Dans ses Nuits attiques, l’écrivain romain Aulus Gellius, qui vécut au premier siècle de l’ère commune, rapporte que tous les jeunes gens qui souhaitaient s’approcher des enseignements de Pythagore étaient obligés d’observer au moins deux ans de silence: les disciples que le grand philosophe acceptait dans son école, assure Aulus Gellius, devaient écouter les paroles du maître, et ne pouvaient pas poser de questions s’ils n’avaient pas compris grand-chose, et encore moins faire de commentaires. Ce n’est qu’après avoir appris toutes les matières, même les plus difficiles, qu’ils étaient autorisés à s’exprimer, à dire quelques mots, à demander. Ce silence imposé par Pythagore traversera les siècles, devenant le symbole de la méditation, du passage obligé pour s’initier à une doctrine, un culte ou une philosophie, ainsi que de l’effort nécessaire à l’apprentissage. "Dans l’Antiquité, écrit D’Annunzio dans son Livre secret, les religions et les philosophies ne vivaient que par le silence: elles connaissaient et observaient la nécessité du silence. Ceux qui se dérobaient à cette nécessité étaient toujours incompris, profanés, méprisés et rabaissés". Il y a le silence de l’anachorète chrétien, qui se tait pour mieux accueillir son dieu, et pour certains ordres monastiques, le silence fait partie de la règle à respecter. Il y a le silence de la franc-maçonnerie, plus proche du silence pythagoricien, auquel sont astreints les apprentis qui veulent accéder au degré suivant de la hiérarchie maçonnique. Il y a le silence que requièrent les pratiques philosophiques ou ascétiques pour s’éloigner du bourdonnement du monde extérieur et ne donner voix qu’à ce qui vient des profondeurs de l’inconscient. Il y a le silence de la poésie.
Le silence est donc à la fois un don, une manière de préserver la pureté (ou de ne pas révéler de secrets), un moyen de se sonder soi-même ou de tenter de pénétrer dans une autre dimension. Mais le silence est aussi un premier pas, une condition de départ: c’est pourquoi une exposition comme Art et Magie (à Rovigo, Palazzo Roverella) ne peut que commencer par uneinvitation au silence afin d’entraîner le public dans les méandres de l’occultisme et de l’ésotérisme. Une invitation qui prend la forme d’une sculpture de Jean Dampt (Venarey-les-Laumes, 1854 - Dijon, 1945) et Alexandre Bigot (Mer, 1862 - Paris, 1927), intitulée Le Silence: un visage émacié, presque souffrant, qui s’adresse à l’observateur avec le geste dit harpocratique (ou signum harpocraticum), celui que l’on fait en approchant l’index de la bouche fermée, auquel le grand André Chastel a consacré quelques pages de son ouvrage fondamental Le geste dans l’art. Un geste qui peut prendre, écrit Chastel, une valeur sémantique passive (“je me tais”) ou active (“tais-toi”), et qui, pour cette raison, devient susceptible de nombreuses lectures (une caractéristique qui le rend encore plus envoûtant): Si dans les temples du dieu égyptien Harpocrate, le geste de l’index déplacé pour fermer la bouche était destiné à exhorter les adeptes à ne pas diffuser ses révélations, dans la sculpture à l’aspect funèbre de Dampt et Bigot, destinée à décorer un lit et donc associée à la nuit et à ses angoisses, le silence devient synonyme de mystère, et en regardant cette figure qui nous invite au silence de manière impérieuse, on est presque amené à la suivre dans les secrets de la nuit.
