Arts incohérents : la redécouverte du mouvement qui a subverti les règles de l'art à la fin du 19e siècle


Entre 1882 et 1893, le Mouvement des arts incohérents a entrepris de subvertir les normes du monde des beaux-arts. Longtemps oubliés, ils ont été redécouverts récemment. Et leurs œuvres sont présentées pour la première fois en Italie à l'occasion de l'exposition Toulouse-Lautrec à Rovigo, jusqu'au 30 juin 2024.

L’article suivant est une adaptation de l’essai Arti incoerenti : né censura, né onore, dunque de Johann Naldi publié dans le catalogue de l’exposition Henri de Toulouse Lautrec. Paris 1881-1901 (Rovigo, Palazzo Roverella, du 23 février au 30 juin 2024), Dario Cimorelli Editore.

Le 4 février 2021, le quotidien “Le Monde” publiait un important article de Philippe Dagen annonçant la découverte de dix-sept œuvres inédites des Arts Incohérents. Jusqu’alors, la production de ce mouvement légendaire né à la fin du XIXe siècle, dont le but était de défier le sérieux du monde de l’art par le rire - mais pas seulement - n’était connue qu’à travers des catalogues d’exposition et de nombreux articles de la presse de l’époque ; la réapparition de ces œuvres est donc destinée à changer le regard sur leur histoire.



Créé par le journaliste et éditeur Jules Lévy (1857-1937), âgé d’à peine 25 ans, le mouvement des Arts Incohérents se propose, de 1882 à 1893, de subvertir l’ensemble des règles qui régissent le monde des beaux-arts. Le credo de son initiateur : “Exposer des œuvres de gens qui ne savent pas dessiner”. Aux antipodes du très respectable Salon officiel, il n’est pas nécessaire d’être peintre ou sculpteur professionnel pour faire partie des Incohérents, même si de nombreux artistes confirmés, dont Toulouse-Lautrec lui-même, contribuent aux expositions. L’écrivain, le comédien ou le simple amateur sont les bienvenus, sans courir le risque de voir leurs œuvres rejetées par un jury pour violation des conventions académiques. Seules les œuvres dites “obscènes” sont interdites. Les prix sont attribués par tirage au sort et les lauréats décorés de médailles en chocolat. Ni censure, ni honneur, donc. Mettant en avant les supports et les matériaux les plus incongrus - sculptures en gruyère, animaux vivants peints gambadant dans les salles d’exposition, cadres sans toiles ou toiles sans peinture... - les quelque six cents participants, dont la plupart travaillent sous pseudonyme pour mieux affirmer leur esprit de groupe, ont produit et exposé un millier d’œuvres en une décennie d’activité. La première exposition officielle a lieu le 1er octobre 1882 dans la minuscule chambre de Jules Lévy. Une petite dizaine de mètres carrés où s’entassent cent cinquante-neuf pièces, répertoriées pour l’occasion dans un supplément de la revue “Le Chat Noir”. Parmi elles, l’éblouissant Combat de nègres pendant la nuit de Paul Bilhaud, premier tableau monochrome présenté dans une exposition publique, entre d’emblée dans le mythe. L’événement est notable et a une résonance internationale. Fort de son succès, Jules Lévy réitère l’année suivante. A cette seconde date, Alphonse Allais accroche au mur un simple bristol blanc intitulé Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige, dont on n’a jamais retrouvé la trace. En 1884, le catalogue recense deux cent vingt-quatre pièces, sans compter les pièces hors catalogue. Une fois de plus, l’exposition suscite un intérêt qui dépasse largement les frontières de la capitale. [...].

