Par Federico Giannini, Ilaria Baratta | 14/11/2024 19:22
Le saint est au-dessus d'un nuage, porté en vol par un essaim d'anges, se déplaçant dans un ciel qui perce illusoirement la voûte de l'église Saint-Ignace de Loyola, au cœur de Rome: devant lui, Jésus avec la croix, dans les coins, les personnifications des continents, tout autour, des anges et des saints témoins de la vision divine. Il s'agit de la Gloire de saint Ignace, le chef-d'œuvre qu'Andrea Pozzo (Trente, 1642 - Vienne, 1709) a peint sur le plafond de l'église Saint-Ignace de Loyola, une œuvre considérée comme l'un des manifestes de la grande fresque baroque. Dans l'église dédiée au fondateur du mouvement jésuite, Pozzo, qui était lui-même jésuite (il avait rejoint la Compagnie de Jésus en 1664, à l'âge de vingt-deux ans), a peint une énorme illusion d'optique, triomphe de ses recherches sur les effets que peut avoir l'application d'une perspective rigoureuse, pourtant utilisée à l'époque pour la peinture.L'application d'une perspective rigoureuse ne sert cependant pas à ordonner le monde, mais à offrir aux fidèles des visions spectaculaires, des ciels infinis à l'intérieur des édifices, des décors immenses qui dépassent les ouvertures au-delà de la réalité sensible.
C'est en 1681 qu'Andrea Pozzo est appelé à Rome par Gian Paolo Oliva, alors Père Général des Jésuites : il avait été signalé à Oliva par un autre grand artiste de l'époque, Carlo Maratta, et était convoqué à l'Urbe pour achever les fresques du Corridor de la Casa Professa, laissées inachevées par Jacques Courtois, dit Borgognone. Compte tenu de son succès dans les milieux jésuites, Pozzo est également engagé pour cette grande entreprise, la plus difficile de sa carrière : décorer l'église de son père fondateur. Quatre ans seulement s'étaient écoulés depuis son arrivée à Rome : en 1685, Pozzo commença la décoration de la cuvette de l'abside, avec des récits de la vie de saint Ignace de Loyola(La vision de saint Ignace à la cornue sur le mur central, saint Ignace guérissant les pestiférés dans la cuvette de l'abside et la défense de Pampelune sur la voûte). C'est précisément dans ces fresques qu'Andrea Pozzo offrit à ses mécènes un premier aperçu de ces effets illusionnistes qui le rendirent célèbre partout et firent de lui l'un des artistes baroques les plus importants : en 1685, il peignit une incroyable fausse coupole (peinte sur toile dans l'espace qui aurait dû s'ouvrir sur la vraie coupole, qui ne fut jamais réalisée, en partie pour des raisons économiques, en partie pour des raisons statiques), qui aurait dû devenir la deuxième plus grande coupole du monde : elle aurait dû devenir la deuxième plus grande de Rome après Saint-Pierre) qui rehausse le niveau des résultats déjà étonnants que Pozzo avait obtenus à Rome dans les fresques de la Casa Professa où, avec toutes les astuces que son expérience et sa technique pouvaient lui suggérer, il avait réussi à transformer un couloir plat et court en unegalerie voûtée qui imitait celles des grands palais de l'époque. Toujours grâce à des illusions d'optique capables de simuler des courbes sur des surfaces planes. Avec la fausse coupole, Pozzo avait donné une preuve concrète de cette perspective à point de vue unique qu'il théorisera dans son traité De Perspectiva pictorum et architectorum, publié à Rome en 1693, alors que le peintre travaillait sur les fresques de Saint-Ignace. Selon l'artiste de Trente, c'est la manière la plus correcte d'appliquer la perspective : le point de vue unique. Essentiellement pour trois raisons, selon lui : parce que c'est le mode qui a toujours été utilisé par les grands maîtres, parce que "la perspective étant une simple fiction du vrai, le peintre n'est pas obligé de la faire paraître vraie de tous les côtés" (et donc le "vrai" doit être vrai de tous les côtés). (et donc le "vrai" doit être donné d'un seul point de vue), et parce que l'œuvre ne peut être réaliste si le peintre essaie de la peindre de telle sorte qu'elle puisse être observée de plusieurs points de vue.
