Jusqu’au19 janvier 2020, le Museo Civico delle Cappuccine de Bagnacavallo (Ravenne) accueille l’exposition Albrecht Dürer. Le privilège de l’inquiétude, une exposition qui explore, à travers cent vingt œuvres, la production du grand artiste allemand Albrecht Dürer (Nuremberg, 1471 - 1528) dans le domaine de la gravure. Nous avons rencontré les commissaires de l’exposition, Diego Galizzi et Patrizia Foglia, et nous avons discuté avec eux de certains des chefs-d’œuvre exposés, de l’âme de l’art de Dürer, de ses rencontres, des thèmes de son art et de ses motivations. L’entretien est édité par Ilaria Baratta.
Albrecht Dürer, Melencolia I (Melancholia) (1514 ; burin, 240 x 186 mm, spécimen sans marges ; spécimen de deuxième état sur deux, avec des caractéristiques similaires à la variante D selon Meder ; inscriptions: date et monogramme AD dans le coin inférieur droit) |
IB. Dans la volonté de créer des expositions dans la lignée des grands artistes internationaux qui se sont le mieux exprimés à travers la pratique de la gravure, l’exposition consacrée à Albrecht Dürer se veut un hommage au “ père fondateur ” de la pensée graphique. Pourquoi Dürer peut-il être considéré comme celui qui, le premier, a porté l’art de la gravure au plus haut niveau?
DG-PF. Max Klinger, l’artiste à qui nous avons dédié l’exposition de l’année dernière, dans son traité Malerei und Zeichnung publié en 1891, affirme que Dürer a été son maître dans l’art du stylet, seul moyen d’expression, seul langage artistique capable de représenter le monde et de lui donner de l’intensité et du sens. L’œuvre de Dürer se situe au début d’une longue histoire où la gravure a pu témoigner des aspects les plus profonds et les plus complexes de la réalité de l’homme, de ses vicissitudes existentielles ; il fut aussi un maître habile dans la technique, assimilant ce qu’il pouvait de ceux qui l’avaient précédé en façonnant un langage du signe qui est devenu indispensable après lui. Il est aussi un artiste moderne dans cette extraordinaire capacité à faire de la gravure un langage accompli, non plus au service de l’illustration, non plus de la simple circulation des motifs, mais d’un art plein et signifiant.
L’exposition s’intitule Albrecht Dürer. Le privilège de l’inquiétude, une affirmation qui veut résumer le caractère même de Dürer, c’est-à-dire une personnalité aux multiples facettes, observée à la fois en tant qu’homme et en tant qu’artiste. Comment les différentes âmes de Dürer sont-elles présentées dans l’exposition? Pourquoi l’agitation est-elle un privilège dans le cas de Dürer?
Dürer a vécu dans une tension constante entre des impulsions psychologiques contradictoires. D’une certaine manière, il était l’un des observateurs les plus attentifs et les plus patients de la réalité, comme en témoignent ses burins superbes et méticuleux, mais il était aussi un grand visionnaire, capable de donner forme et force à une multitude d’images intérieures. Le cycle imaginatif de l’Apocalypse témoigne d’une imagination à la limite de l’irrationnel, mais il doit son extraordinaire puissance à la crédibilité de ces images, à la solidité du modelage, à la variété des expressions et à l’étude “rationnelle” des acquis de la Renaissance italienne. Tout en étant convaincu que la création artistique est une sorte de mystère, un don infusé d’en haut, son parcours artistique se caractérise par une aspiration constante à la réalisation de principes rationnels. Le parcours de l’exposition accompagne lentement le visiteur à travers ces forces contradictoires, tournant les pages d’une identité artistique instable, éternellement insatisfaite, parfois contradictoire, capable de passer du non-sens de la Nef des fous ou de la turbulente Apocalypse, aux véritables épreuves dramaturgiques des Passions du Christ, jusqu’aux résultats les plus extrêmes de ses recherches sur la représentation “scientifique” des corps et de l’espace, si bien représentées par des chefs-d’œuvre tels que le Petit Cheval, Adam et Ève ou Saint Jérôme dans l’étude. C’est dans cette extraordinaire aventure de la connaissance que réside son inquiétude et, en même temps, son privilège: d’où le choix de titrer l’exposition par une citation d’Henri Focillon qui, dans son essai inspiré sur Dürer, résume la grandeur de l’artiste de Nuremberg dans le “privilège de l’inquiétude”.
