Aux origines de l'iconographie de saint François d'Assise: les stigmates des Offices


Le panneau représentant Saint François d'Assise recevant les stigmates conservé aux Offices (exposé à Assise jusqu'au 6 janvier 2022 dans le cadre du projet Uffizi Diffusi) est l'une des plus anciennes attestations de cette iconographie. Nous l'examinons de plus près dans cet article.

Saint François apparaît agenouillé, sur la terre aride du territoire de la Verna, dans le Casentino: derrière lui, des falaises abruptes et une végétation clairsemée, quelques touffes d’herbe et un arbre près de la crête de la montagne, qui lui fut offerte comme ermitage par le comte Orlando Cattani. Juste en dessous du sommet, la première église de l’ermitage, dédiée à Sainte Marie des Anges, et en haut à droite un séraphin d’où partent les rayons de lumière qui frappent François, laissant sur son corps les stigmates, les plaies que les souffrances de la crucifixion ont fait subir au Christ (elles sont au nombre de cinq: deux sur les mains, deux sur les pieds et une sur le flanc). C’est ainsi que l’épisode des stigmates de saint François est représenté sur un précieux panneau de 1240-1250, une œuvre attribuée après un long débat critique au Maître de la Croix 434 et conservée aux Offices, qui en ont fait le protagoniste de la première étape du projet des Offices diffusé en dehors de la Toscane, l’exposition inTORNO a Francesco (Assise, Sala ex Pinacoteca, du 14 novembre 2021 au 6 janvier 2022, sous la direction de Giulio Proietti Bocchini et de Stefano Brufani).

Selon la mystique catholique (les stigmates ne sont toutefois pas un dogme), certains croyants peuvent recevoir les signes des souffrances de Jésus lorsqu’ils entrent en union spirituelle avec le Christ, en s’identifiant à lui. Saint François (Giovanni di Pietro di Bernardone ; Assise, 1181/1182 - 1226) est, selon la religion, le premier saint à avoir reçu les stigmates. Selon son hagiographie, le saint aurait reçu les stigmates par l’intermédiaire d’un séraphin en septembre 1224, alors qu’il se trouvait sur la montagne de La Verna, se trouvant dans un état d’union parfaite avec le Christ. Dans la Legenda maior, l’une des plus anciennes hagiographies du saint, écrite en 1263 par Bonaventure de Bagnoregio (Bagnoregio, c. 1217/1221 - Lyon, 1274), l’épisode est raconté comme suit (ici dans la traduction de Simpliciano Olgiati): “Deux ans avant de rendre son esprit à Dieu, après de nombreux et divers travaux, la divine Providence l’attira à l’écart et le conduisit sur une montagne élevée, appelée la montagne de l’Alverne. Là, il avait commencé, selon sa coutume, à jeûner le Carême en l’honneur de saint Michel Archange, lorsqu’il commença à se sentir inondé d’une douceur extraordinaire dans la contemplation, enflammé d’une flamme plus vive de désirs célestes, comblé de dons divins plus riches. [...] Le feu indomptable de l’amour pour le bon Jésus éclata en lui avec des flammes et des flammes de charité si fortes que les nombreuses eaux ne purent les éteindre. L’ardeur séraphique du désir le ravissait donc en Dieu, et un tendre sentiment de compassion le transformait en celui qui voulait, par excès de charité, être crucifié. Un matin, à l’approche de la fête de l’Exaltation de la Sainte Croix, alors qu’il priait sur le flanc de la montagne, il vit une figure semblable à un séraphin, avec six ailes aussi brillantes qu’enflammées, descendre de la sublimité des cieux: d’un vol très rapide, elle plana dans les airs, s’approcha de l’homme de Dieu, et alors apparut entre ses ailes l’effigie d’un crucifié, qui avait les mains et les pieds étendus et enfermés sur la croix. Deux ailes s’élevaient au-dessus de sa tête, deux s’étendaient pour voler, et deux voilaient tout son corps. À cette vue, il fut très étonné, tandis que la joie et la tristesse inondaient son cœur. [Mais à partir de là, il comprit enfin, par révélation divine, le but pour lequel la divine providence lui avait montré cette vision, c’est-à-dire pour lui faire connaître à l’avance que lui, l’ami du Christ, allait être entièrement transformé en l’image visible du Christ Jésus crucifié, non par le martyre de la chair, mais par le feu de l’esprit. Alors qu’il disparaissait, la vision laissa une merveilleuse ardeur dans son cœur, et des signes tout aussi merveilleux s’imprimèrent dans sa chair. Immédiatement, en effet, dans ses mains et ses pieds, des signes de clous commencèrent à apparaître, comme ceux qu’il avait observés juste avant dans l’image du crucifié. Les mains et les pieds, en plein milieu, sont cloués ; les têtes des clous dépassent à l’intérieur des mains et sur la partie supérieure des pieds, tandis que les pointes dépassent sur le côté opposé. Les têtes des clous des mains et des pieds étaient rondes et noires ; les pointes, par contre, étaient allongées, recourbées vers l’arrière et comme rivetées, et sortaient de la chair elle-même, dépassant le reste de la chair. Le côté droit était comme transpercé par une lance et couvert d’une cicatrice rouge, d’où émanait souvent du sang sacré qui trempait la soutane et le pantalon. Il vit, le serviteur du Christ, que les stigmates imprimés de façon si évidente ne pouvaient rester cachés à ses compagnons les plus proches ; il craignait cependant de rendre public le secret du Seigneur et était déchiré par un grand doute: dire ce qu’il avait vu ou se taire? Il appela donc quelques frères et, parlant en termes généraux, il leur expliqua son doute et leur demanda conseil. L’un des frères, Illuminato, de son nom et de sa grâce, devina que le saint avait eu une vision extraordinaire, parce qu’il avait l’air si étonné, et lui dit: ”Frère, sache que parfois les secrets divins sont révélés non seulement à toi, mais aussi aux autres. Il y a donc lieu de craindre que si tu caches ce que tu as reçu pour le bénéfice de tous, tu sois reconnu coupable d’avoir caché le talent". Le saint fut frappé par ces paroles et [...] avec beaucoup de crainte, il raconta comment la vision s’était produite et ajouta que, pendant l’apparition, le séraphin lui avait dit certaines choses que, dans sa vie, il n’aurait jamais confiées à personne. De toute évidence, les paroles de ce saint séraphin, qui était admirablement apparu sur la croix, étaient si sublimes qu’il n’était pas permis aux hommes de les prononcer. Ainsi, le véritable amour du Christ avait transformé l’amant en l’image même de l’aimé.