Telles sont les idées qui sous-tendent la Gloire de saint Ignace(ou Triomphe de saint Ignace), une immense fresque peinte à partir de 1691 sur une voûte de 36 mètres de long et 16 mètres de large, des dimensions qui en font l'une des plus grandes voûtes ornées de fresques au monde. En regardant le chef-d'œuvre d'Andrea Pozzo, on a l'impression que le plafond de l'église Saint-Ignace n'existe plus : à sa place se trouve un édifice ouvert, offrant aux fidèles une vue du ciel sur lequel se déroule l'épiphanie sacrée. Les dimensions de l'église réelle se dédoublent et s'ouvrent pour montrer un autre temple, un temple éthéré, fait d'air, de bleu et de nuages, au lieu de pierres et de colonnes. Pour que l'illusion fonctionne, il faut se placer au centre de la nef: c'est là qu'Andrea Pozzo avait imaginé l'observateur (et pour lui faciliter la tâche, il avait installé à cet endroit précis un disque de bronze, remplacé plus tard par un nouveau disque de marbre jaune, que l'on peut facilement voir dans la bande de marbre blanc de la nef). C'est là que convergent les lignes de perspective de son complexe calcul scientifique, c'est de là que l'on admire le miracle et que l'on a une perception réaliste de la fausse coupole. Si le visiteur de l'église Saint-Ignace tente de se déplacer, cet effet est perdu, la sensation est celle d'une architecture confuse, d'un ciel sans direction, d'une coupole irréelle : ce sentiment de désorientation était également le résultat d'un calcul, il était intentionnel, car il fait allusion à la perte d'orientation si l'on abandonne le chemin de la foi. Cette représentation puissante repose sur une base architecturale solide : Andrea Pozzo, comme nous l'avons vu, était un théoricien de la perspective et avait reçu une formation d'architecte. On peut s'en rendre compte à l'exactitude des quadratures, c'est-à-dire des architectures peintes en raccourci qui accueillent la scène principale, celle qui se déroule dans l'espace brisé du plafond.
Qu'est-ce qu'Andrea Pozzo a peint concrètement sur la voûte de Saint-Ignace ? Il en donne lui-même une brève description, dans une lettre de 1694, et précise également d'où lui est venue l'inspiration. En particulier, un verset de l'Évangile de Luc ("Je suis venu apporter le feu à la terre, et que veux-je si ce n'est qu'elle brûle ?"), d'où est née l'image de la lumière qui vient du Christ et du feu qui illumine de nombreux éléments de la voûte (en effet, tout autour du périmètre de la décoration, on peut voir des clipei avec des images de flammes, de pierres incandescentes, de bûchers, de tizons enflammés, d'épées en forme de flammes, de braseros, de bougies et de tout ce qui a trait au feu). "L'exaltation, désormais secrète et explicite, de la puissance du feu rebondit d'un côté à l'autre de l'immense fresque", écrit Marcello Fagiolo. "Le feu surgit comme une dissolution libertaire des structures dans l'architecture ou comme une libération de la lourdeur corporelle dans la peinture et la sculpture. Il est avant tout le reflet d'une forme supérieure et se révèle donc comme une aspiration de l'esprit. Mais dans la voûte de saint Ignace, le feu perd sa connotation d'élégance, il perd sa tension vers les cieux car le passage est désormais inversé : du ciel à la terre. C'est le feu qui chauffe mais aussi le feu qui brûle. L'aspiration devient alors drame, et la présence du feu n'est plus seulement métaphore, mais substantielle à la vie même des images. Le Christ à l'épée dont parle parfois l'Évangile l'emporte sur le "Christ miséricordieux".
La lumière est en effet le symbole de l'Esprit Saint qui, par l'intermédiaire du Christ, inonde saint Ignace de sagesse chrétienne, tandis que le feu est le symbole de la parole de l'Évangile que le saint doit répandre, mais fait aussi allusion au nom même du saint(ignis signifie "feu" en latin). "La première lumière que j'ai eue pour former cette idée", aurait raconté Andrea Pozzo, "m'est venue de ces paroles sacrées : Ignem veni mittere in terra et quid volo nisi ut accendatur, adaptées à saint Ignace en utilisant ses enfants et en les incitant avec ces voix célèbres : Ite et inflammate omnia ("Va et enflamme tout"). Mais comme tout feu et toute lumière céleste doivent venir du Père des lumières, j'ai peint au milieu de la voûte une image de Jésus qui communique un rayon de lumière au cœur d'Ignace, qui le transmet ensuite aux poitrines les plus intimes des quatre parties du monde que j'ai représentées avec leurs hiéroglyphes dans les quatre volets de la voûte. Celles-ci, investies d'une telle lumière, sont en train de rejeter [...] les monstres difformes de l'idolâtrie, de l'hérésie ou d'autres vices".
