L’art, la littérature et le cinéma ont témoigné de l’ une des périodes les plus terribles de l’histoire, l’une des plus grandes tragédies de tous les temps pour l’humanité : les horreurs de l’holocauste, les persécutions subies par les Juifs en vertu des lois raciales promulguées par le régime nazi, les déportations et les camps de concentration et d’extermination, la mort dans les chambres à gaz. Des atrocités innommables perpétrées pendant la Seconde Guerre mondiale au nom de l’idée de la supériorité d’une race unique, la race aryenne, pour l’élimination définitive de tous les Juifs et de toutes les minorités. Une page d’histoire dramatique qui a vu des femmes et des hommes, des enfants et des adultes soudainement arrachés à leur vie quotidienne, à leur foyer, à leurs habitudes, à leurs affections, contraints de se réfugier et de se cacher, souvent en vain car ils étaient alors découverts ou dénoncés par des espions inattendus et insoupçonnés parmi les voisins, les “amis”, les connaissances, et emmenés en masse vers des lieux d’où ils ne reviendraient jamais dans la plupart des cas. Parmi les déportés, nombreux sont ceux qui ont raconté dans leurs dessins et leurs peintures ce que signifiait être juif à ce moment de l’histoire : des images avec lesquelles ils illustraient secrètement ce qu’ils avaient eux-mêmes souffert et vu à l’intérieur des ghettos et des camps de concentration et qui ont été retrouvées alors que leurs auteurs avaient déjà été tués, ou des souvenirs indélébiles dans l’esprit et les yeux des survivants qui, une fois libérés, ont trouvé dans l’art un moyen d’exprimer les moments terribles qu’ils avaient eux-mêmes vécus. Dans tous les cas, l’art doit être considéré comme un témoignage et un outil pour transmettre la mémoire, pour faire comprendre aux générations futures de quel mal l’humanité est capable et, à partir de cette réflexion, pour faire en sorte que toute cette haine ne se reproduise plus jamais. Que rien de ce qui s’est passé avec le nazisme et les persécutions raciales ne se reproduise jamais. L’art (et pas seulement l’art) sert donc à ne pas oublier.
À l’occasion de la Journée de commémoration de l’ Holocauste, nous vous racontons dans ces pages, comme nous le faisons depuis quelques années, l’histoire d’un déporté et interné à Auschwitz qui, une fois libéré, et donc sauvé, a représenté dans ses dessins et ses peintures la tragédie qu’il a vue et qui s’est déroulée dans le camp de concentration et d’extermination sur des personnes innocentes. Des œuvres qui sont ensuite devenues des témoignages de ce qu’il avait lui-même vu et ressenti.
C’est l’histoire de David Olère, né le 19 janvier 1902 à Varsovie, en Pologne, où il fréquente l’Académie des beaux-arts. Entre 1921 et 1922, il est employé comme assistant architecte, peintre et sculpteur à l’Europaïsche Film Allianz. À Berlin, il travaille avec Ernst Lubitsch, le célèbre réalisateur et producteur de films, et crée divers décors. Il commence sa carrière comme décorateur dans l’industrie cinématographique, travaillant notamment pour Paramount Pictures, Fox Films et Columbia Pictures. Installé à Paris, il épouse Juliette Ventura en 1930, d’où naîtra leur fils Alexandre. Lorsque la guerre est déclarée en Europe, David est mobilisé au 134e régiment d’infanterie à Lons-le-Saunier. Le 20 février 1943, il est arrêté par la police française en Seine-et-Oise en raison de ses origines juives et interné au camp de Drancy, puis déporté à Auschwitz le 2 mars. Au camp d’Auschwitz, Olère reste près de deux ans, du 2 mars 1943 au 19 janvier 1945, et travaille au Sonderkommando, une unité spéciale de travail forcée par les nazis à retirer les corps des chambres à gaz et les dépouilles des fours crématoires. Sélectionnés par les autorités du camp dès l’arrivée des convois de déportés, les membres du Sonderkommando vivaient dans des zones spéciales, séparés des autres pour éviter les fuites sur ce qui s’y passait réellement ; Ce sont ceux que Primo Levi, dans Les noyés et les sauvés, appelle les “misérables ouvriers du massacre” et sur le rôle desquels est tombée, qu’on le veuille ou non, l’accusation de n’avoir pas refusé, de n’avoir rien tenté pour empêcher l’assassinat de tant d’innocents. David Olère n’a pas refusé, ne pouvait probablement pas refuser ; il est l’un des rares déportés à avoir vu de ses propres yeux toutes les étapes du processus d’extermination et à en être sorti vivant, même si la plupart du temps il était employé à réaliser des œuvres d’art pour les SS et à traduire des émissions radiophoniques , car il connaissait plusieurs langues.