Une invitation au silence, c’est aussi ce que le visiteur reçoit en découvrant le Silence de Giorgio Kienerk (Florence, 1869 - Fauglia, 1948), le panneau central du triptyque L’énigme humaine: est une extraordinaire vanité qui réunit les deux panneaux latéraux avec Plaisir et Douleur (il est dommage qu’ils ne soient pas à Rovigo, même si philologiquement le choix de séparer les trois panneaux n ’est pas erroné, puisque Silence a été créé plus de dix ans avant les deux autres et a donc été initialement exposé seul, et que même Plaisir est resté dans l’atelier de Kienerk), joignant les motifs du second (le crâne l’atmosphère lugubre) à ceux du premier (la sensualité racée du modèle) et nous renvoie à la dimension érotique du silence, qui trouve des correspondances, par exemple, dans un passage d’À cœur perdu de Joséphin Péladan (“Silence des lèvres, sans paroles et sans baisers, silence des mains sans caresses, silence des nerfs détendus, silence de la peau desélectrisée et froide ; et tout ce silence glaçant une vierge enflammée par la douleur de l’amplexion et qui attend le plaisir enfin”: “silence des lèvres, sans paroles et sans baisers, silence des mains sans caresses, silence des nerfs détendus, silence de la peau dépourvue d’électricité et froide ; et tout ce silence glaçant une vierge enflammée par la douleur de l’amplexion et qui attend le plaisir enfin”). Une fois l’invitation acceptée, l’initiation peut avoir lieu: pour la rendre manifeste, L’initiation de Charles Sellier (Nancy, 1830 - 1882) peint une figure conduite vers la lumière par deux anges qui se tiennent à ses côtés et la guident.
Une salle de l’exposition Art et Magie à Rovigo |
Une salle de l’exposition Art et Magie à Rovigo |
Jean Dampt, Alexandre Bigot, Le silence (1897 ; grès, 19 x 9 x 8 cm ; Paris, Collection Jean-David Jumeau-Lafond) |
Giorgio Kiener, Le silence (1900 ; huile sur toile, 170,5 x 94 cm ; Pavie, Musei Civici) |
Charles Sellier, L’initiation (1880 ; huile sur toile, 160 x 92 cm ; Paris, Collection Lucile Audouy) |
Art et Magie veut d’ailleurs se proposer au public comme une métaphore d’un rite initiatique. L’exposition prend donc la forme d’un parcours par étapes, ponctué par les changements soudains de mise en scène, avec des couleurs qui soutiennent le thème auquel la salle est consacrée: le bleu, méditatif, profond et mystérieux, est la couleur qui accompagne les premières salles, c’est-à-dire l’introduction consacrée au silence, la deuxième qui examine le rapport entre architecture et ésotérisme, la troisième qui nous ramène à l’époque des Salons Rose+Croix, et la quatrième consacrée à une étude approfondie de la communauté du Monte Verità. Nous avons évoqué plus haut le geste harpocratique: dans les temples de l’Égypte ancienne, il était d’usage de trouver des statues du dieu Harpocrate faisant le geste aux fidèles qui entraient. Un rite qui se déroulait donc avant même que les initiés au culte du dieu ne fassent leur entrée dans le temple: le chemin d’accès au temple devenait ainsi partie intégrante du rite, et les architectes symbolistes en étaient bien conscients. L’exposition propose au public plusieurs exemples d’architecture ésotérique: d’une part, des projets de temples idéaux, comme le Temple de l’Art de Benvenuto Benvenuti (Livourne, 1881 - Antignano, 1959), édifice sacré consacré au culte de l’art élevé au rang de religion, avec son propre symbolisme issu des pratiques occultes (la croix à crochets, l’archipendolo, le globe), et d’autre part, des projets conçus pour des monuments réels comme celui de Victor Emmanuel II conçu par Corinto Corinti (Castiglion Fiorentino, 1841 - Florence, 1930), une sorte de “Mole Sabauda”, explique Valeria Pagnini, qui “se distingue par l’absence de références directes au classicisme, considéré par l’architecte comme impropre à exprimer l’individualité du nouvel État, et prévoit la construction d’une haute tour en gradins, à placer au centre d’une nouvelle place sur l’Esquilin”. Un ouvrage qui “devait surpasser les monuments de la Rome antique et se présenter comme un ”phare du progrès“ symbolique, surmonté d’une étoile à cinq branches, qui illuminerait et guiderait la ville et la nation tout entière”. La section est complétée par des images de rituels et d’idoles, comme celle, terrible, de František Kupka (Opočno, 1871 - Puteaux, 1957), intitulée Černý idol (“Idole noire”), statue d’un énorme démon immergé dans un paysage lugubre, symbole de l’inquiétude (quand ce n’est pas de la peur) suscitée par l’inconnu, et imprégnée des convictions théosophiques auxquelles Kupka s’était rapproché.
