À l’automne 2015, Antonio Natali, qui s’apprêtait à céder la direction des Offices à Eike Schmidt, a accordé l’une de ses dernières interviews en tant que directeur à une émission de la chaîne La 7: Interrogé sur les raisons de la destruction de l’art (référence à l’attentat mafieux du Georgofili, qui a coûté la vie à cinq personnes, dont deux fillettes, l’une âgée de neuf ans et l’autre de cinquante jours, et a semé la destruction parmi les œuvres des Offices), Natali a répondu en affirmant que lorsqu’on tente de frapper le patrimoine artistique, on vise à anéantir ce qu’il représente en termes de culture, de sentiments et d’affections. Il s’agit essentiellement de nier la valeur sociale de l’art, du patrimoine culturel et d’effacer l’identité historique d’une communauté: Des objectifs qui ont toujours caractérisé les actions de chaque fondamentalisme, où “fondamentalisme” ne signifie pas seulement celui, plus grossièrement barbare, de ceux qui, comme les fondamentalistes d’Isis, démolissent les temples et déchiquettent les sculptures avec du TNT et des pioches, mais aussi celui, plus subtil et raffiné, de ceux qui affaiblissent la protection au moyen de décrets-lois, de déréglementations sauvages et de réductions insensées des fonds et des ressources.
Palmyre (Syrie), le temple de Baal-Shamin avant sa destruction complète par Isis. Crédit |
On dirait presque qu’il y a un fil conducteur qui traverse les siècles de manière karstique, depuis la destruction des temples païens par les chrétiens au IVe siècle racontée par le sophiste Liban d’Antioche, jusqu’à nos jours, avec des terroristes en turbans qui rasent les monuments de Palmyre, et des traîtres en costume de l’article 9 de la Constitution qui considèrent le patrimoine culturel comme un gisement de pétrole à exploiter sans retenue. Il y a d’un côté la férocité ciblée et précise qui se donne en spectacle en démolissant les grands monuments, mais en revendant sournoisement au marché noir les petites trouvailles qui passent inaperçues, et de l’autre l’ignorance systématique de ceux qui voudraient que le patrimoine culturel soit totalement soumis à la logique du commerce. Il s’agit de situations éloignées, extrêmes, très différentes, qu’il ne faut pas confondre, mais qui sont néanmoins unies par un effet qui, dans le premier cas, prend la forme d’une volonté délibérée et, dans le second, constitue une conséquence logique: c’est cette persécution de l’art qui est le sujet principal de la réflexion de Simona Maggiorelli dans son dernier livre, Attack on Art. Beauty Denied(Edizioni Asino d’Oro, 2017).
L’historien de l’art sud-africain David Freedberg a écrit plusieurs pages sur l’iconoclasme, la censure et la destruction des images. Dans l’un de ses essais les plus récents, publié l’année dernière, il affirme que l’histoire des images est, sans doute, aussi l’histoire de leur capacité à susciter des sentiments contradictoires tels que l’amour et la peur. Les attaques contre l’art découlent, par essence, de la peur du pouvoir des images: c’est ce que nous apprenons également de ce qui se passe autour de nous. “En démolissant le patrimoine culturel, écrit Simona Maggiorelli, les fondamentalistes poursuivent l’objectif pervers de détruire l’esprit des jeunes. S’attaquer aux œuvres d’art est un moyen de terroriser et de causer des blessures psychiques. Pour frapper la société arabe jeune, plus laïque et ouverte, ils réduisent en ruines les œuvres d’art et les monuments qui évoquent le souvenir des civilisations préislamiques dans lesquelles les peuples étaient libérés de l’oppression d’un dieu unique qui prétend être la vérité et impose l’extermination des infidèles”. L’auteur, journaliste compétente et passionnée d’art et de culture, récemment devenue rédactrice en chef du magazine Left, ne se contente pas de décrire ce qui se passe dans le monde aujourd’hui: le mérite du livre est d’essayer de sonder les origines des attaques contre l’art, de comprendre pourquoi une certaine fureur contre les images est si répandue, comment la destruction d’aujourd’hui s’inscrit dans l’histoire. Une destruction qui a souvent des racines qui remontent à des siècles d’histoire: une grande partie du livre tente de reconstruire les origines de la violence, avec l’aide d’experts tels que la byzantiniste Silvia Ronchey et la philosophe Maria Bettetini.