Le miracle des stigmates fut connu, peu après la mort de François, par le frère Elias, son confrère, qui le mentionna dans la lettre annonçant à Grégoire IX et aux provinces franciscaines le départ de l’Assisien. La première narration “publique”, pour ainsi dire, de l’événement remonte à 1228 et est rapportée dans la biographie de François écrite par Tommaso da Celano. Le panneau des Offices est l’une des premières attestations connues en peinture de l’épisode qui concerne la vie du saint, et probablement aussi la plus ancienne représentation qui ne se trouve pas dans une fresque ou sur un panneau où sont représentés plusieurs récits de l’hagiographie franciscaine: ici, l’épisode des Stigmates occupe tout le panneau, qui faisait peut-être partie à l’origine d’un diptyque, ou qui pourrait même avoir été une œuvre autonome, donc un objet de valeur particulière, produit à des fins dévotionnelles. Nous ne savons pas d’où il provient: ce qui est certain, c’est qu’il s’agit d’un panneau particulièrement chanceux, car à Paris, en 1266, le chapitre général franciscain a donné l’ordre de détruire toutes les images de saint François, et l’œuvre des Offices a manifestement survécu à l’opération. L’œuvre est mentionnée pour la première fois le 22 septembre 1863, lorsque le marchand florentin Ugo Baldi en fait don à l’Accademia di Belle Arti de Florence. Depuis lors, elle n’a jamais quitté les collections publiques florentines (elle a été définitivement transférée aux Offices en 1948).

Maître de la Croix 434, Saint François recevant les stigmates (v. 1240-1250 ; tempera et or sur panneau, 81 x 51 cm ; Florence, Galerie des Offices, inv. 1890 n° 8574)
Maître de Croix 434, Saint François recevant les stigmates (vers 1240-1250 ; tempera et or sur panneau, 81 x 51 cm ; Florence, Galerie des Offices, inv. 1890 no. 8574)
Le panneau des Offices exposé à Assise
Le panneau des Offices exposé à Assise
Maître de Saint François, Stigmates de Saint François (post 1263 ; vitrail ; Assise, Basilique inférieure de Saint François)
Maître de saint François, Stigmates de saint François (postérieur à 1263 ; vitrail ; Assise, Basilique inférieure de Saint-François)
Maître de Saint François, Stigmates de Saint François (vers 1260 ; fresque ; Assise, Basilique inférieure de Saint François)
Maître de saint François, Stigmates de saint François (vers 1260 ; fresque ; Assise, Basilique inférieure de saint François)