L’exposition de Rovigo insiste beaucoup (comme on peut s’y attendre) sur les liens, plus ou moins ténus selon les dispositions individuelles, entre les artistes et les pratiques occultes ou ésotériques, en partant de la prémisse nécessaire, soulignée par le commissaire Francesco Parisi dans le catalogue, qu’il existe des différences décisives entre l’ésotérisme et l’occultisme. En particulier, l’ésotérisme est une culture, l’occultisme un ensemble de pratiques: Parisi cite le sociologue Edward A. Tiryakian qui “a identifié trois éléments caractéristiques et constitutifs d’une ”culture ésotérique“”, à savoir un noyau de croyances et de doctrines, un noyau de pratiques consacrées à l’action concrète et une organisation sociale au sein de laquelle les pratiques trouvent une structure ou un accomplissement. Et, toujours selon la différenciation du sociologue américain, l’occultisme, au contraire, s’identifie aux pratiques, techniques ou procédures qui traitent des forces de la nature ou du cosmos qui ne peuvent être mesurées ou reconnues avec les instruments des sciences traditionnelles, et qui visent à obtenir des résultats empiriques, par exemple en atteignant des connaissances autrement inaccessibles, ou en modifiant le cours des événements. Par essence, l’occulte est l’objet, l’ésotérique la base philosophico-religieuse.
Cependant, de nombreux artistes, tout en présentant des œuvres remplies de références ésotériques, n’ont pas adhéré à des cercles secrets, n’ont pas fréquenté de sectes ou de loges maçonniques, n’ont pas nourri d’intérêt pour les thèmes occultes. Dans son essai dans le catalogue, Jean-David Jumeau-Lafond rappelle que le susnommé Joséphin Péladan (Lyon, 1858 - Neuilly-sur-Seine, 1918), membre d’une branche toulousaine de l’ordre desRose-Croix et fondateur de l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix, à l’origine des célèbres Salons de la Rose+Croix, a suscité ces dernières années un regain d’intérêt dans les études d’histoire de l’art. Dans une lettre de 1907, Péladan écrit: “il n’y a pas dans l’art d’ésotérisme qui ait le corps humain pour seul objet. J’ai réuni ceux que j’ai trouvés ; ce n’était pas toujours ceux que je voulais”. Moreau lui-même, l’un de ses artistes préférés, au centre avec Puvis de Chavannes et Redon de ce que Péladan considérait comme une sorte de triangle cabalistique de l’art, était totalement insensible aux mystères ésotériques. D’autres artistes, en revanche, adhèrent pleinement aux convictions de Péladan, qui veut aussi fonder son Salon en réaction à la fois contre l’art officiel (celui des Académies) et les nouvelles formes d’art liées au réel (réalisme etimpressionnisme): l’art, pour Péladan (qui se promenait dans Paris déguisé en magicien, portant une longue barbe à l’assyrienne et se faisant appeler “Sâr”, c’est-à-dire “roi” en langue assyrienne), était l’occasion de lutter contre le matérialisme de la société contemporaine, un moyen idéal de rébellion contre la misère bourgeoise, et était à son tour considéré par l’écrivain ésotérique lyonnais comme une pratique sacrée ou, selon ses propres termes, “un rite d’initiation auquel seuls les prédestinés devraient être admis”. Le Salon de la Rose+Croix fut inauguré en 1892, et son succès auprès du public fut extraordinaire, notamment parce qu’il était unique: il n’existait pas à Paris, à la fin du XIXe siècle, de Salons auxquels participaient des artistes animés par les mêmes intentions, et qui suivaient des règles précises dictées par un manifeste. Et même si beaucoup des artistes (jeunes pour la plupart) qui y participaient ne s’intéressaient pas à l’ésotérisme (et souvent n’y connaissaient rien), Jumeau-Lafond souligne que “le génie de Péladan” a consisté à “avoir compris que la jeune génération d’artistes était en quête de mystère et de spiritualité, au-delà même de toute science traditionnelle”, et c’est pourquoi les Salons de Sâr Péladan ont pris la forme d’une “entreprise de re-sacralisation de l’art”. C’est pourquoi des œuvres particulièrement significatives sont exposées, à commencer par l’affiche du premier Salon de la Rose+Croix, réalisée par Carlos Schwabe (Altona, 1866 - Avon, 1926), alors âgé de 26 ans, qui, dans un