Simona Maggiorelli, Attack on Art. La bellezza negata (L’Asino d’oro edizioni, 2017). |
Le voyage commence de loin, du moins à partir de l’année fatidique 313 après Jésus-Christ, lorsque l’empereur Constantin se convertit au christianisme et que les chrétiens entament leur montée en puissance, se transformant de persécutés en persécuteurs et se lançant avec une brutalité sans précédent contre les symboles des autres religions, détruisant des œuvres de valeur, démolissant des édifices sacrés et tentant d’effacer toute trace de religiosité païenne. L’aversion pour les images, nourrie de la condamnation juive et de la méfiance platonicienne, en vint à toucher l’art chrétien lui-même et l’iconoclasme, au VIIIe siècle, prit des proportions gigantesques: tout l’empire d’Orient fut à la merci de la fureur iconoclaste qui non seulement s’acharnait sur les images, mais frappait aussi ceux qui étaient soupçonnés d’adorer ou de posséder des représentations de Jésus et de la Vierge Marie. La dévastation ne s’est apaisée qu’en 843, lorsque, après des décennies de débats sur les images, la ligne orthodoxe a été établie, qui prévoyait des “icônes fixes, des images hiératiques désincarnées et abstraites” et constituait la base de la naissance de l’art byzantin. Simona Maggiorelli cite les exemples de Clément d’Alexandrie, de saint Augustin, de Bernard de Clairvaux et des pères de l’Église qui, au Moyen Âge, alors que l’idée de l’art comme"Bible du pauvre" s’était répandue, ont continué à suggérer une sorte de contrôle sur la diffusion des images. Des attitudes similaires ont également intéressé (et continuent d’intéresser) le monde islamique qui, bien qu’ayant toujours fait preuve de tolérance à l’égard de l’art figuratif (“une grande partie de la tradition islamique est parsemée de représentations de la nature, en particulier des arbres et des fleurs, comme symbole de la beauté de la création”, et les représentations de la figure humaine, y compris les nus, ne manquent pas), a souvent dû faire face à des interprétations intransigeantes et extrémistes des textes sacrés. Mais il s’agit là d’un problème commun à toutes les religions monothéistes.
De l’iconoclasme au nom de Dieu à la dégradation du patrimoine culturel au nom de l’austérité ou au nom de la foi dans la doctrine des gisements culturels, il n’y a qu’un pas. Et pour Simona Maggiorelli, on assiste en Italie, depuis au moins vingt ans, à une attaque chirurgicale contre l’art: “Une agression silencieuse, non pas menée avec des perceuses et de la dynamite à la manière d’Isis, mais lucide et ciblée. Et le plus incroyable, c’est que les ”donneurs d’ordre“ se trouvent au sein des forces gouvernementales. Nous assistons donc au suicide d’un État, à l’effacement de sa propre histoire, à la destruction de la culture de protection inventée en Italie, bien avant la naissance de l’État unifié. Elle a ensuite servi de modèle dans de nombreuses régions du monde”. Retraçant l’histoire glorieuse de la protection en Italie et de ses grands protagonistes(Raffaello Sanzio, Antonio Canova, Rodolfo Siviero et d’autres), le livre aborde toutes les questions les plus urgentes, auxquelles une large place a été et continue d’être accordée dans ce magazine (ainsi que dans un livre entièrement consacré à ce sujet). De la croisade de Matteo Renzi contre les surintendances, du silence-consentement introduit par la loi Madia, en passant par les coupes infligées au ministère des Biens culturels, à l’odieux décret Sblocca-Italia (défini à l’époque comme “l’attaque la plus grave contre le système de protection des paysages et des biens culturels jamais perpétrée par un gouvernement de la République”) et se terminant par le limogeage des Girolamini, Simona Maggiorelli retrace toutes les questions les plus urgentes auxquelles ce magazine a accordé et continue d’accorder une large place (ainsi que dans un livre entièrement consacré au sujet), Simona Maggiorelli retrace une histoire de l’attaque contre la protection, un recueil des actions les plus néfastes contre le patrimoine culturel menées par des gouvernements de toutes les couleurs, une évocation amère de nombreuses batailles perdues.
Et même dans l’examen méticuleux des événements les plus récents, l’auteur n’a pas l’intention de remonter aux"racines du désordre", comme l’indique le titre d’une des sections les plus significatives du livre. L’involution, selon Simona Maggiorelli, a commencé lorsque le terme"patrimoine culturel“, forgé dans les années 1970 pour donner un nom aussi neutre que possible au département censé être chargé de la protection, ”a commencé à indiquer uniquement la valeur économique du patrimoine". Une date est également identifiée qui aurait sanctionné le début du déclin: 1991, année où le gouvernement Andreotti, sur une idée du ministre du Trésor Guido Carli, a tenté de créer une Immobiliare Italia s.p.a., censée vendre une grande partie du patrimoine immobilier public. Carli n’a pas eu de chance, mais Giulio Tremonti y est parvenu une dizaine d’années plus tard avec sa société Patrimonio s.p.a. (Dès lors, les coupes (nous subissons encore les effets de la hache qui s’est abattue violemment sur le budget du ministère sous Sandro Bondi, qui n’a pas opposé la moindre résistance), les externalisations, les privatisations et la gabegie se succèdent, sans que les appels des grandes figures de la vie intellectuelle italienne n’aient été suivis d’effets.