L’un de ses chefs-d’œuvre les plus célèbres est Melancholia, qui figure dans l’exposition. L’œuvre contient un véritable autoportrait spirituel de l’artiste et révèle également sa prise de conscience que l’approche de l’art et du monde par la seule raison n’était pas appropriée à son époque. Pourriez-vous nous en dire plus sur ces aspects dissimulés dans Melancholia?
Cette œuvre de Dürer représente le pivot sur lequel se joue toute sa conception de l’art, c’est pourquoi nous avons voulu clôturer l’exposition avec elle, accompagnant le visiteur au seuil d’une possible compréhension de la nature humaine et de ses multiples facettes, au seuil d’un mystère que même la perfection esthétique, la beauté de la nature, la raison et l’art ne sont pas en mesure de comprendre pleinement. Elle présente de nombreux symboles et références à la théorie néoplatonicienne des quatre humeurs ou tempéraments fondée, depuis l’Antiquité, sur la conviction que l’homme est dominé, pour l’esprit et le corps, par quatre fluides liés à leur tour aux quatre éléments naturels, aux vents, aux saisons et aux phases de la vie. L’équilibre parfait entre ces quatre tempéraments, colère, flegme, sang, mélancolie, n’était possible qu’idéalement et pour un être quasi immortel, devenu inaccessible pour l’homme en raison du péché originel. L’une des humeurs l’emporte toujours sur l’autre, définissant pour chacun d’entre nous sa propre personnalité. Panofsky décrit admirablement cette œuvre pour laquelle il existe une myriade d’interprétations ésotériques, magiques, irrationnelles. L’œuvre s’inscrit dans une longue veine iconographique, souvent liée à la sphère médicale ou philosophique, mais Dürer crée quelque chose d’unique et de non reproductible: assis et réfléchissant, un être supérieur, entouré des éléments de la création, puisque l’artiste est un “créateur” au même titre que Dieu, ainsi que d’instruments scientifiques, utiles pour poursuivre la pleine connaissance des règles de la nature. Il y a des références à l’astrologie, à l’astronomie, aux sciences mathématiques et à la technologie ; c’est son regard de théoricien et d’érudit attentif qui entre en jeu dans cette représentation. La raison, l’étude, la connaissance peuvent-elles jamais conduire l’homme à la sagesse parfaite et à la compréhension de l’ensemble? Il y a le malaise mais aussi l’acceptation, la mélancolie des derniers jours, la fatigue, la douleur, mais aussi une attitude de réflexion profonde. La beauté, la perfection lui sont également impossibles à atteindre: la main ingénieuse de l’homme s’arrête ici, devant l’impénétrable création divine.
Albrecht Dürer, Le petit cheval (1505 ; burin, 165 x 108 mm, spécimen sans marges ; spécimen à état unique, dans la variante A selon Meder ; inscriptions: date en haut au centre ; monogramme AD en bas au centre ; filigrane: tête de taureau et triangle - M. 62 ; BR. 14881 ; collection privée) |
Albrecht Dürer, Adam et Ève (Le péché originel) (1504 ; burin, 249 x 191 mm, copie sans marges ; 3e état sur trois, avec des caractéristiques similaires aux variantes A, B ou F selon Meder ; inscriptions: dans le cartouche, en haut à gauche “ALBERT / DVRER / NORICVS / FACIEBAT / [Monogramme AD] 1504” ; filigrane: tête de bœuf surmontée d’une flèche - M. 62 ; Collection privée, Brescia) |
Albrecht Dürer, Saint Jérôme dans son cabinet de travail (1511 ; gravure sur bois, 235 x 160 mm, spécimen à petites marges ; spécimen à un seul état, similaire à la variante E selon Meder ; inscriptions: date en bas à droite, monogramme AD en bas au centre ; Pavie, Musei Civici) |
Dürer a constamment ressenti le désir d’atteindre la perfection, en se concentrant avant tout sur la beauté. Qu’est-ce que la beauté pour lui? Dans quelle mesure l’observation de l’art de la Renaissance italienne, où la beauté est en quelque sorte le fil conducteur des œuvres représentatives de cette époque (pensez à Raphaël, Léonard, Botticelli...), a-t-elle influencé son idéal de l’art?
