Luca Pignatelli (Milan, 1962) est un artiste plutôt réticent à discuter avec les critiques du sens que ses œuvres impliquent et cachent. Il l’a rappelé lui-même lors de la présentation de son exposition personnelle à Carrare, au Palazzo Cucchiari, et l’a également répété dans l’essai de catalogue rédigé par l’ancien directeur des Offices, Antonio Natali, qui, avec Massimo Bertozzi, est le commissaire de l’exposition d’Apuan. Il n’aime pas beaucoup parler de ses œuvres, car il préfère que l’observateur se fasse une idée de ce qu’il a sous les yeux. Mais ses références culturelles, qui vont de Wölfflin à Léonard de Vinci et, bien sûr, à la statuaire antique, ainsi que les récits sur la genèse de certaines de ses œuvres, qui naissent souvent de rencontres fortuites avec des matériaux trouvés par hasard, montrent clairement qu’il s’agit d’un artiste cultivé et passionné. Dans la manière de travailler de cet artiste raffiné qui modèle, moule, renverse et relit, on perçoit une référence symbolique à cette mémoire qui est le motif central de sa réflexion minutieuse et originale.
Luca Pignatelli devant l’une de ses œuvres |
Nannucci, avec ses néons, disait que tout l’art était contemporain. L’évidence permet d’affirmer que, pour Pignatelli, tout l’art est contemporain. Le passé chez Pignatelli revient comme une ombre délavée et corrodée par le temps, mais il n’en est pas moins évocateur et puissant, au contraire: le poids des siècles rend peut-être les images encore plus fortes et communicatives. Inutile d’essayer de contextualiser: Des réminiscences manuelles nous font reconnaître, dans les bustes d’empereurs romains émergeant de taches noires ouvertes sur des fonds oxydés, un Caligula, un Septime Sévère, un Pertinace, mais l’absence d’apparats qui aideraient avec certitude à identifier des noms, des périodes, des moments historiques, est un choix précis de l’artiste (on arrive même avec une simplification extrême mais réfléchie, à nommer presque toutes les œuvres du cycle Empereur ), qui veut éviter de conditionner l’observateur, faire en sorte que sa vision soit liée à des acquisitions antérieures, que son attention s’attarde sur le signifiant plutôt que sur le sens. L’histoire, en d’autres termes, n’est pas faite d’événements qui se succèdent en ligne droite: c’est un cercle qui s’écoule sans fin, comme ont tenté de le démontrer de nombreux penseurs de l’Antiquité (je pense à Hérodote et à Polybe).
Les effigies des empereurs nous apparaissent immobiles, figées dans leur austère solennité, mais elles ont traversé des siècles d’histoire pour arriver jusqu’à nous: leur redécouverte par les artistes de la Renaissance (et Natali fait la comparaison avec Donatello et Brunelleschi qui, au début du XVe siècle, parcouraient les ruines de la Rome antique à la recherche de véritables trésors sur lesquels ils fonderaient leur poétique), leur assomption en tant que modèle inaccessible de beauté suprême pour les néoclassiques (une sublimation, celle-ci, rappelée dans les bustes de Pignatelli par les vignes insérées sur le zinc, les têtes évoquant les trous laissés par les feuilles de vigne), l’apparition de l’image de l’empereur dans le paysage. les têtes évoquent les trous laissés par le repère avec lequel Canova et ses collègues suivaient les proportions de leurs sculptures) et l’arrivée momentanée à la société industrielle, avec ses abrasions, ses tôles et son fer galvanisé. Il arrive donc que l’image ancienne glisse indemne (ou presque) au fil des événements et, à travers la stratification nécessaire qu’elle subit, se charge de nouvelles significations: ce qui s’est passé dans le passé reste comme un souvenir qui n’est plus lié à un événement précis, mais ressurgit chaque fois avec de nouvelles connotations pour nous raconter une histoire, renforcer une conviction ou, au contraire, la remettre en question, en essayant de susciter à chaque fois des sensations différentes. Des sensations qui, d’ailleurs, en observant les œuvres de Luca Pignatelli, se transforment souvent en émotions vives, comme lorsqu’on admire un portrait féminin dont la beauté classique est en partie obscurcie par les accumulations de plomb qui salissent l’image, et en partie minée par les inserts qui, presque comme s’ils voulaient entamer une action destructrice, communiquent un sentiment de douleur, de mélancolie et de perte. L’image reste la même, mais elle semble alourdie, elle semble vouloir communiquer quelque chose de nouveau, un sentiment récent, vécu au cours de l’histoire. En effet, le passé est, selon les propres termes de Pignatelli, une citation qui devient “une répétition exacte”, mais “dans un contexte différent”. Cette approche est similaire à celle d’Adolf Loos, pour qui “le présent se construit sur le passé comme le passé s’est construit sur les temps qui l’ont précédé”, et qui, à Vienne, citait le portique de l’église Saint-Michel dans la Looshaus ou insérait directement des reproductions de la frise du Parthénon dans la Haus Rufer.