Jules Chéret, Couverture du catalogue illustré de l'Exposition des Arts incohérents (1886 ; lithographie polychrome sur papier, 380 x 290 mm ; Paris, Collection privée)
Jules Chéret, Couverture du catalogue illustré de l’Exposition des Arts incohérents (1886 ; lithographie polychrome sur papier, 380 x 290 mm ; Paris, Collection particulière)
Santiago Rusiñol, Café de Montmartre (ou Café des Incohérents) (1889-1890 ; huile sur toile, 80 x 116 cm ; Monistirol de Montserrat, Museu de Montserrat)
Santiago Rusiñol, Café de Montmartre (ou Café des Incohérents) (1889-1890 ; huile sur toile, 80 x 116 cm ; Monistirol de Montserrat, Museu de Montserrat)
Henri Boulanger, Henri-Patrice Dillon, Emile Cohl, Henri Pille, Exposition des Arts incohérents Olympia, 26 bd des Capucines (1893 ; lithographie polychrome sur papier, 1550 x 1120 mm ; Paris, Collection privée)
Henri Boulanger, Henri-Patrice Dillon, Emile Cohl, Henri Pille, Exposition des Arts incohérents Olympia, 26 bd des Capucines (1893 ; lithographie polychrome sur papier, 1550 x 1120 mm ; Paris, Collection privée)

En 1885, aucune exposition n’est organisée, mais un premier “bal incohérent” est lancé, organisé rue Vivienne, qui n’en est pas moins pittoresque. Les invités sont priés de se présenter déguisés de la manière la plus fantaisiste possible - en artichaut ou en table de nuit, au choix - tandis qu’une pancarte à l’entrée de la salle annonce “Mélancolie interdite”. Pendant treize ans, plusieurs de ces danses vont se succéder, rythmant la vie parisienne sous le signe d’une folie subversive dont les dadaïstes conserveront la mémoire. En 1886, l’infatigable Jules Lévy organise une nouvelle exposition où figure un tableau désopilant d’Eugène Grivaz, Les Voyages déforment les jeunesses, qui fera l’objet de commentaires dans divers journaux : "Cette exposition est un fourre-tout de bizarreries, de plaisanteries, de surprises et d’extravagances dont je ne peux que signaler rapidement quelques exemples. Parmi elles, Les Voyages déforment les jeunesses, toile délicieuse où une jeune fille, gracieusement peinte, revient de loin avec un baluchon sur l’épaule - et une autre ailleurs". En 1889, profitant de l’Exposition universelle, Lévy organise une grande rétrospective des Arts incohérents avec plus de quatre cents œuvres, dans laquelle le visiteur stupéfait découvre un cheval sans entraves, entièrement peint aux couleurs de la France. Dernier aperçu de l’incohérence, l’exposition de 1893 est organisée dans le grand foyer de la toute nouvelle salle de l’Olympia, boulevard des Capucines. Paris est tapissé de l’affiche “collectiviste” annonçant l’événement, réalisée en collaboration par Dillon, Cohl, Ferdinand et Gray. Face au succès populaire incontesté, la critique est divisée, partagée entre dédain, mépris et soutien inconditionnel. Outre les sept expositions parisiennes, le mouvement se déplace également hors de la capitale, à Rouen, Bourg-en-Bresse, Nantes, Lille, Besançon, Nancy et Grenoble, où les artistes locaux se mêlent aux Incohérents de Paris.