Enfin, l’analyse de Simona Maggiorelli n’épargne même pas l’art contemporain. Il y a quelques jours, j’ai lu un article piquant et perspicace de Tiziano Scarpa dans Artribune à propos de la Biennale de Venise: l’auteur expliquait comment le contenu de la réflexion de l’artiste s’était déplacé de l’œuvre vers son processus de réalisation ou de conception. Scarpa se demande ensuite s’il n’est pas nécessaire, à un moment donné, de reconnaître que la véritable valeur réside dans ce qui suit la phase préparatoire de l’œuvre, dans le résultat de ce processus de transformation. Le fait est que, selon l’auteur, l’art a atteint un tel niveau de méfiance à l’égard de l’affirmation (une affirmation souvent réduite à un simple moyen utilisé, quand il n’est pas exploité, pour obtenir un certain effet, qu’il s’agisse d’un succès, d’une vente, de l’imposition d’une politique ou d’un produit) que les artistes sont contraints d’inclure la phase conditionnelle dans l’œuvre elle-même, comme garantie de bonté ou de sincérité, afin de regagner du crédit aux yeux du public. Le fait est que de nombreux artistes, en particulier ceux qui ont le plus de succès, ont été englobés dans un “système économico-financier qui les dévore et les métabolise”, et qui saperait l’autorité de leur position énonciative. Ici, l’examen de Simona Maggiorelli porte précisément sur les origines de cette perte de crédibilité, sur ce système économico-financier qui serait l’un des principaux responsables de l’attaque contre l’art contemporain. "Ce qui compte pour les artifices de la financiarisation de l’art contemporain, c’est la spectacularisation, le gigantisme, l’excès, au mépris de la crise. Et ce, au détriment de l’effet final: l’élévation de l’œuvre d’art au rang de symbole aurait entraîné la destruction de tout sens, ainsi qu’un appauvrissement culturel généralisé. Certes, on pourrait peut-être reprocher à l’auteur un pessimisme transmuté (ce qu’indique sans doute aussi le crédit excessif accordé au désormais célèbre article de Vargas Llosa publié l’été dernier dans El País: l’un des textes sur l’art contemporain les plus qualitatifs lus ces derniers temps), mais l’analyse fait mouche. Et, par conséquent, elle peut susciter le découragement du lecteur.
Il y a pourtant des moyens de s’en sortir: mais d’où peut venir le salut? Considérant un aspect éminemment “pratique”, et pensant surtout à ce que subissent la protection, la conservation (et même la valorisation) dans notre pays, les premiers indices d’un redémarrage pourraient venir de la société civile, affirme le journaliste: “certains épisodes survenus au sein même des institutions montrent que, s’il y avait vraiment une volonté politique, un changement concret pourrait être produit”. Et plusieurs épisodes peuvent nous réconforter: emblématiques sont notamment l’acquisition de la Reggia di Carditello et le courage des bibliothécaires du Girolamini. C’est avec de tels exemples en tête qu’il faut repartir. Sur un plan plus “théorique”, pour sortir des mailles d’un art contemporain qui étouffe le sens et perd sa crédibilité, le dernier chapitre vient à la rescousse: un entretien avec le regretté psychiatre Massimo Fagioli. L’invitation, condensée à l’extrême, est de remonter aux débuts de l’histoire de l’art, lorsqu’un “génie” (le terme est de Fagioli), “homme ou femme” qu’il fut, eut l’idée de tracer des marques sur la paroi d’une grotte, sanctionnant la naissance de la première forme d’art connue: Il faudra alors remonter les siècles qui nous séparent de ce moment, pour rechercher la “pulsion”, la “vitalité”, le “mouvement” qui devraient caractériser la création artistique, trop souvent (surtout ces derniers temps) assujettie, pour reprendre les termes de l’auteur d’Attack on Art, à la “dimension du calculable”. Le discours critique, par essence, devra être capable de redonner à l’expression un rôle central. Quoi qu’il en soit, nous conviendrons sans doute qu’il est urgent de réfléchir à une nouvelle critique d’art qui, consciente de son rôle civique, parvienne à combler le fossé entre l’art (contemporain) et le sens de la citoyenneté.
Simona Maggiorelli
Attaque contre l’art. Beauté niée
L’Asino d’oro Editions, 2017
175 pages
15,30 euros
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