La rencontre avec la Renaissance italienne a été déterminante pour faire de Dürer le maître absolu que nous connaissons. Grâce à cette rencontre, il découvre rapidement que l’art est bien plus qu’un mélange de talent naturel et de travail patient: c’est avant tout un accomplissement intellectuel. Dürer est fatalement attiré par l’Italie et cherche à poursuivre les maîtres italiens sur le terrain de leurs conquêtes. Il le fait notamment dans la représentation du corps humain, auquel il s’efforce d’insuffler grâce et proportion, notions essentiellement inconnues dans l’art allemand. Sa quête est surtout dictée par le désir de s’éloigner du chaos et de l’arbitraire (qu’il reproche aux artistes allemands de l’époque) pour acquérir les “bonnes bases” et atteindre ainsi les sommets de la forme pure. Le canon de beauté auquel il aspire passe par l’application des principes théoriques et mathématiques de Vitruve et des expériences des artistes de la Renaissance, contraignant la figure humaine à un système complexe de segments et de formes géométriques, mais il ne renonce jamais totalement à suivre ce qu’il considère comme la voie royale dans sa vision de l’art, à savoir l’observation directe de la réalité, ce qu’il conseille aux jeunes artistes de faire en premier lieu dans ses traités. La Némésis est l’exemple parfait de cet équilibre délicat: la structure du corps de la déesse est le résultat de calculs précis basés sur les dictats de Vitruve, mais ses traits sont tirés de la vie quotidienne, à tel point que ce corps pourrait être celui d’une paysanne de Nuremberg. En revanche, quelques années plus tard, il s’engage de manière beaucoup plus décisive dans la quête de la représentation de la beauté “idéale” avec l’Adam et Ève, une œuvre extraordinaire qui manifeste sa volonté d’offrir un exemple de deux corps non seulement parfaits dans leurs proportions, mais aussi modelés avec une convenance classique.
L’exposition se compose de dix sections thématiques visant à faire découvrir l’art de Dürer à travers ses gravures. Au cours de sa carrière artistique, son art et sa vision ont-ils changé?
Il ne serait pas le grand génie qu’il a été s’il n’avait pas gardé précieusement ses expériences, surtout celles qu’il a vécues en Italie, lors de ses deux voyages à la découverte de la lumière, de la perspective et du paysage italien. Sa confrontation avec les artistes de Venise, Rome et Bologne fut si fructueuse qu’elle révolutionna sa conception de l’art, l’incita à aborder de nouveaux thèmes et lui donna la pleine maîtrise de l’espace et de la composition. Il réalise ainsi une synthèse parfaite entre le style nordique et la manière italienne. Il façonne son âme, mûrit son inspiration artistique à la lumière de ce qui se passe ailleurs, non pas comme une simple assimilation mais comme une pleine appropriation. Des passages significatifs sont visibles dans sa production, comme par exemple, au début du siècle, l’assimilation des règles de la perspective, la maîtrise des proportions, déduites des textes de Vitruve, qui font de lui l’un des plus grands théoriciens de l’époque. Il s’agit d’un voyage vers la pleine connaissance de la réalité et de ses mécanismes, c’est son “voyage”, l’élément qui le distingue, qui fait de lui un privilégié et qui lui permet d’atteindre un équilibre classique difficile à imiter et visible jusque dans ses dernières œuvres.
Albrecht Dürer, Madone du Patronage ou Madone de Bagnacavallo (vers 1495-97 ; huile sur panneau, 47,8 x 36,5 cm ; Mamiano di Traversetolo, Fondation Magnani-Rocca, inv. 581) |
Albrecht Dürer, La Vierge à l’enfant assise près d’un mur (1514 ; burin, 147 x 101 mm, spécimen sans marges ; spécimen à état unique, variante A selon Meder ; inscriptions: à droite, vers le centre, date et monogramme AD) |
Albrecht Dürer, La Sainte Famille de la libellule (vers 1495 ; burin, 240 x 188 mm, spécimen sans marges ; spécimen à état unique, similaire à la variante C selon Meder ; inscriptions: en bas au centre, monogramme AD ; filigrane partiellement visible mais non identifiable ; Pavie, Musei Civici) |
Albrecht Dürer, Vierge au singe (1497-98 ; burin, 189 x 121 mm, spécimen sans marges ; spécimen à état unique, avec des caractéristiques similaires à la variante E ou F selon Meder ; inscriptions: monogramme AD en bas au centre ; Novara, Musei Civici) |
Une section de l’exposition illustre les gravures liées au rapport intime entre la Vierge et l’Enfant, en célébrant également le retour à Bagnacavallo, après cinquante ans, de la Madone du Patrocinio peinte par Dürer vers 1495 et aujourd’hui conservée à la Fondazione Magnani Rocca. Quelle comparaison peut-on faire entre ce célèbre tableau et les gravures qui lui sont associées?