Toute l’horreur qui s’était gravée dans ses yeux a été transformée par ses œuvres en témoignage une fois qu’il a été libéré par les Américains à Ebensee en mai 1945, où il se trouvait après avoir été contraint de participer à la marche de la mort lors de l’évacuation du camp d’Auschwitz en janvier de la même année (d’Auschwitz, il est arrivé d’abord à Mauthausen, puis à Ebensee). Les œuvres qu’Olère a réalisées après la Libération doivent être considérées comme un geste qu’il s’est senti obligé de faire envers ceux qui n’avaient pas survécu, pour dénoncer les crimes nazis, honorer les victimes de la Shoah et ne pas oublier ce qui s’était passé à l’intérieur du camp d’Auschwitz. Ses dessins et ses peintures racontent cette horrible réalité, rendent compte de ce qui s’est passé dans le camp, dans les chambres à gaz et dans les fours crématoires. Il a été le premier à dessiner des plans et des coupes de ces environnements pour expliquer exactement comment les nazis géraient leurs usines de la mort. Parfois, dans ses tableaux, il se représente comme un visage fantomatique, comme un témoin silencieux observant des scènes terribles et inhumaines qui resteront à jamais vivantes dans sa mémoire.
“Dans ses œuvres, David Olère associe une vision artistique à la réalité des camps, soigneusement reconstituée. En conséquence, ses peintures représentent ceux qui n’ont pas survécu, parfois comme des visages et des fantômes de témoins présentés dans le scénario pictural, parfois formant le thème principal de l’œuvre”, explique Agnieszka Sieradzka, historienne de l’art des collections commémoratives d’Auschwitz. "Olère condamne également les auteurs de ces événements, qui occupent également une place importante dans ses œuvres. Ces œuvres contiennent également des motifs autobiographiques. L’artiste a montré ce qui l’a maintenu en vie et l’a finalement aidé à survivre : son amour pour sa femme, sa connaissance des langues, sa capacité à acquérir des portions supplémentaires de nourriture.
David Olère, Départ pour le travail (1946 ; dessin, 43 x 33 cm ; Lohamei HaGeta’ot, Maison des combattants du ghetto)
Dans les peintures, on voit souvent l’auteur lui-même, avec un numéro tatoué sur le bras, en tant que prisonnier du camp d’Auschwitz, qui a vu le processus d’extermination de ses propres yeux“. Dans ses œuvres, ajoute Sieradzka, ”on peut voir les étapes du processus d’extermination : les gens dans le vestiaire, dans la chambre à gaz, les scènes d’arrachage des dents en or des victimes, les scènes du crématorium et de l’enterrement des corps". Dans les œuvres d’Olère, on peut également voir des expériences médicales cruelles, la torture et l’assassinat de prisonniers par les SS, la faim, la peur et le désespoir qui faisaient partie de la vie quotidienne des prisonniers. Pour les chercheurs, les œuvres d’Olère ont une valeur unique en tant que documents illustrant les atrocités de l’extermination ; elles représentent des détails que seuls les membres du Sonderkommando connaissaient.
Parmi ses tableaux les plus connus figure La nourriture des morts pour les vivants, dans lequel Olère lui-même est représenté au premier plan, le visage creusé et les yeux écarquillés, alors qu’il ramasse la nourriture abandonnée près des vestiaires du crématorium pour la jeter par-dessus la clôture aux détenues du camp de femmes. Mais il y a aussi d’autres scènes qui montrent l’arrivée d’un convoi avec au premier plan un wagon transportant les cadavres d’un convoi précédent, ou trois Muselmänner (terme utilisé pour désigner ceux qui étaient destinés à la mort en raison de leur épuisement physique et mental) se soutenant l’un l’autre alors qu’ils titubent en direction de la chambre à gaz. Ou encore ceux qui ne pouvaient pas travailler, ce qui était souvent la raison de la condamnation à mort immédiate, ou le moment de l’administration d’une injection expérimentale médicale. L’une des images les plus tragiques est celle du gazage.
La plus grande collection de peintures de David Olère est conservée dans les collections du Mémorial d’Auschwitz (il existe également un portrait d’Olère par l’écrivain, historien et avocat Serge Klarsfeld). Ce dernier a d’ailleurs fait don en 2014 au Mémorial d’Auschwitz de la toute première œuvre de l’artiste à entrer dans les collections du musée : il s’agit d’un autoportrait en gros plan avec l’“ uniforme ” rayé typique avec casquette et cousu sur la poitrine le numéro 106 144 qui le marquait à l’intérieur du camp. D’autres dessins, comme celui représentant Olère lui-même en train d’être puni dans le bunker, font partie des collections de Yad Vashem, le Centre international de la mémoire de l’Holocauste ; d’autres sont conservés au Museum of Jewish Heritage de New York, d’autres au Ghetto Fighters’ House Museum en Galilée, quelques autres encore appartiennent à des particuliers.
David Olère est décédé à Noisy-le-Grand, en France, en août 1985. Après sa mort, sa femme et son fils Alexandre, ainsi que des héritiers comme son neveu, ont poursuivi la volonté de l’artiste : ses peintures et dessins ont été exposés dans différents musées pour diffuser le message de ses œuvres, raconter la réalité d’Auschwitz et honorer les victimes de l’Holocauste. Des images fortes, souvent choquantes, crient la volonté de ne pas oublier.
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