format exagérément vertical, symbole d’ascension, représente deux femmes, symboles de pureté et de foi, montant vers la lueur de l’illumination, observées par l’allégorie de la débauche et de la matière, qui se désespère dans le registre inférieur. La Rêverie en la nuit d’Alphonse Osbert (Paris, 1857 - 1939), présentée au Salon de la Rose+Croix en 1895, est particulièrement intense: il s’agit d’un paysage nocturne empreint de mysticisme et de spiritualité, dans lequel une figure voilée se tourne vers la lune, et qui illustre l’aura mystérieuse et initiatique que Péladan recherchait dans les œuvres destinées à être exposées à son Salon. Et encore, on est surpris de trouver dans la salle une étude pour la grande Maternité de Gaetano Previati (Ferrare, 1852 - Lavagna, 1920), le chef-d’œuvre de 1891, aujourd’hui dans la Collection Banco BPM, que l’artiste ferrarais présenta à la Triennale de 1891 et qui fit sensation parce qu’il revisitait l’un des thèmes les plus traditionnels du répertoire chrétien dans une tonalité profondément visionnaire. Rejeté par la critique et le public, le tableau de Previati trouve néanmoins un excellent accueil auprès des artistes et des critiques proches des instances symbolistes, à tel point que le peintre est invité à l’exposer au premier Salon de la Rose+Croix en 1892.
D’un cercle à l’autre, l’exposition du Palazzo Roverella, poursuivant sa lecture historique de l’ésotérisme, quitte les Salons rosicruciens pour atterrir à Ascona, en Suisse, et se plonger dans la communauté du Monte Verità qui, fondée en 1901 dans les collines autour de la ville de Locarno, prônait une pédagogie “basée sur une alimentation végétalienne et la salubrité de la vie en plein air (naturisme, héliothérapie, yoga, danse expressive, amour libre, émancipation de la femme...), en opposition à toute prévarication du monde des arts, et la nécessité de promouvoir les valeurs de la religion rosicrucienne”. ), en opposition à toute prévarication ou prérogative ecclésiastique ou étatique, afin de combler ce fossé inexorable entre le monde réel et le monde idéal, entre la culture et la nature, entre l’éthique et le plein air" (Mara Folini). Presque hippies ante litteram, les membres de la communauté du Monte Verità étaient souvent des hommes de lettres, des psychologues, des occultistes et, bien sûr, des artistes, dont beaucoup étaient destinés à animer la vie de la commune suisse pendant des années. Parmi eux, Marianne von Werefkin (Tula, 1860 - Ascona, 1938), qui restera à Ascona jusqu’à la fin de sa vie: Art et Magie présente ses Feux sacrés, réalisés en 1919, un an après son arrivée dans la communauté. On y voit une montagne dont le sommet est éclairé par trois feux sacrés et au centre de laquelle apparaît une caverne d’où jaillit un liquide blanc qui se déverse dans un lac, tandis que deux personnages vêtus de blanc observent ce paysage étrange: Œuvre pleine de références érotiques (la caverne comme organe féminin, la montagne phallique), elle pourrait être interprétée comme l’union androgyne envisagée par de nombreux cultes ésotériques, bien qu’elle soit dépourvue de force vitale, peut-être parce que, comme le note Tobias Kämpf, la Première Guerre mondiale qui vient de s’achever a laissé “à l’artiste et à l’Europe entière un sentiment de destruction universelle sur lequel s’est brisé tout l’espoir du début du siècle”. Lichtgebet (“prière de lumière”) de Fidus (pseudonyme de Hugo Höppener, Lübeck, 1868 - Woltersdorf, 1948) est un symbole de l’élan mystique du Monte Verità: le protagoniste solitaire est un bel homme blond et nu au sommet d’une montagne, qui s’élance pour recevoir toute la lumière du soleil dans une nouvelle union totale et panique avec la nature, mais aussi avec l’infini, contre toute tradition (à tel point que la prière se déroule dans la solitude et en plein air, contrairement à la prière de la tradition chrétienne). Versunkene Sinne (“Plongé dans ses propres rêves”) de Walter Helbig (Falkenstein, 1878 - Ascona, 1968) inspire également l’harmonie: avec ses trois personnages (un couple enlacé et une femme nue dans un paysage boisé), il trouve dans les montagnes du canton du Tessin le paradis que Gauguin cherchait en Polynésie.