Avec une présence aussi importante dans l’exposition que le panneau de la Madone du Patrocinio, nous ne pouvions pas ne pas proposer également un moment d’approfondissement et de réflexion sur le thème de la Madone à l’Enfant, avec un regard croisé entre peinture et gravure. Dans cette section, nous ne proposons pas de comparaisons directes, mais nous offrons au visiteur des idées et des outils pour qu’il puisse faire les siennes. À la base de cette démarche, il y a la conviction que, malgré la diversité des langages, la juxtaposition du panneau avec les gravures et les bois gravés permet de lire à contre-jour une vision commune de l’image mariale, une attitude visant à souligner l’intimité et la complexité des sentiments qui s’établissent entre la Mère et son Fils. Un regard psychologique marqué, en somme. Plus intéressante encore est la lecture parallèle de la Madone du Patronage avec certaines œuvres graphiques des mêmes années, en particulier avec la Sainte Famille de la libellule, la Sainte Famille des lièvres et la Madone du singe. Il y a des éléments qui puisent dans les mêmes contextes figuratifs: Martin Schongauer avec ses images mariales très admirées dans l’Allemagne de la fin du XVe siècle, et à côté, les reflets de ses premières rencontres enthousiastes avec l’art italien, qui donnent force et crédibilité à ses œuvres grâce à une nouvelle monumentalité et à l’animation inquiète de l’Enfant, comme celle de la Madone du Singe, si fortement redevable aux modèles du cercle de Verrocchio et donc proche “parente” de la Madone magistralement peinte du panneau de Magnani Rocca.
Quelles sont les œuvres les plus significatives de l’exposition, parmi les plus de 120 présentées? Qu’est-ce qui devrait absolument inciter le public à visiter l’exposition?
L’exposition représente l’une des expositions les plus complètes consacrées à l’œuvre gravé du maître allemand, un voyage dans son monde et dans son époque. Les trois chefs-d’œuvre Le chevalier, la mort et le diable, Saint Jérôme dans l’étude et Melancholia I représentent sans aucun doute la somme de sa conception de l’art graphique et sont parmi les plus représentatifs de ses recherches. Mais l’exposition présente aussi les grandes entreprises éditoriales auxquelles il a participé en tant que jeune artiste, La Nef des fous de Sebastian Brandt, avec ses peurs ancestrales de la différence, la folie comme symbole du tragique de l’existence humaine, et la grande Chronique de Nuremberg, présentée en feuilles volantes mais aussi dans une édition enluminée raffinée. Et puis l’Apocalypse, explosion grandiose de l’imagination de Dürer et merveilleux exemple de technique silographique. Dürer était un artiste libre, indépendant dans ses choix thématiques et son inspiration, le premier grand artiste européen qui a su faire dialoguer son monde intérieur avec celui de son époque. L’art était pour lui une projection de sa propre personnalité ; il était un observateur de la réalité visible mais aussi de sa face cachée, mystérieuse, celle de l’amour et du péché, de la peur et de la confiance dans le salut. L’invitation faite au visiteur est de saisir la trame subtile qui unit ce grand “créateur d’images” de la Renaissance, qui fut en même temps un érudit passionné du monde, de ses règles, de l’homme et de son âme. Car ses œuvres parlent un langage universel.
Avertissement : la traduction en français de l'article original italien a été réalisée à l'aide d'outils automatiques. Nous nous engageons à réviser tous les articles, mais nous ne garantissons pas l'absence totale d'inexactitudes dans la traduction dues au programme. Vous pouvez trouver l'original en cliquant sur le bouton ITA. Si vous trouvez une erreur,veuillez nous contacter.