Le verset de l'Évangile de Luc se retrouve également dans les deux grands boucliers soutenus par des anges au début et à la fin de la voûte. Ignace de Loyola, habillé en jésuite, est représenté au centre de la voûte, agenouillé devant le Christ (qui occupe le centre géométrique de toute la composition). Jésus brandit la croix et baigne saint Ignace dans la lumière qui provient néanmoins de la colombe du Saint-Esprit (juste au-dessus de Jésus), représentée à côté de Dieu le Père. De saint Ignace, la lumière se répand, formant une sorte de X, pour atteindre les quatre coins de la voûte où sont représentées les allégories des quatre continents connus à l'époque, chacun symbolisé par un animal différent : l'Europe (le cheval), l'Amérique (un grand félin, probablement un puma), avec une femme nue vêtue d'une coiffe de plumes et un perroquet à côté d'elle : c'était l'imagination des indigènes de l'époque), l'Afrique (un crocodile monté par une femme à la peau sombre tenant une défense d'éléphant) et l'Asie (un chameau sur lequel on remarque une femme portant un turban). La représentation des continents fait allusion à la lumière de l'Esprit Saint et à la parole de l'Évangile qui atteint tous les coins du globe. Sous les continents, nous voyons des figures de femmes et d'hommes robustes qui succombent et semblent presque s'abriter : ce sont les allégories des vices et des hérésies auxquelles Andrea Pozzo fait allusion dans son propre commentaire. Dans les nuages au-dessus des continents, en revanche, nous voyons des figures qui font allusion aux peuples des zones géographiques respectives, mais aussi des figures de saints agenouillés au-dessus des nuages : il s'agit des missionnaires de l'ordre des Jésuites envoyés pour faire un travail d'évangélisation dans le monde. Au-dessus de l'allégorie de l'Europe, on reconnaît en particulier les figures de Stanislas Kostka, Francesco Borgia et Luigi Gonzaga, tandis que sur le nuage qui les précède, reconnaissable à son bâton, apparaît Saint François Xavier, représenté du côté de l'Asie parce que c'est là qu'il a porté le message de l'Ordre des Jésuites.L'Asie car c'est là qu'il a accompli son œuvre d'évangélisation (il est mort en 1552 sur l'île de Sangchuan, le long de la côte chinoise, à la suite d'une brève maladie). On remarque que les figures des continents occupent les quadratures, sont disposées autour des éléments architecturaux, sous les colonnes, au-dessus des corniches décorées de frises dorées : c'est un choix précis, car les fausses architectures sont aussi un élément de liaison symbolique entre l'espace réel de l'église, l'espace dans lequel se trouvent les fidèles, et l'espace divin représenté dans la percée illusionniste, dans le ciel où se déroule l'épisode sacré. Les continents font partie du monde tangible, de ce même monde dont le fidèle fait partie, et trouvent donc leur place dans ces mêmes éléments qui poursuivent l'espace réel, simulant une architecture qui se poursuit vers le haut.
En poursuivant la lecture de la fresque, on remarquera que l'un des faisceaux de lumière partant du centre de la voûte investit l'ange situé à l'extrémité inférieure, celui qui tient le miroir avec le trigramme IHS surmonté de la croix, l'un des symboles des Jésuites : c'est un symbole de la force de leur prédication dans le monde, une force infusée par le nom même de Jésus. Toujours en bas, au-dessus de l'écu portant la première partie du verset de Luc, des anges tiennent un brasero (et l'un d'eux distribue une torche à un missionnaire) : l'allusion est faite à l'amour divin qui motive les missions des Jésuites.
Pour peaufiner son entreprise, Andrea Pozzo a certainement eu recours à diverses sources figuratives susceptibles d'inspirer d'une manière ou d'une autre son œuvre. À Rome, Pozzo pouvait facilement voir la grande voûte du Palazzo Barberini avec le Triomphe de la Divine Providence que Pietro da Cortona avait peint quelque soixante ans plus tôt, signant ainsi le premier grand manifeste de la fresque baroque. Les fresques néo-corréganistes de Giovanni Lanfranco, que Pozzo pouvait admirer dans l'église de Sant'Andrea della Valle où l'artiste parmesan avait peint à fresque la Gloire du Paradis dans la coupole, ou dans la basilique de San Giovanni Battista dei Fiorentini où, toujours dans les années 1720, Lanfranco peignit une autre fresque imprégnée de la poétique corrégéenne, la Résurrection, n'étaient pas en reste. Une autre fresque, le Conseil des Dieux , peinte sur la voûte de la loggia de la Villa Borghese Pinciana, est également impressionnante. La lumière, en revanche, apparaît dense de suggestions qui ont dû venir à Pozzo de la peinture vénitienne, en particulier de Véronèse.