De la fiction à la réalité

Découvertes en 2017 dans une collection privée de la région parisienne et classées Trésor national par l’État français, les pièces exposées [ndlr : à l’exposition Henri de Toulouse Lautrec. Paris 1881-1901, à Rovigo, Palazzo Roverella, du 23 février au 30 juin 2024], présentées pour la première fois hors des frontières françaises, constituent un matériel d’étude inespéré pour l’histoire de l’avant-garde fin-de-siècle, dont Marcel Duchamp et André Breton, parmi tant d’autres, appréciaient fameusement les œuvres anticipatrices. Parmi les pièces trouvées, un fascinant tableau uniformément noir, dont la provenance est indiquée par une ancienne étiquette au dos de la toile avec une inscription en caractères néogothiques : “Arts incohérents - 4, rue Antoine-Dubois, 4, PARIS”. La référence au mouvement artistique qui a secoué la capitale tout au long des années 1880 est donc explicite. Une seconde étiquette portant le numéro 15 rattache encore plus précisément le tableau au catalogue de l’exposition publié le 1er octobre 1882 dans “Le Chat Noir”, en révélant son titre et son auteur : il s’agit bien de ce Combat de nègres pendant la nuit exécuté par Paul Bilhaud, célèbre auteur de vaudeville devenu peintre pour l’occasion - et non pas l’un des moins importants. L’œuvre redécouverte est donc le mythique monochrome, premier exemple du genre à avoir été exposé dans le cadre d’une manifestation artistique officielle. Considérée comme perdue, voire détruite depuis plus de cent trente ans, elle avait disparu le soir même de sa présentation publique, qui avait duré à peine quatre heures dans le petit appartement. Parmi les seize œuvres retrouvées et présentées dans l’une des expositions des Arts incohérents, une a particulièrement retenu l’attention : le Rideau de fiacre, constitué d’un fragment de soie verte dépassant d’un cylindre de bois peint. L’objet, d’un modèle courant, porte une inscription gravée sur une plaque de métal : Des souteneurs encore dans la force de l’âge et le ventre dans l’herbe boivent de l ’absinthe. Le titre, allusion redondante à la couleur verte, est suivi du monogramme d’Alphonse Allais, le célèbre "absurde “ dont les œuvres ”monocroïdes" n’ont jamais été retrouvées. Son Album primo-avrilesque, véritable objet d’avant-garde publié en 1897 et élevé au rang d’icône de l’art moderne par les surréalistes, constituait jusqu’à cette découverte le seul témoignage matériel disponible de ces productions prophétiques.

Alphonse Allais, Des Souteneurs encore dans la force de l'âge et le ventre dans l'herbe boivent de l'absinthe (rideau à fiacre cylindrique en placage de bois avec tissu marbré vert, plaque de laiton avec titre gravé de l'œuvre, clous en bronze doré avec décor floral et manivelle pour dérouler le rideau ; contrepoids au bas du tissu, 60 × 48 cm ; Paris, Collection particulière)
Alphonse Allais, Des Souteneurs encore dans la force de l’âge et le ventre dans l’herbe boivent de l’absinthe (rideau cylindrique en bois plaqué avec tissu marbré vert, plaque de laiton avec titre gravé de l’œuvre, clous en bronze doré avec décor floral et manivelle pour dérouler le rideau ; contrepoids au bas du tissu, 60 × 48 cm ; Paris, Collection particulière).
Paul Bilhaud, Combat de nègres pendant la nuit (1882 ; huile sur toile, 41,8 × 47,5 cm ; Paris, collection privée)
Paul Bilhaud, Combat de nègres pendant la nuit (1882 ; huile sur toile, 41,8 × 47,5 cm ; Paris, collection particulière)
Eugène Grivaz, Les Voyages déforment les jeunesses (huile sur toile, 60,7 × 47 cm ; Paris, collection particulière)
Eugène Grivaz, Les Voyages déforment les jeunesses (huile sur toile, 60,7 × 47 cm ; Paris, collection particulière)
Gieffe, La tortue et les deux canards (huile sur carton, 42 x 67,5 cm ; collection privée)
Gieffe, La tortue et les deux canards (huile sur carton, 42 × 67,5 cm ; collection particulière)