Benvenuto Benvenuti, Le temple de l’art (1906 ; crayon, encre, aquarelle dorée, 380 x 530 mm ; collection privée, avec l’aimable autorisation de la Galleria Athena, Livourne) |
Corinto Corinti, Progetto per il monumento per Vittorio Emanuele II (1881 ; dessin à l’encre et à l’aquarelle sur carton, 1097 x 504 mm ; Rome, Biblioteca Nazionale Centrale Vittorio Emanuele II) |
František Kupka, Černý idol (1903 ; aquatinte colorée, gouache, 348 x 345 mm ; Prague, collection Parrik Šimon) |
Carlos Schwabe, Affiche du premier Salon de la Rose+Croix (1892 ; lithographie, 1980 x 805 mm ; collection privée) |
Alphonse Osbert, Rêverie dans la nuit (1895 ; huile sur panneau, 56 x 37,5 cm ; collection privée) |
Gaetano Previati, Étude de maternité (vers 1889-1890 ; huile sur toile, 56 x 130 cm ; Rancate, Pinacoteca Comunale Giovanni Züst) |
Marianne von Werefkin, Feux sacrés (1919 ; tempera sur papier collé sur carton, 75 x 57 cm ; Ascona, Fondazione Marianne Werefkin) |
Fidus, Lichtgebet (1913 ; lithographie en couleur, 640 x 450 mm ; Collection privée) |
Walter Helbig, Versunkene Sinne (1921 ; huile sur toile, 95 x 77 cm ; Ascona, Museo Comunale d’Arte Moderna) |
Après avoir suspendu le cadre historique de l’exposition, les salles suivantes procèdent par aperçus iconographiques: on quitte le bleu des premières salles, on passe une porte et on se retrouve dans une série de salles couvertes de panneaux lugubres de couleur pourpre qui introduisent le thème de la nuit et de ses habitants, y compris les fantômes, les visions spectrales, les apparitions de l’âme des morts. Si le progrès scientifique est le produit le plus évident de la raison, tout en étant considéré comme le reflet d’une société matérialiste, les mythes, en particulier les plus sombres, l’inconnu et l’irrationnel sont devenus une sorte de refuge contre la domination de la civilisation. L’exposition de Rovigo effectue une reconnaissance qui traverse plusieurs pays européens, en commençant par la Bohême et sa capitale, Prague, qui, à la fin du XIXe siècle, devint l’une des villes européennes les plus intéressées par les cultes ésotériques (la fascination de cet écho est encore perceptible aujourd’hui), et vit l’émergence de sectes et de cercles occultes en tout genre. C’est précisément à Prague que s’est développée la créativité de Jaroslav Panuška (Hořovice, 1872 - Kochánov, 1958), un peintre dont l’imagerie comptait parmi les plus macabres de son époque et dont le répertoire regorgeait de fantaisies horrifiques lugubres. L’exposition présente successivement trois de ses œuvres: Nokturno (“Nocturne”), Duch mrtvé matky (“L’esprit de la mère morte”) et Upir (“Le vampire”): le premier est une représentation effrayante d’un intérieur où, par une fenêtre ouverte, pénètre un souffle de fumée qui prend la forme de la main squelettique d’un spectre déplaçant un crâne et faisant voler des papiers éparpillés sur la table ; le second nous présente l’apparition de la mère de l’artiste, disparue une dizaine d’années avant la réalisation du tableau (Panuška avait vingt-huit ans et a été terriblement choqué par l’événement): c’est aussi pour cela que le thème de la mort est une constante dans son œuvre), et qui dans l’œuvre est représentée comme un immense fantôme épiant ce qui était sa maison, et la troisième n’est rien d’autre qu’une scène dans laquelle le vampire, créature monstrueuse de la mythologie slave, entre dans une demeure à la recherche d’une victime. Il est important de souligner que Panuška ne cherchait pas à fournir une simple illustration d’un mythe ou d’une scène: il voulait déranger le sujet. Et c’est peut-être dans le même but que Gabriele Gabrielli (Livourne, 1895 - 1919), peintre tourmenté et oublié, mort suicidé à seulement vingt-six ans, mais capable de réaliser plusieurs tableaux terrifiants avec lesquels il entendait déverser sur la toile ses obsessions, souvent altérées par l’alcool: son bouleversant Hibou, qui s’inspire d’une des Fleurs du mal de Baudelaire dédiée précisément au grand rapace, nous fait voir l’animal comme “la créature nocturne par excellence, au centre d’une composition dans laquelle il domine les autres créatures de la nuit” (Chiara Stefani). Et parmi les animaux capables d’ébranler l’âme, le loup ne peut manquer d’apparaître: Eugène Grasset (Lausanne, 1845 - Sceaux, 1917) en fait le protagoniste de ses Trois femmes et trois loups, un tableau dans lequel trois femmes en tenue de nuit surplombent autant de loups qui les poursuivent à travers la forêt touffue. Elles volent à travers les arbres, et l’on peut en déduire que Grasset a voulu rendre l’image de trois sorcières.
