Par Ilaria Baratta | 03/10/2024 01:44
Au deuxième étage du Musée de Montmartre, un musée que j'ai récemment visité lors d'un séjour à Paris presque par hasard, car il ne figure pas (heureusement ou malheureusement) sur les circuits touristiques habituels de la capitale française, j'ai eu une agréable surprise : Je me suis soudain retrouvée, après avoir parcouru les salles de l'exposition temporaire en cours, dans une salle très lumineuse caractérisée par de grandes fenêtres qui occupaient tout un mur, d'où entrait une lumière folle, si vive qu'elle inondait toute la pièce, et d'où l'on pouvait voir le paysage environnant fait de toits et d'un beau jardin avec des pergolas, des roses et d'autres plantes luxuriantes entrecoupées de lampes-lanternes. La pièce est meublée comme un atelier d'artiste, ou plutôt de peintre : sous les grandes fenêtres, une grande table de travail sur laquelle se trouvent des mallettes de peinture, des bacs à pinceaux, des palettes, comme si l'artiste avait momentanément quitté son atelier pour y revenir à tout moment ; dans un coin, un chevalet vide avec des tableaux entassés à côté, dans le coin opposé, une armoire, puis d'autres cadres, des tableaux, d'autres chevalets, des palettes, des chaises, des tabourets, un canapé, des meubles, des tissus, et même un poêle.... une pièce qui semble donc encore "habitée", vécue, et dans laquelle il semble que quelqu'un doive revenir dans peu de temps. Mais les surprises ne s'arrêtent pas là, car à l'atelier s'ajoutent d'autres pièces, comme la chambre à coucher, toutes finement meublées sans omettre aucun détail.
En réalité, tant l'atelier que les pièces de l'appartement du deuxième étage du 12 rue Cortot, où se trouve le Musée de Montmartre, sont une reconstitution fidèle de l'atelier-appartement où la peintre Suzanne Valadon a vécu pendant plusieurs années, à partir de 1912, avec son fils et son second mari. Il ne reste malheureusement plus grand-chose de l'original, mais grâce à l'entreprise Kléber Rossillon et à sa rénovation par le designer Hubert Le Gall, qui a travaillé comme scénographe pour de grands musées français tels que le Muséet d'Orsay, le musée de l'Orangerie et le musée Jacquemart-André, les pièces dans lesquelles vivait le "trio infernal" (nom donné à la famille) ont été reconstituées, permettant ainsi au visiteur de s'immerger dans leur univers : Le Gall est allé chercher tous les meubles actuellement présents et les a replacés le plus fidèlement possible à l'aspect de l'atelier-appartement lorsque Suzanne Valadon, son fils et son mari y travaillaient et y vivaient, en se basant sur divers documents historiques tels que des photographies anciennes, des lettres et des écrits de l'époque. Au cours du XXe siècle, les habitants successifs ont transformé l'appartement, n'en laissant que la structure, mais suite au réaménagement des pièces et au travail de recherche de la designer, ce lieu a retrouvé son essence, retraçant une partie de la vie d'une des peintres du début du XXe siècle qui n'est pas aussi connue qu'elle le mériterait.