À côté du premier monochrome exposé par Bilhaud - la Joconde du mouvement des Arts Incohérents - réapparaît ainsi un véritable proto-ready-made d’Alisi datant de la fin du XIXe siècle, dont Marcel Duchamp connaissait depuis longtemps l’importance - relativement inavouée. À ces deux œuvres d’une importance historique fondamentale, dont aucun musée au monde ne peut se targuer d’avoir l’équivalent, s’ajoute une série de quinze œuvres originales exécutées selon des techniques différentes, dont l’analyse montre qu’elles ont toutes été présentées dans les expositions successives des Arts Incohérents organisées de 1883 à 1893. Nombre d’entre elles se trouvent d’ailleurs imprimées dans les catalogues de l’époque qui, comme nous l’avons vu, étaient jusqu’à présent les seuls éléments matériels dont disposait l’historien désireux d’approfondir l’étude de ce mouvement passionnant. En 1992, le musée d’Orsay a voulu le sauver de l’oubli en consacrant à ce formidable moment de l’art français une exposition qui a jeté les bases des recherches récentes sur les Arts Incohérents, en présentant essentiellement des documents et des reconstitutions interprétatives d’oeuvres perdues et en constatant la disparition quasi-totale de milliers d’oeuvres produites par les quelque six cents artistes qui l’ont rejoint sur une période de dix ans. La redécouverte de dix-sept œuvres originales constitue donc un véritable événement, offrant au public et aux exégètes l’occasion d’apprécier les caractéristiques matérielles du mouvement et d’en affiner la compréhension. En d’autres termes : de se détacher d’un certain récit partiellement fictif des Arts Incohérents établi au cours des dernières décennies par bon nombre d’historiens - pour la plupart des spécialistes littéraires qui n’avaient eu accès qu’à un matériel documentaire - pour redéfinir leurs méthodes de création à partir des œuvres elles-mêmes. Un examen attentif de ces dernières révèle en effet une attention particulière portée à la conception et au raffinement formel, particulièrement visible dans les monochromes de Paul Bilhaud, que la grande majorité des historiens avaient jusqu’alors ignorés, réduisant hypothétiquement l’ensemble de la production des Arts Incohérents au rang d’une grande farce sans lendemain. Une sorte d’acte d’effacement d’un mouvement de bonne humeur qui n’aurait pas dû être considéré comme l’une des principales sources vivantes de l’avant-garde du siècle suivant. Au lieu de cela. On connaît aujourd’hui la sincère vénération que lui portait le père du surréalisme André Breton, dont l’immense collection de livres et d’objets hétéroclites comprenait un exemplaire de l’Album primo-avrilesque d’Alphonse Allais, plusieurs catalogues d’exposition des Arts Incohérents et de nombreux articles relatifs au mouvement, découpés çà et là et annotés par Breton. Lui et son ami Paul Éluard semblent d’accord pour attribuer une importance significative pour le surréalisme aux innovations d’Allais, l’une des principales figures qu’ils mentionnent à deux reprises dans leur Dictionnaire abrégé du surréalisme. Il en va de même pour Marcel Duchamp, le grand théoricien et vulgarisateur du ready-made qui, dès 1904, alors qu’il n’a pas encore 20 ans, s’installe dans le Montmartre de son frère, où il fréquente de nombreux illustrateurs qui ont participé aux expositions des Arts Incohérents, dont Adolphe Willette. Une vénération qui ne s’éteindra d’ailleurs jamais selon le témoignage de Robert Lebel, selon lequel Duchamp meurt en 1968 avec un livre d’Alphonse Allais à la main. Cette admiration de toute une vie pour le génial auteur - également normand - s’explique évidemment par la proximité spirituelle que Duchamp se sentait avoir avec ce grand génie du langage qui, grâce à son art consommé de la “mystification”, avait pratiqué l’art de l’écriture et l’art de l’écriture.mystification“, pratiquait depuis la fin du 19ème siècle - notamment dans le cadre des expositions des Arts incohérents - une sorte de ”qualification linguistique de l’objet“. À la longue liste d’artistes et d’intellectuels fascinés par le mouvement et, pour citer Félix Fénéon, par ses créations ” follement hybrides ", ajoutons le peintre russe Kazimir Malevič, dont la renommée est universellement liée au Carré noir sur fond blanc (1915), considéré à juste titre comme l’une des œuvres fondatrices de l’avant-garde du début du XXe siècle. Le 11 novembre 2015, lors d’une conférence internationale organisée par la Galerie Tret’jakov à Moscou à l’occasion du 100e anniversaire de la création du Carré, une annonce sensationnelle est faite, qui aura un écho international : des analyses scientifiques approfondies ont en effet révélé la présence de deux images sous-jacentes, constituées d’une composition cubo-futuriste et d’une seconde composition proto-suprématiste. À cela s’ajoute une dernière révélation tout à fait inattendue : Selon la commissaire Ekaterina Voronina, l’analyse de l’image a révélé une inscription placée par l’artiste sur le Carré noir, que l’on peut traduire par “Negroes fighting in a cave” (combat de nègres dans une grotte, pendant la nuit [sic]), qui semble à son tour évoquer un autre tableau, Combat de nègres dans une grotte, pendant la nuit [sic], créé, selon la même source, par l’écrivain français Alphonse Allais en 1897.