C’est précisément aux sorcières et aux diables qu’est consacrée la section suivante de l’exposition. Il est intéressant de noter qu’au lieu de la représentation traditionnelle de la sorcière comme une vieille femme horrifiante, l’exposition de Rovigo se concentre sur la sorcière en tant que maîtresse du diable, et donc comme une enchanteresse belle, séduisante et dangereuse. L’attrait pour la femme fatale, typiquement fin-de-siècle, se double d’une fascination pour les mythes ésotériques: Ainsi, dans l’imaginaire des artistes de la fin du XIXe siècle, la sorcière ressemble à la provocante Diavolessa d’Alberto Martini (Oderzo, 1876 - Milan, 1954), qui, nue et lascive, laisse entrevoir un sourire moqueur, ou à la mythologique Circé de Louis Chalon (Paris, 1866 - France, 1940), qui, du haut de son trône, également nue, affirme son pouvoir sur les hommes en les transformant en bêtes, ou la Sorcière de Luis Ricardo Faléro (Grenade, 1851 - Londres, 1896), l’enchanteresse voluptueuse qui vole sur son balai, montrant, sans aucun voile pour dissimuler les détails, toute la rondeur de son corps sensuel, dans une composition dense en allusions érotiques qui décore la membrane d’un tambourin basque (et qui est donc également intéressante en tant qu’objet en soi).
Nous revenons aux salles de Rovigo d’un point de vue historique et nous arrivons dans la Rome du début du XXe siècle, touchée par la mode du spiritisme: au centre de la pièce, une table ronde à trépied pour les séances de Thayaht (pseudonyme d’Ernesto Michahelles, Florence, 1893 - Marina di Pietrasanta, 1959), un objet curieux qui révèle comment la coutume d’organiser des réunions pour convoquer les esprits s’était imposée à l’époque, est entouré des photographies d’Anton Giulio Bragaglia (Frosinone, 1890 - Rome, 1960), qui, très jeune, à l’âge de 20 ans, a voulu expérimenter une technique qui, conformément aux préceptes de l’art futuriste, lui permettait de capturer le mouvement en une seule prise de vue. Les images qui en résultent (celle de Giacomo Balla est particulièrement intéressante, car on peut y voir l’un de ses chefs-d’œuvre, Dynamisme d’un chien en laisse, mais aussi parce que certains tableaux de Balla ont été inspirés par ces expériences de Bragaglia) sont d’un grand intérêt pour l’artiste: Dans le catalogue, un essai de Mario Finazzi en rend compte avec précision) ont parfois été présentées comme des “photographies d’esprits” représentant des fantômes, car les longs temps d’exposition requis pour les besoins de Bragaglia rendaient les sujets flous et souvent méconnaissables, semblables à des fantômes.