Tout comme nous ne savons pas d’où vient ce panneau, nous ne connaissons pas non plus le nom de son auteur. Pietro Toesca, en 1927, l’a attribué au Lucquois Bonaventura Berlinghieri (Lucques, vers 1210 - vers 1287), auteur de la première peinture connue représentant des épisodes de la vie du Poverello d’Assise, le panneau avec saint François et des récits de sa vie dans l’église de saint François à Pescia, où l’on note également l’épisode des stigmates. Toutefois, des similitudes peuvent être relevées avec l’épisode des stigmates de saint François peint dans le retable par le soi-disant Maître de saint François Bardi, auteur d’un panneau conservé dans l’église de Santa Croce à Florence (bien qu’aujourd’hui certains des critiques les plus autorisés, en particulier Angelo Tartuferi, tendent à l’attribuer à Coppo di Marcovaldo, une grande personnalité de l’art florentin de la moitié du XIIIe siècle): en effet, selon Mina Gregori, le panneau des Offices est “l’œuvre certaine de l’auteur du grand retable placé sur l’autel de la chapelle Bardi dans l’église de Santa Croce”. Auparavant, Edward B. Garrison, l’historien de l’art qui a inventé le nom de “Maître de San Francesco Bardi”, avait attribué à ce dernier à la fois le panneau de Santa Croce, le panneau des Offices et, quoique de façon douteuse, la Croix 434 des Offices. La Croix 434 est une autre des œuvres énigmatiques de notre histoire de l’art médiéval, l’œuvre d’un auteur identifié comme un artiste actif à Florence, mais formé dans la région de Lucques (une ascendance également notée par Gregori pour le panneau des Offices) et redevable de la manière de Berlinghiero Berlinghieri (Volterra, c. 1175 - Lucca ?, 1235/1236).

Miklós Boskovits, en revanche, voit des différences substantielles entre le peintre qui a peint le Saint François d’Assise de la Chapelle Bardi et l’auteur des Stigmates de Saint François: le savant hongrois a en effet été le premier à formuler le nom du Maître de la Croix 434 pour les Stigmates, une attribution confirmée par la suite par Angelo Tartuferi à plusieurs reprises (en 2000, 2004 et 2007) et par Francesca Pasut, et acceptée par les Galeries des Offices. Dans son ouvrage The Origins of Florentine Painting, 1100-1270 (écrit en collaboration avec Ada Labriola et Angelo Tartuferi), Boskovits écrit qu’il existe des différences “flagrantes”, “tant dans la disposition des éléments individuels de la scène que dans le choix des couleurs et des décorations”. Dans le retable de San Francesco Bardi, on ne trouve aucune trace de la préférence pour l’utilisation de différents tons d’une même couleur, d’harmonies chromatiques atténuées avec des notes plus vives, limitées à quelques zones de la composition, qui sont des traits décisifs du panneau des Offices. Le retable de Santa Croce est le produit d’un artiste au talent moins contrôlé, intolérant aux règles, et doit donc être analysé comme une œuvre à part entière. Ici, nous devons nous limiter à dire que je ne vois pas de place pour le San Francesco Bardi dans le catalogue du Maestro della Croce 434, alors qu’au contraire, les Stigmates des Offices me semblent être un produit caractéristique de ce peintre, exécuté dans une période que l’on peut situer entre la Croce elle-même et le retable de Pistoia [aujourd’hui au Museo Civico de la ville, ndlr].

Chiara Frugoni est également favorable à une datation précoce: en 1993, elle a mis en corrélation les Stigmates des Offices avec le panneau de Bardi (qu’elle croyait antérieur) pour souligner comment, sur le plan iconographique, le panneau du musée florentin présente l’attribut de la croix du Christ derrière les séraphins, qui est absent dans le retable de Santa Croce. Du point de vue stylistique, nous nous trouvons devant une œuvre qui, comme l’ont écrit les commissaires de l’exposition inTORNO a Francesco di Assisi, se présente avec un “style intime et spirituel de la matrice byzantine, bien qu’elle préfère la perspective frontale et la schématisation bidimensionnelle des formes”, et qui est proposée avec “de nouveaux traits [...] plus réalistes et raffinés, à partir de la perspective frontale et de la schématisation bidimensionnelle des formes”, plus réalistes et raffinés, à commencer par l’espace, plus clairement défini grâce à la nette démarcation des bords rocheux du promontoire sur le fond d’or, ainsi que la présence d’éléments végétaux émergeant de la roche, jusqu’au rendu précis des robes du saint". La reprise des motifs traditionnels de la matrice byzantine actualisés, cependant, sur la base d’un espace qui devient plus réaliste caractérise la peinture lucquoise de l’époque, une sphère vers laquelle, comme on l’a dit, le Maître de 434 a dû se tourner.