Cette référence indubitable au monochrome d’Allais et donc, par rebond, à celui de Paul Bilhaud constituerait, si elle était confirmée, une preuve tangible de la porosité des influences entre art “majeur” et art dit “mineur”, ainsi que de la connaissance probable du mouvement des Arts Incohérents de la part des représentants de l’avant-garde russe. A l’appui de cette thèse, rappelons les récentes études de Jean-Claude Lebensztejn qui font état d’une mention du monochrome “allaisien” dès décembre 1911 dans un article de la revue russe “Russkoe Slovo”. Selon l’auteur, le destin voulait en somme que “dans la dynamique de ses excès, la verve des caricaturistes rencontre un jour le radicalisme des artistes d’avant-garde”. Rien de plus facile, dès lors, que la foule des journalistes et autres chroniqueurs de la vie artistique parisienne pour diffuser les extravagances anticonformistes des Incohérents à travers divers journaux. Et ce n’est pas tout : ces manifestations explosives s’étendent aussi à l’échelle internationale, projetant leurs débordements jusqu’aux États-Unis, comme en témoignent plusieurs articles parus en 1884 et 1886 dans le prestigieux “The New York Times”. C’est dire l’attention que ce mouvement, dont les innovations esthétiques et conceptuelles dépassent largement l’intérêt des seuls cercles intellectuels parisiens, a reçue à partir de la fin du XIXe siècle et s’est inscrit dans un patrimoine artistique transnational plus large. L’histoire des avant-gardes du XXe siècle le confirmerait, en définissant les monochromes et les ready-mades de Marcel Duchamp comme des emblèmes de la modernité qui remettaient radicalement en question - à l’échelle mondiale - le concept même d’œuvre d’art. Cette longue ombre des Arts Incohérents, longtemps rejetée car jugée gênante par certains, retrouve aujourd’hui une partie de sa lumière et nous oblige à l’“observer”, en reconsidérant le jugement péremptoire que nous avions sur elle malgré son “invisibilité”. Car il est clair que certaines des œuvres présentées au public dans le cadre des expositions Arts Incohérents, notamment les monochromes de Paul Bilhaud et le rideau d’Alphonse Allais, révèlent un sous-texte beaucoup plus complexe et “sérieux” que leur lecture humoristique de surface. Le Combat de nègres pendant la nuit, longtemps imaginé comme une grossière tache noire entourée d’un lourd cadre doré, présente en réalité une sophistication formelle inattendue. Loin des descriptions évasives et contradictoires des nombreux articles de journaux de l’époque, l’œuvre se présente sous la forme d’un véritable tableau composé d’une toile recouverte de peinture noire montée sur un châssis. Le verso du tableau est fermé par deux petits panneaux de bois en retrait. Cet assemblage extrêmement singulier, totalement inédit dans les procédés de fabrication utilisés, s’explique par la présence, attestée par la radiographie, d’un rembourrage en fibres placé entre les panneaux du châssis et la toile, qui donne à la surface picturale un aspect convexe. Cette “convexité” devait être à l’origine beaucoup plus prononcée qu’elle ne l’est aujourd’hui, car le rembourrage s’est progressivement affaissé avec le temps. Les caractéristiques techniques atypiques du Combat de nègres pendant la nuit, notamment celles du support, devaient avoir un sens et amener l’observateur à s’interroger sur la valeur symbolique dont Paul Bilhaud a manifestement voulu investir son œuvre. Ces nouveaux éléments, qui, rappelons-le, étaient inimaginables avant que la découverte du tableau ne les rende analysables, révèlent le caractère résolument polymorphe d’un tableau que plusieurs critiques ont tenté de réduire à son seul aspect humoristique. [...]