Jaroslav Panuška, Nokturno (1897 ; encre de Chine sur papier, 15 x 300 mm ; Prague, collection Parrik Šimon) |
Jaroslav Panuška, Duch mrtvé matky, “L’esprit de la mère morte” (vers 1900 ; huile sur carton, 68 x 48 cm ; Pardubyce, Východočeská galerie v Pardubicích) |
Jaroslav Panuška, Upir, Vampire (vers 1900 ; huile sur carton, 58 x 64 cm ; Prague, collection Parrik Šimon) |
Gabriele Gabrielli, Hibou (vers 1917 ; huile sur panneau, 35 x 25,5 cm ; collection privée, avec l’aimable autorisation de la Galleria Athena, Livourne) |
Eugène Grasset, Trois femmes et trois loups (vers 1892 ; aquarelle et or sur papier, 315 x 240 mm ; Paris, Musée des Arts Décoratifs) |
Alberto Martini, Diavolessa (1906 ; huile sur toile, 67 x 90 cm ; collection privée) |
Louis Chalon, Circé (1888 ; huile sur toile, 172,5 x 132 cm ; collection privée, Courtesy ED Gallery, Piacenza) |
Luis Ricardo Falero, La Sorcière (1882 ; huile sur parchemin, diamètre 29 cm ; Collection privée, avec l’aimable autorisation de la Galerie Talabardon) |
La Sorcière de Luis Ricardo Falero exposée |
Thayaht, Tavolo tripode tondo per sedute spiritiche (vers 1930 ; plateau en bois incrusté, pieds fuselés en bois torsadé, hauteur 80,5 cm, diamètre 90 cm ; Rome, collection Seeber Michahelles) |
Antonio Giulio Bragaglia, Le peintre futuriste G. Balla (vers 1912 ; photogravure sur plaque de zinc, 425 x 590 mm ; Rome, Collection privée) |
Lalumière et les couleurs sont les protagonistes des trois dernières salles d’Art et Magie, dont les murs sont illuminés de couleurs vives. L’itinéraire vers la lumière commence par les suggestions que les disciplines orientales ont apportées aux cultes ésotériques européens: l’expression latine Ex Oriente lux (“la lumière vient de l’Orient”) a été utilisée pour indiquer la profonde spiritualité des disciplines orientales et a trouvé l’un de ses plus grands défenseurs en la personne d’Arthur Schopenhauer, qui s’est fortement intéressé aux systèmes philosophiques hindous et bouddhistes. Cette section est peut-être la plus maigre et la moins organique de la revue, mais il y a tout de même des travaux dignes d’intérêt: surtout l’étude pour Les Kumaras de Jean Delville (Louvain, 1867 - Bruxelles, 1953), la première œuvre à s’être donné pour but de représenter les Kumaras, quatre sages de la tradition hindoue, enfants du dieu Brahma, voués à une vie d’étude et de chasteté, ainsi qu’un symbole des quatre intelligences humaines selon les croyances de la Société théosophique, l’organisation fondée en 1875 par Madame Blavatsky (Eléna Petróvna Blaváckij, Dnipro, 1831 - Londres, 1891), à laquelle appartenaient de nombreux artistes de l’époque (dont Delville lui-même).
L’avant-dernière salle de l’exposition, située au rez-de-chaussée, vise à reconstituer la relation entre les premiers interprètes de l’abstractionnisme et les cultes ésotériques. Un essai court mais dense de Jolanda Nigro Covre dans le catalogue est consacré à ce thème: de nombreuses recherches abstraites trouvent leur origine dans le rejet de la rationalité par les peintres modernes, alimenté par une passion pour “l’irrationnel, le syncrétisme religieux, la fascination (et pas vraiment l’investigation) de l’inconscient”, l’attrait pour l’occulte, le suprasensible, les phénomènes médiumniques, le renouveau de la tradition hermétique, l’attitude magique des peuples primitifs, la mission de l’artiste préfigurant l’harmonie universelle, ainsi que la philosophie néo-platonicienne et néo-pythagoricienne". Dans les œuvres de Vassily Kandinsky (Moscou, 1866 - Neuilly-sur-Seine, 1944), par exemple, les formes géométriques qui dominent les compositions répondent souvent à des stimuli issus de ses études philosophiques et de sa passion pour l’ésotérisme: l’artiste russe pensait que les formes et les couleurs avaient un “son intérieur” capable de communiquer à l’observateur des sensations différentes selon leurs différentes combinaisons (une couleur donnée, par exemple, est renforcée par une certaine forme et, inversement, affaiblie par une autre). Dans Rot in Spitzform (“Rouge