Maître du San Francesco Bardi ou Coppo di Marcovaldo, Saint François et épisodes de la vie du saint (vers 1250 ; tempera sur panneau ; Florence, Santa Croce). Photo de Francesco Bini
Maître de San Francesco Bardi ou Coppo di Marcovaldo, Saint François et épisodes de la vie du saint (vers 1250 ; tempera sur panneau ; Florence, Santa Croce). Photo de Francesco Bini
L'épisode des stigmates dans le retable de Bardi
L’épisode des stigmates dans le retable de Bardi
Maître de la Croix 434, Crucifix avec huit récits de la Passion ou Croix 434 (v. 1240-1245 ; tempera et or sur panneau, 250 x 200 cm ; Florence, Galerie des Offices, inv. 1890 no. 434)
Maître de la Croix 434, Crucifix avec huit récits de la Passion ou Croix 434 (vers 1240-1245 ; tempera et or sur panneau, 250 x 200 cm ; Florence, Galerie des Offices, inv. 1890 no. 434)
Bonaventura Berlinghieri, Saint François et les histoires de sa vie (1235 ; tempera sur panneau, hauteur 160 cm ; Pescia, San Francesco)
Bonaventura Berlinghieri, Saint François et les histoires de sa vie (1235 ; tempera sur panneau, 160 cm de haut ; Pescia, San Francesco)
Maître de la Croix 434, Saint François et des épisodes de sa vie (vers 1250 ; tempera sur panneau ; Pistoia, Museo Civico)
Maître de la Croix 434, Saint François et les épisodes de sa vie (vers 1250 ; tempera sur panneau ; Pistoia, Museo Civico)

La représentation de l’épisode des stigmates que nous voyons dans le panneau des Offices est rare, mais il existe d’autres attestations contemporaines ou légèrement postérieures, dont deux se trouvent à Assise même. Il s’agit d’un vitrail et d’une fresque, tous deux attribués au " Maître de saint François", un autre artiste actif sur le site ombrien vers le milieu du XIIIe siècle. Le vitrail fait partie de ce qui est aujourd’hui la série italienne la plus complète de vitraux médiévaux (malgré d’importantes rénovations), celle de la basilique supérieure de Saint-François. Les plus anciens sont ceux de l’abside, probablement postérieurs à la consécration de la basilique (1253) et attribués à des artisans allemands, tandis que le vitrail d’où proviennent les stigmates est celui des Histoires de la vie de saint François, situé dans la première fenêtre du mur droit de la nef, attribué comme mentionné au Maître de saint François et probablement réalisé après 1263, car les sujets semblent fortement redevables à la Legenda Maior de Bonaventure de Bagnoregio. Le vitrail a d’abord été attribué à Cimabue, alors que c’est Henry Thode qui a formulé l’attribution au “Maître de Saint-François”, un nom qu’il a inventé.

Dans le vitrail, le saint est agenouillé, les paumes tournées vers le haut, comme dans le panneau des Offices. Bien que les deux œuvres ne soient pas dépendantes l’une de l’autre, elles sont néanmoins intéressantes en tant qu’exemples parmi les plus anciens de la représentation de l’épisode de la stigmatisation. Il en va de même pour l’autre tableau attribué au Maître de saint François, la fresque fragmentaire qui fait partie de la scène où saint François reçoit les stigmates et qui se trouve parmi les restes du cycle pictural peint le long de la nef de la basilique inférieure de saint François, partiellement détruite quelques décennies après son achèvement, lors de l’ouverture des arcs menant aux chapelles. Il ne reste que très peu de choses de la représentation: seulement les séraphins et un morceau du paysage de l’Alverne, tandis que la figure du Poverello a été complètement perdue. Il s’agit néanmoins d’une œuvre importante car elle appartient à la plus ancienne décoration de l’église, exécutée vers 1260 par le Maître de Saint-François, qui peignit d’un côté des histoires de la vie du Christ et de l’autre des histoires de la vie de Saint-François.

L’un des épisodes les plus touchants de la vie de saint François et l’un des plus significatifs d’un point de vue spirituel, celui de la stigmatisation, deviendra bientôt l’un des plus présents dans l’histoire de l’art. Le miracle des stigmates avait fait de saint François un alter Christus (comme l’a décrit Bonaventure de Bagnoregio lui-même) qui a rendu son parcours de foi différent de celui des autres saints (saint François a été canonisé en 1228). Un événement qui a également revêtu de fortes connotations théologiques, le miracle étant le moyen de démontrer la sainteté de François et de construire son image (bien que pour Thomas de Celano la sainteté de François soit donnée avant tout par ses œuvres), et philosophiques, puisque le miracle est également le moyen par lequel François comprend le sens de la croix (qui lui apparaît également dans la vision des séraphins) pour parvenir à la pleine connaissance du Christ.


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