Mais l’audace la plus évidente de Paul Bilhaud réside dans sa volonté d’ajouter à ce traitement esthétique une forte charge symbolique. Pour être plus clair, il est fondamental de reconnaître que la “convexité” de la surface picturale, induite par la présence du rembourrage en fibres situé entre les panneaux du châssis et la toile, a une fonction bien précise. Cette fonction, dont le peintre est parfaitement conscient (comment pourrait-il en être autrement ?), consiste à identifier l’œuvre non seulement comme un simple “ tableau ”, mais comme un “ objet-peinture ” probablement conçu à l’imitation d’un instrument bien connu des peintres, au moins depuis le XVIIe siècle : il s’agit de ce que l’on appelle le “ miroir de Claude ”. Comme le souligne Arnaud Maillet dans l’un des rares ouvrages exhaustifs consacrés à ce mystérieux accessoire, aujourd’hui largement oublié, le miroir de Claude se distinguait avant tout par sa convexité et sa surface de couleur sombre. Généralement rond, mais également disponible en différentes formes et tailles, notamment rectangulaire, il était presque toujours de petite taille et permettait aux peintres de plein air de refléter le paysage environnant et de le reproduire avec cette lumière sombre et dorée caractéristique des tableaux de Claude Lorrain (1600-1682). Les relations formelles existant entre certains types de “miroirs noirs” et le Combat de nègres pendant la nuit se manifestent à travers plusieurs éléments communs fortement structurants, à savoir la forme rectangulaire, la légère convexité et la couleur noire. Un remarquable spécimen de miroir rectangulaire de Claude, catalogué autrefois par la Librairie Alain Brieux et aujourd’hui conservé à la Bibliothèque municipale de Grasse, illustre parfaitement les multiples correspondances que l’on peut établir entre ce type de miroir et le monochrome de Paul Bilhaud, auteur érudit qui ne pouvait ignorer l’existence du mystérieux instrument. [...]

Henri Boutet, Invitation à l'Exposition des Arts incohérents, 1er octobre 1882 (impression typographique, 13 x 16 cm ; collection privée)
Henri Boutet, Invitation à l’Exposition des Arts incohérents, 1er octobre 1882 (impression typographique, 13 x 16 cm ; Collection privée)
Invitation au Bal des Incohérents, Paris, Eden-Théâtre, 27 mars 1889 (135 × 175 mm ; Paris, collection particulière)
Invitation au Bal des Incohérents, Paris, Eden-Théâtre, 27 mars 1889 (135 × 175 mm ; Paris, collection particulière)