Certains de ses contemporains n'ont pas dû être moins influents. Quelques années avant la Gloire de saint Ignace se trouve un autre chef-d'œuvre de la fresque baroque romaine, la voûte de la galerie du palais Colonna, décorée par Giovanni Coli et Filippo Gherardi, et précisément entre les années 1770 et 1880, un autre grand représentant de la fresque baroque, le Génie de l'Église, a été peint à l'intérieur du palais.baroque, le Génois Giovanni Battista Gaulli, plus connu sous le nom de Baciccio, participe à une autre entreprise jésuite, la décoration de la voûte de l'église mère de l'ordre, l'église de la Gesca, et à la réalisation d'un projet de restauration de la voûte de l'église de la Gesca.Il s'agit d'une œuvre qui, dans le prolongement de l'héritage du Bernin, fusionne tous les arts, l'architecture, la peinture et la sculpture, pour offrir aux fidèles un spectacle inédit, une représentation grandiose, une scène peinte qui franchit à la fois l'espace du plafond et celui du cadre, les figures envahissant pour la première fois de manière illusionniste l'espace architectural de l'église. Gaulli et Pozzo sont les deux grands fresquistes baroques de la fin du XVIIe siècle, mais ce sont des artistes très différents : "pyrotechnique", pour reprendre l'adjectif de l'historien de l'art Alessandro Zuccari, le Génois, et calculé au contraire, le Trentin. Si Giovanni Battista Gaulli est l'expression d'une machine théâtrale baroque qui n'a pas de limites, explique Zuccari, Andrea Pozzo devient l'interprète d'un autre signe : Pour lui, la percée de la perspective et le sens de l'infini partent d'une base architecturale, c'est un théoricien de la perspective et de l'architecture peinte, et la voûte de Saint-Ignace est l'expression de cette dimension plus décontractée mais universaliste".
L'universalisme de Pozzo s'exprime surtout dans la portée symbolique de sa fresque, une portée qui reflète aussi les idées de ses mécènes, les idées du mouvement auquel Pozzo lui-même appartenait. La lumière, comme l'architecture déjà mentionnée, joue en ce sens un double rôle: technique et symbolique. Technique, parce que la lumière claire et uniforme qu'Andrea Pozzo a voulu donner à sa scène provient d'un seul point (qui coïncide avec le point de fuite central de la perspective), et rend ainsi la scène crédible même du point de vue de l'éclairage, distribué avec un équilibre suprême. Symbolique, parce que cette lumière uniforme fait allusion à la lumière divine qui se répand harmonieusement partout, et qui est capable d'atteindre les fidèles partout.
Et si l'on avait tenté d'interroger Andrea Pozzo, ou ses mécènes, sur l'illusion créée par l'artiste, la réponse n'aurait peut-être pas été des plus simples. Pozzo et les Jésuites auraient dit qu'à l'intérieur de l'église Saint-Ignace, il n'y a pas d'illusion, mais qu'il y a plutôt la vérité d'un message de foi, qui rayonne depuis l'espace "virtuel", pour ainsi dire, de la voûte de Saint-Ignace, mais qui finit par déborder dans le monde réel qui accueille ce que les peintures suggèrent. Telle est l'idée qui sous-tend le programme iconographique de la voûte. L'ordre des Jésuites, d'abord avec Gaulli, puis avec Pozzo, a cherché à s'exprimer non seulement par l'écrit, mais aussi par le biais de l'art visuel.
Ce que nous voyons à l'intérieur de l'église Saint-Ignace n'est pas seulement une œuvre d'art : c'est une nouvelle vision du monde, ainsi qu'une nouvelle vision artistique. L'art de la Renaissance avait également produit des chefs-d'œuvre d'illusionnisme pictural, des percées de voûtes et de murs, mais si les percées de la Renaissance fondaient leur mesure sur la centralité de l'être humain, dans le baroque, c'est le divin qui redevient la mesure de l'art, la mesure de la réalité, la mesure de la vie. Dans l'art baroque, il y a un sens de l'infini qui est au contraire complètement absent de l'art de la Renaissance : c'est, si l'on veut, aussi un reflet des découvertes scientifiques, de la prise de conscience de l'infinité de l'univers. Cet intérêt pour l'infini ne pouvait pas ne pas se refléter dans l'art : nous assistons ainsi, a écrit Nicola Spinosa, à "une alternance, contraposition et concaténation continues de négations et d'affirmations d'espaces réels ou concrètement définissables, à travers une technique extraordinaire de transformation de la matière en énergie et de l'énergie en espace en expansion continue, à la configuration visuelle de laquelle contribuent de manière unifiée les mêmes éléments finis et réels de l'environnement dans lequel on se déplace". Les fresques de Gaulli et Pozzo devaient rappeler aux fidèles que l'infini, qui pouvait provoquer un fort sentiment de désorientation lorsque l'être humain commençait à se rendre compte de sa propre limitation, de son insignifiance par rapport à l'ordre dont il avait pris conscience, n'était pas la même chose que l'infini.L'ordre infini, dont il avait pris conscience, restait imprégné de la présence rassurante de la divinité, d'une lumière à laquelle il pouvait se raccrocher, une lumière que les hommes et les femmes du XVIIe siècle croyaient capable d'irradier partout.