continua à ne pas s’occuper de satire, produisit pour la belle revue une série de temperas en couleur de grand format, toujours dominées par des sujets féminins, déclinés au fil du temps en de nombreuses variantes, de la jeune fille tyrolienne joyeuse aux joues roses à la femme fatale aux lèvres vermillon, de la bourgeoise posée à la danseuse exotique débridée.

Coloriste percutant, dessinateur au trait rapide et net, il aime aussi parfois expérimenter un type d’illustration plus moderne, réduit au trait noir à l’encre de Chine (et comment ne pas penser à une influence de la Salomé d’Aubrey Beardsley), mais un trait tordu et tortueux, avec lequel il s’amuse à créer des emboîtements virtuoses de figures, des apparitions denses, séduisantes et allusives, comme en témoigne une curieuse série d’œuvres réalisées pour “Le Sourire” vers le milieu des années 1930.

Pour “Le Sourire”, hebdomadaire humoristique auquel collaboraient les meilleurs crayons de France, dont Paul Gauguin et Leonetto Cappiello, Lutz réalisait souvent les planches intérieures, généralement en noir et blanc, et les couvertures et les dos de couverture, qui laissaient au contraire une large place à la couleur. Dans les années 1930, le magazine a une prédilection pour les couvertures sexy, dominées par des divas quelque peu exhibitionnistes, aux petits seins provocants bien en évidence et aux jarretelles perchées sur de très longues jambes, certainement très attirantes pour les acheteurs. Ehrenberger est parfaitement en phase avec l’objectif. Dans une couverture mémorable de 1933, par exemple, le geste de croiser les très longues jambes de la dame devient le barycentre de la composition, un “dégagement des cuisses” quasi hypnotique, rehaussé par une longue traîne noire, autour duquel les autres éléments - l’homme qui l’attend avec plaisir, le coiffeur qui s’affaire autour de ses boucles, la serveuse qui laque ses ongles, et même l’expression provocante de la protagoniste - ne sont que le cadre.

Outre l’édition, comme il était d’usage à l’époque, l’artiste a probablement travaillé comme affichiste pour le cinéma et comme dessinateur publicitaire pour de grandes marques, telles que les parfumeurs Mouson et Coty, les pianos Marquard, l’essence Shell. Très longue et très significative est la série d’affiches et de petits encarts publicitaires pour l’Eau de Cologne 4711, dont Lutz représente à la fois les lignes masculines et féminines, produisant une profusion d’images de femmes et d’hommes idéalisés, mais parfois si sensuels qu’ils attirent l’attention de la censure. Dans les belles illustrations au trait (publiées en noir et blanc dans un format d’un tiers ou d’un quart de page) et dans les affiches en couleur, une très grande variété de types apparaît, et le même parfum immortel est associé de temps en temps à l’idée d’aventure, de romance, de séduction.

On trouve également de nombreuses affiches conçues pour des organismes publics, pour lesquelles il y avait généralement des concours assez compétitifs. Des affiches très visibles, d’une sensualité amusée, comme celles créées pour promouvoir les grandes fêtes carnavalesques (sujet maintes fois revisité et grande passion de Lutz) organisées à Munich dans les années 1930, comme celle du 19 février 1939, où une séduisante rousse, gainée d’une robe noire profondément fendue (presque une préfiguration de la mythique Gilda que jouera plus tard Hayworth), lève gaiement son verre devant le profil rigoureux d’Athéna. Et si la belle affiche bleu cobalt des Jeux olympiques d’été de 1936 à Munich est certainement plus posée, ce n’est que pour des raisons d’État (la même année, le Führer a fait un investissement d’image retentissant aux Jeux olympiques de Berlin) ; encore une fois, bien que voilée, c’est une célébration de la séduction comme prix pour le vainqueur, une douce féminité contrastant avec la rigueur virginale du modèle classique, dont la solennité est adoucie par une gracieuse Victoire ailée en robe légère, tenant des couronnes de fleurs d’une évocation préraphaélite. Mais il n’y a pas que des femmes extraordinaires dans l’imaginaire de Lutz. L’année suivante, la campagne de promotion des vacances d’été en Allemagne nous montre une jeune fille blonde, la beauté saine et aryenne typique, les cheveux ébouriffés par le vent, marchant à travers des champs fertiles et des paysages ensoleillés en cueillant des branches fleuries. Bref, les femmes, il semblait les aimer toutes.