La salle des empereurs |
Luca Pignatelli, Empereur (2016 ; techniques mixtes sur fer galvanisé, 100 x 100 cm ; Collection privée). |
Luca Pignatelli, Empereur (2016 ; technique mixte sur fer galvanisé, 99 x 100 cm ; Collection privée) |
Luca Pignatelli, Empereur, détail |
Luca Pignatelli, Tête de femme (2016 ; technique mixte sur fer galvanisé, 285 x 191 cm ; Collection privée). |
Les ouvertures probabilistes ne manquent pas: le hasard, Pignatelli le répète souvent, joue un rôle fondamental dans ses recherches. Dans une comparaison efficace, Natali se réfère à Léonard de Vinci qui “conseillait aux artistes d’observer les nuages dans le ciel pour en tirer des inventions compositionnelles. Il suggérait également d’imbiber un tissu de couleur et de le jeter mouillé sur un mur: l’empreinte qui en résulterait, évidemment aléatoire, suggérerait des scènes de batailles ou des visions de pays ou tout ce que l’inspiration permettrait au cœur de désirer”. Il semble que chez Pignatelli la mémoire des suggestions du génie de Vinci soit évidente. Le point de départ est toujours une image prise d’un point de vue précis: c’est ce qu’enseigne Heinrich Wölfflin dans son ouvrage Wie man Skulpturen aufnehmen soll (“Comment la sculpture doit être photographiée”). Il faut seconder les intentions du sculpteur, c’est pourquoi le photographe doit irrévocablement obtenir sa prise de vue en se plaçant de manière à capter le point de vue principal que l’artiste a conçu pour son œuvre(Hauptansicht, disait le savant suisse, et pour la statuaire classique il s’agissait toujours d’une Vorderansicht, ou vue frontale): pour Wölfflin, sortir de cette logique implique une dénaturation de la volonté de l’auteur. En effet, photographier une sculpture, c’est réduire en deux dimensions ce qui est né en trois dimensions. Pignatelli part donc d’une photographie d’une œuvre ancienne (presque toujours prise par d’autres) et la reproduit sur ses supports, qui ne sont souvent que des déchets industriels (ou en tout cas qui rappellent les restes de production des usines et des chantiers) et même des rebuts de bâtiments démolis, “tous mélancoliquement marqués par les traces d’un passé parfois même glorieux dans sa fonctionnalité”, comme le note justement Natali, et sur lesquels le temps et le hasard font, ou ont déjà fait, leur œuvre: Le fer qui se corrode, la saleté qui se dépose, les bâches déchirées, les métaux brûlés. Des matériaux que la société industrielle abandonne mais auxquels elle donne une nouvelle vie et qui, par conséquent, changent de fonction: “nous ne pouvons être que ce que nous ne jetons pas”, explique Massimo Bertozzi. Tout cela, bien sûr, sous le contrôle étroit de l’artiste, métaphore de l’homme qui parvient néanmoins, peut-être avec difficulté ou au milieu de diverses souffrances, à gouverner l’affaire.