Suzanne Valadon, de son vrai nom Marie-Clémentine Valadon (Bessines sur Gartempe, 1865 - Paris, 1938), est la fille d'un père inconnu et d'une mère couturière. Après s'être installée à Paris avec sa mère, Marie-Clémentine commence à travailler dans un cirque comme acrobate, jusqu'à ce que, à la suite d'une mauvaise chute, elle soit obligée d'abandonner ce monde magique pour lequel elle était physiquement adaptée, car elle était agile et mince, et qui lui procurait également une certaine satisfaction. Mais si son corps la trahit, elle n'a d'autre choix que de se fier à son allure et à la grâce de son visage. Dans la capitale française, qui regorge d'artistes, elle se rapproche du monde artistique : elle rencontre les plus grands artistes de l'époque et devient leur modèle, ainsi que leur amante, dit-on. Elle pose pour Pierre Puvis de Chavannes, pour Federico Zandomeneghi, elle est la jeune femme qui se coiffe dans une œuvre de Pierre-Auguste Renoir , et le peintre impressionniste français la représente également dans ses couples de danseurs, notamment dans Ballo a Bougival et Ballo in città. Elle est aussi la femme assise seule à une table de café, devant une bouteille et un verre à moitié vides, dans le tableau d'Henri de Toulouse-Lautrec intitulé Gueule de bois : la jeune femme regarde dans le vide, les coudes appuyés sur la table et le menton tenu d'une main. C'est Toulouse-Lautrec lui-même qui lui a donné le surnom de Suzanne, nom sous lequel Valadon est encore connue aujourd'hui, en référence à l'épisode biblique de l'Ancien Testament, Suzanne et les Vieillards, parce que a souvent posé pour des peintres plus âgés qu'elle (avec Renoir et Zandomeneghi, elle avait en effet près de vingt-cinq ans de plus qu'elle, avec Pierre Puvis de Chavannes plus de quarante, alors que Toulouse-Lautrec n'avait qu'un an de plus qu'elle). Mais en posant comme modèle pour ces artistes, Valadon a également pu aborder la peinture et le dessin en tant qu'artiste, en les observant et en apprenant d'eux les bases et les techniques du métier, transformant ainsi indirectement ses séances de pose en leçons qui lui sont utiles d'un point de vue pratique. Cependant, elle n'a jamais été officiellement élève.
Le tournant se produit lorsque Edgar Degas, de trente ans son aîné, voit certains de ses dessins et est agréablement impressionné, reconnaissant son talent artistique, au point d'écrire dans une lettre "Cette diablesse de Maria a le génie pour ça", en référence à certains dessins sanguins de Valadon. Degas l'a toujours appelée Maria, le surnom qu'elle s'était donné lorsqu'elle posait pour des artistes avant d'être surnommée Suzanne ; "diablesse" faisait plutôt référence à son tempérament, affirmé et exubérant. Elle n'a jamais posé pour Degas, mais elle est devenue son élève, et il l'a soutenue et approuvée sur le plan artistique (il était également l'un de ses plus importants collectionneurs), déclarant ouvertement qu'"elle était l'une d'entre elles", une véritable artiste. En effet, le peintre français n'avait pas tort : en 1894, Suzanne Valadon expose pour la première fois dans un salon, au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts, avec Camille Claudel, puis expose régulièrement au Salon des Indépendants, chez Berthe Weill, qui soutient les femmes artistes modernes, et au Salon d'Automne, dont elle devient membre en 1920.
Entre-temps, en 1883, à l'âge de dix-huit ans, elle tombe enceinte et donne naissance la même année à son fils Maurice, qui sera reconnu légalement quelque temps plus tard par le peintre espagnol Miquel Utrillo , qui la fréquentait au moment de la conception. L'enfant, le futur peintre Maurice Utrillo, est essentiellement élevé par sa grand-mère Madelaine, la mère de Marie-Clémentine : c'est pourquoi la grand-mère est également représentée dans plusieurs tableaux et dessins, soit à côté de Maurice, soit dans des portraits de famille, comme celui de 1912 conservé au Centre Pompidou à Paris. En 1896, Valadon épouse le riche agent de change Paul Mousis, ami d'Erik Satie, le compositeur et pianiste français avec lequel elle a une liaison, et deux ans plus tard, le couple s'installe avec Maurice au 12 rue Cortot à Montmartre jusqu'en 1905. Mais les choses ne se passent pas bien entre eux et le couple décide de se séparer. Cependant, un nouvel amour va bientôt arriver à Suzanne : elle tombe amoureuse d'un ami de son fils Maurice, André Utter, de vingt-et-un ans son cadet et peintre. Tous trois, qui, comme nous l'avons dit plus haut, reçurent le surnom de "trio infernal" de Montmartre en raison de leur turbulence, s'installèrent dans l'atelier-appartement de la rue Cortot, celui que l'on peut voir aujourd'hui reconstitué au Musée de Montmartre : Suzanne retourne ensuite avec un autre homme dans l'immeuble où elle avait vécu avec son premier mari, celui-là même où Pierre-Auguste Renoir avait également vécu en 1875-1876, et dans le jardin duquel avaient été peints La balançoire et Bal du moulin de la Galette, chefs-d'œuvre aujourd'hui tous deux conservés au musée d'Orsay.