Dans un registre plus littéraire mais tout aussi symbolique, Alphonse Allais choisit également un rideau à fiacre pour son fort potentiel de suggestion. Souligné par un titre qui renvoie à l’univers de la prostitution et des mœurs dépravées(Des souteneurs encore dans la force de l’âge et le ventre dans l’herbe boivent de l’absinthe) et renforcé par le fait qu’il s’agit d’une œuvre exposée et donc sortie de son contexte habituel, l’objet ne manque pas d’évoquer l’univers de la prostitution et des mœurs dépravées, mais il n’en est pas de même pour les autres œuvres.ne manque pas d’évoquer le souvenir de la célèbre scène du fiacre de Madame Bovary dans laquelle Emma se livre longuement à Léon à l’intérieur du fiacre, tous rideaux baissés, scène qui déclencha les foudres du procureur Pinard à l’encontre de Flaubert. Comme pour mieux accentuer la référence flaubertienne de l’œuvre, Alphonse Allais choisit de remplacer le jaune des rideaux dissimulant les amusements des deux amants par la couleur verte, symboliquement associée au libertinage. Ce changement subtil et la recherche d’un effet suggestif indiquent probablement qu’Allais a voulu amplifier la référence au texte de son illustre prédécesseur, tout comme ce dernier avait amplifié le pouvoir érotique de sa scène en dissimulant les amants derrière les rideaux de fiacre. Laissant place aux fantasmes interprétatifs de toutes sortes, le passage incriminé de Madame Bovary n’avait pas manqué de susciter la colère de l’avocat impérial Pinard qui, à l’instar de nombreux lecteurs indignés, y avait identifié l’un des points saillants de l’immoralité du roman dont il dénonça la “couleur” générale au cours du procès : “ La couleur générale de l’œuvre, permettez-moi de vous le dire, est celle de la luxure !”. Par l’utilisation du vert, associé à un objet-support jugé apte à évoquer l’un des passages les plus controversés du roman de Flaubert, Allais matérialise symboliquement l’un des moments les plus importants d’un procès encore vivace dans les mémoires. En effet, il est difficile d’imaginer que la compagnie des Incohérents, peuplée de nombreux hommes et femmes de lettres, ait pu si rapidement faire tomber dans l’oubli l’emblématique affaire Bovary. D’autant que Flaubert est mort en 1880, soit deux ans seulement après la première exposition des Arts Incohérents, et que “l’ennemi Pinard” quittera la scène en 1909, plus de cinquante ans après avoir perdu le procès et échoué à faire condamner l’auteur. Originaire lui aussi de Normandie, Alphonse Allais ne manque pas, en revanche, de rappeler son admiration pour son illustre prédécesseur dans l’un de ses textes les plus célèbres publié en 1895, dans lequel il fait directement référence à la consapescence de l’attelage : “Gustave Flaubert, avec sa grande autorité et son immense talent, n’a pas du tout osé insister sur ce qui s’est passé dans le fiacre de Madame Bovary. Je suis un peu comme Flaubert, alors vous n’en saurez pas plus”. Une belle déclaration de fraternité dans l’art du sous-texte. La scène licencieuse est à nouveau évoquée indirectement en avril 1890 dans l’une des pages de la revue “Le Chat Noir”, dont Allais est le rédacteur en chef. La série de neuf vignettes exécutées par Saint-Maurice, intitulée Une Temp ête dans un fiacre, nous montre deux amants s’engouffrant dans une calèche qui se met à osciller dangereusement sous l’effet de leurs jeux amoureux invisibles. On le voit, la figure tutélaire du comique Flaubert ne cesse d’inspirer une génération d’artistes soucieux de célébrer et de renouveler sa formidable impudence libertine. Dans le cas des Souteneurs encore dans la force de l’âge et le ventre dans l’herbe boivent de l’absinthe, Alphonse Allais associe délibérément l’évocation de la scène du festin à la couleur verte par l’utilisation d’un titre sciemment finalisé, auquel il ajoute des éléments sémantiques par effet de saturation qui renvoient à la couleur susmentionnée et à sa signification. Dans l’étude qui lui est consacrée, Michel Pastoureau ne manque pas de rappeler ses puissants attributs : "[...] la symbolique ancienne du vert, couleur instable, agitée et rebelle, a toujours comporté une certaine dimension transgressive et libertaire. Nul doute qu’Alphonse Allais, dans son immense culture transversale, connaissait ce dispositif symbolique qui fait du vert la couleur de l’immoralité par excellence. Parfaitement conscient que la charge allusive du pigment controversé peut contribuer à renforcer son propos, il choisit délibérément de l’associer au monde de la prostitution dans le titre de son œuvre et, par extension, à la scène emblématique de Madame Bovary. Seul témoignage d’une œuvre “monocroïdale” d’Alphonse Allais, le rideau de fiacre, probablement présenté épuisé dans l’une des expositions des Arts Incohérents, trouve sa place sous la forme d’un fond synthétique dans son Album primo-avrilesque, publié en 1897, qui rassemble, en les uniformisant, les expériences “monocroïdales” de l’auteur.

Force est de constater que les œuvres redécouvertes des Arts Incohérents se révèlent, dans leur pleine matérialité, peu conformes à l’image évoquée par tant de chercheurs et de spécialistes du mouvement depuis plusieurs décennies. Leur réapparition dans l’espace de la réalité observable exige aujourd’hui une réévaluation méthodique fondée sur des éléments factuels.


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