De même, les exemples d’Alberto Burri, de Robert Rauschenberg (et ses peintures noires), de Mimmo Rotella et de tous ces artistes qui, à partir des années 50, laisseront le temps, la matière, le hasard et les agents extérieurs jouer un rôle prépondérant dans la création de leurs œuvres: C’est à ces artistes que l’on pense en regardant les grands panneaux noirs de Pignatelli, réalisés spécialement pour l’exposition au Palazzo Cucchiari, sur lesquels un enchevêtrement de symboles, inventés pour la plupart par le flair de l’artiste milanais, sont formés par des inserts de goudron, un autre matériau abondamment utilisé. On croirait presque apercevoir les profils de ces avions qui reviennent souvent dans l’œuvre de Pignatelli, ou des cadres, des outils de travail, des troncs d’arbres, qui semblent émerger du fond noir sur lequel se découpent leurs silhouettes, pour peut-être replonger dans l’obscurité d’où ils sont sortis: ce sentiment de suspension, d’indétermination, mais aussi, si l’on veut, de fatalité, est tout à fait inhérent à cette réflexion sur l’histoire et la mémoire qui sous-tend la structure philosophique raffinée de l’œuvre de Luca Pignatelli.
Une évidence que l’on retrouve dans les vues de Rome, fragments de l’Urbe également sillonnés de brumes sombres qui cachent en partie des places, des bâtiments et des monuments, et qui nous obligent, une fois de plus, à nous confronter à l’éphémère, à l’action déformante du temps qui passe, et sur lesquels, comme des nuages menaçants, sont toujours suspendus de lourds panneaux de fer. Pignatelli semble particulièrement fasciné par les ruines de la Rome antique: il ne cache pas que “peindre” des ruines a pour lui une haute valeur morale et philosophique, qui devient presque spirituelle. Il n’est pas difficile d’en comprendre la raison: un bâtiment, lorsqu’il devient une ruine, se pare d’une grandeur renouvelée: tous les grands artistes du XVIIIe siècle, après la redécouverte de Paestum, d’Herculanum et de Pompéi (cette dernière ville, à laquelle Pignatelli a également consacré une œuvre) se sont précipités en Campanie pour admirer les vestiges d’un passé ressuscité. La démarche de Pignatelli n’est pas différente de celle de Giovanni Battista Piranesi (autre point de référence important) qui était ému par les ruines et, contrairement à Winckelmann, devant les vestiges de l’antiquité, finissait par ressentir des émotions fortes d’où naîtraient ses célèbres vues grandioses ou ses planches sinistres avec des prisons imaginaires. Des ruines qui, certes, appartiennent à un passé lointain, mais aussi à un passé beaucoup plus proche: que sont ces matériaux mis au rebut dont on parle depuis longtemps (ou ces avions et ces vieilles locomotives qui, bien qu’absents de l’exposition de Carrare, apparaissent dans une grande partie de l’œuvre de Pignatelli), si ce ne sont des ruines plus proches de nous?
La salle des vues de Rome |
Luca Pignatelli, Roma (2016 ; techniques mixtes sur fer galvanisé, 277 x 208 cm ; collection privée) |
Luca Pignatelli, Rome (2016 ; technique mixte sur fer galvanisé, 370 x 293 cm ; collection privée) |
Luca Pignatelli, Rome, détail |
Les “peintures noires” de Luca Pignatelli |
Dans le panorama de l’art figuratif contemporain, Luca Pignatelli est certainement l’un des artistes les plus acculturés et les plus originaux, capable d’exprimer au mieux son imagerie aussi bien dans des œuvres de petit format que dans des œuvres plus grandes, et qui sait transmettre au spectateur ses propres réflexions sur l’histoire de manière opportune: L’élégante sobriété du Palazzo Cucchiari fait le reste, se présentant comme un lieu particulièrement approprié pour faire ressortir le message que Pignatelli entend adresser au public, ne serait-ce qu’en raison des fortunes diverses que cette résidence du XIXe siècle a connues au fil des ans. Un message fort, qui s’appuie sur un répertoire figuratif puissant et évocateur, qui mêle avec bonheur l’ancien et le contemporain, qui mêle l’action de la nature (et celle de l’homme) aux références aux grands du passé, qui trouve dans ces mélanges, nouveaux certes, mais fruits d’une longue tradition, et dans la manière dont l’artiste les exprime, son originalité propre.
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