Suzanne, Maurice et André y séjournent de 1912 à 1925. L'union entre Valadon et Utter dura une trentaine d'années, ils se marièrent en 1914 et le corps athlétique d'Utter inspira au moins deux oeuvres au peintre : Adam et Ève, de 1909, où le premier homme et la première femme représentés nus sous un pommier en train de cueillir le fruit du péché seraient le portrait de l'artiste et du jeune homme ; Le Lancer du filet, de 1914, où le corps nu de l'homme est représenté dans trois poses différentes, comme une sorte d'étude du corps représenté en trois séquences du même geste l'une à côté de l'autre. Le tableau est présenté la même année au Salon des Indépendants et suscite de nombreuses critiques en raison du choix audacieux de mettre en valeur la beauté athlétique du corps masculin avec une certaine dose d'érotisme. Adam et Ève est présenté en 1920 au Salon d'Automne, mais l'analyse de l'œuvre révèle que les feuilles de vigne sur les parties intimes de l'homme ont été ajoutées ultérieurement lors d'un repeint. Probablement un acte de censure à l'égard d'une artiste très moderne qui avait peint un corps masculin entièrement nu, objet de son désir, à côté de son propre corps nu.
Suzanne Valadon est un peintre moderne pour son époque, qui a tendance à aller à l'encontre des conventions de son temps : un autre exemple très significatif est La chambre bleue, une œuvre de 1923 conservée au musée des Beaux-Arts de Limoges, qui représente une femme dans une pose détendue, penchée sur le côté, sur un lit aux draps bleus : elle ne regarde pas vers l'observateur et ne le provoque donc pas par des regards langoureux (contrairement à la protagoniste de son Nu couché de 1928 conservé au Metropolitan Museum de New York), elle porte une sorte de pyjama avec un caraco et un pantalon à larges rayures, elle tient une cigarette à la bouche et des livres posés sur le lit. Un tableau qui semble être une réinterprétation de l'une des odalisques provocantes et très appréciées dont regorge l'art du XIXe siècle dominé par les hommes, et que Suzanne réinvente en une Olympia moderne, habillée, fumant et lisant, représentant une femme qui va au-delà des stéréotypes de soumission aux hommes et à la société.
Cet art moderne, qui lui vaut d'ailleurs d'être membre de la Société des femmes artistes modernes, finira cependant par être quelque peu éclipsé par celui de son fils Maurice, qui aborde la peinture grâce à sa mère, sur les conseils d'un neurologue, afin de surmonter ses problèmes d'alcoolisme et ses troubles du caractère qui le conduisent souvent à des crises de colère. C'est aussi par la peinture que sa mère a eu l'occasion de retrouver sa relation avec son fils, après une enfance passée principalement avec sa grand-mère et après qu'il ait été admis dans une clinique en service psychiatrique : tous deux ont tissé un lien fort, se soutenant et se protégeant l'un l'autre. Maurice se spécialise dans la représentation de paysages urbains, incluant souvent Montmartre, dans un style plus proche de l'impressionnisme. Il commence ainsi à vendre plus de tableaux que sa mère, dont le style est nettement différent, inspiré par Matisse, Cézanne, Gauguin ; il épouse une veuve plus âgée qui reprend les affaires et les ventes du peintre, mettant fin, du moins aux yeux de Suzanne, à l'étroite relation mère-fils.
Suzanne Valadon meurt d'une attaque d'apoplexie en 1938, laissant derrière elle environ cinq cents toiles et trois cents œuvres sur papier. Du trio infernal qui a vécu et travaillé au 12 rue Cortot, Maurice Utrillo est le peintre le plus célèbre aujourd'hui. Et Suzanne Valadon ? Ne l'appelons pas seulement "la mère de Maurice Utrillo", mais l' une des artistes les plus modernes de l'époque.