Lutz Ehrenberger, Hexensabbath in der Friedrichstrasse, illustration pour Lustige Blätter
Lutz Ehrenberger, Hexensabbath in der Friedrichstrasse, illustration pour Lustige Blätter (1914)


Lutz Ehrenberger, illustration pour l'Eau de Cologne 4711
Lutz Ehrenberger, illustration pour Eau de Cologne 4711 (1929)


Lutz Ehrenberger, affiche pour le carnaval de Munich (1939)
Lutz Ehrenberger, affiche pour le carnaval de Munich (1939)

Les femmes de Lutz

Elégantes, folkloriques, rassurantes ou émancipées. Naïves ou inquiétantes, ou mieux encore, naïves et inquiétantes. La paysanne tyrolienne dansant avec son fiancé et la dompteuse perverse préparant son fouet, la chasseuse à moitié nue coiffée d’un bonnet de marche et la dame se poudrant le nez dans le miroir, découvrant son dos dans un jeu de points de vue à faire tourner la tête. Le rêveur, la starlette, les multiples danseurs, l’ange du soldat et la tentatrice qui les cueille, ceux qui prennent le tram et ceux qui partent en croisière, la sportive et la chanteuse, la distraite et la cligneuse, celle qui se réjouit du retour du printemps et celle qui ouvre son manteau de fourrure sur sa jarretière. Flirteuses ou effrontées, jeunes filles en herbe ou dames aguerries, les femmes d’Ehrenberger évoluent dans des décors paisibles, sans jamais travailler, sans jamais s’occuper de la maison ou des enfants, mais avec des boucles et des chaussons, des confidences amoureuses, des promesses chuchotées. Les nombreuses tasses levées pour trinquer, les tables des restaurants, des cafés, des bateaux de luxe ; les fêtes de Carnaval et les vœux de Noël, les nuits interminables avec des sorties théâtrales et des entrées théâtrales au bal, les ballons, les serpentins, les paillettes, les tétons pointus, les pantoufles à talons, les voiles, les plumes, les bas à mi-cuisses, les soieries qui s’enroulent autour des hanches. Toutes vivent bien, toutes ont un sourire, insinuant ou malicieux, radieux ou espiègle. Mais toutes, vraiment toutes, aiment être aimées, elles ne sont pas des objets mais les sujets d’un désir partagé, des femmes qui s’habillent et se déshabillent pour plaire et s’aimer.

En 1942, après les effets dévastateurs de la Seconde Guerre mondiale en Allemagne, Ehrenberger retourne définitivement à Saalfelden, où il passe ses dernières années dans la tranquillité, entouré de l’affection et de l’admiration dévotionnelle de ses femmes en chair et en os: sa femme Lydia, sa sœur Elvira, qui a emménagé avec eux, et sa jeune secrétaire. Son travail se poursuit intensément, presque jusqu’à la fin, puisque la dernière grande exposition collective, à laquelle il participe avec une œuvre représentant Cléopâtre, est la Grosse Wiener Kunstausstellung de 1949. Il meurt en 1950, à l’âge de soixante-douze ans.

Lorsque Lydia part à son tour, après avoir bercé le souvenir de son amour pendant douze ans, ses dernières paroles sont l’écho d’un souvenir heureux, et elle fait ses adieux à ses proches en disant qu’elle est heureuse, parce que Lutz lui a donné tout ce que la vie pouvait lui offrir. Peut-être, au fond d’elle-même, savait-elle qu’il n’y avait jamais qu’elle, la femme mille fois dessinée et rêvée, légère et puissante comme le papier, immortelle comme la séduction.

Lutz Ehrenberger, affiche pour les Jeux olympiques de Berlin (1936)
Lutz Ehrenberger, affiche de la manifestation de Munich pour les Jeux olympiques de Berlin (1936)


Lutz Ehrenberger, Sommer in Deutschland (L'été en Allemagne)
Lutz Ehrenberger, Sommer in Deutschland (L’été en Allemagne) (1937)


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