en pointe”), l’élément principal du tableau, la forme triangulaire en coin, rehausse le rouge vif en donnant à cette image une tonalité particulièrement agressive, équilibrée seulement par le cercle bleu à gauche (Kandinsky était convaincu que l’intensité des couleurs profondes, comme le bleu, était ravivée par les formes rondes). Il convient de noter que de nombreux pionniers de l’abstractionnisme ont attribué des significations symboliques aux éléments qui composaient leurs œuvres: c’est le cas de Julius Evola (Giulio Cesare Andrea Evola, Rome, 1898 - 1974), dont la seule céramique connue est présentée dans l’exposition, le Vase Athanor, entièrement décoré d’une théorie de formes abstraites, qui prennent la forme des nuages “magiques” typiques de sa production, et qui font allusion aux pratiques alchimiques auxquelles s’intéressait le célèbre artiste-philosophe (la présence du jaune avançant sur les couleurs sombres évoque l’or en lequel l’alchimiste transforme la matière). Même un futuriste important comme Giacomo Balla (Turin, 1871 - Rome, 1958) n’a pas reculé devant la tentative d’utiliser des formes abstraites pour représenter ce qui ne peut être vu avec les yeux (après tout, le Manifeste technique de la peinture futuriste affirmait que le pouvoir visuel de l’artiste est analogue à celui des rayons X), et la tentative de donner “squelette et chair à l’invisible, à l’impalpable, à l’impondérable, à l’imperceptible” était un point de programme auquel Balla lui-même souscrivait dans le manifeste Reconstruction futuriste de l’univers): Ainsi, un tableau comme Primaveriris entend faire allusion à la fécondité du printemps, et Pessimisme et Optimisme no. 4 vise à communiquer, par la seule utilisation des formes, les deux attitudes opposées de l’âme humaine face à une éventualité.
La dernière salle (“Psyché, Cosmos, Aura”) est une sorte de prolongement de celle réservée aux abstractionnistes: le but avoué est de permettre au public de saisir les évolutions qui ont conduit au passage du symbolisme à l’avant-garde. En fait, il s’agit d’une sorte de résumé qui n’apporte pas grand-chose au discours global de l’exposition: Nous passons ainsi des portraits singuliers d’Enrico ’Chin’ Castello (Rivarolo Ligure, 1890 - Gênes, 1966), avec leur mélange d’esthétique symboliste et d’impulsions futuristes, aux compositions mystiques du jeune Piet Mondrian (Amersfoort, 1872 - New York, 1944), dont les arbres recherchent une tension spirituelle au sein de la nature et préfigurent déjà les développements futurs de son art, jusqu’aux recherches de Paul Klee (Münchenbuchsee, 1879 - Muralto, 1940), qui cherche à pénétrer les profondeurs de l’âme (sa Cascade, par exemple, est une sorte d’image mentale, une projection intérieure d’une chute d’eau réelle qui jaillit de l’inconscient de l’artiste et réapparaît à l’extérieur dans ses lignes essentielles). C’est un art qui “ne reproduit pas ce qui est visible, mais qui rend visible”, base de nombreuses recherches futures au 20e siècle.
Jean Delville, Étude pour Les Kumaras (s.d. ; crayon et pastel sur papier, 1080 x 560 mm ; Collection privée) |
Vasilij Kandinsky, Rot in Spitzform, “Rouge dans une forme aiguë” (1925 ; aquarelle et encre de Chine sur papier, 485 x 325 mm ; Rovereto, MART - Museo di arte moderna e contemporanea di Trento e Rovereto) |
Julius Evola, Jarre d’Athanor (1920-1921 ; céramique décorée et émaillée, hauteur 18 cm, diamètre 12 cm ; Rome, Fondazione Evola) |
Giacomo Balla, Primaveriris (1920 ; huile sur toile appliquée sur carton, 26 x 30,7 cm ; Collection privée) |
Giacomo Balla, Pessimisme et optimisme n° 4 (1923 ; huile sur panneau, 28 x 40 cm ; collection privée) |
Enrico Chin Castellani, Aviateur de guerre (1916 ; crayon sur papier parchemin, 345 x 250 mm ; Collection privée) |
Piet Mondrian, Rij van elf populieren in rood, geel, baluw en groen, “Rangée de onze peupliers en rouge, jaune, bleu et vert” (1908 ; huile sur toile, 60 x 112 cm) |
Paul Klee, Waterfall (1927 ; aquarelle, partiellement pulvérisée, et encre et stylo sur papier monté sur carton, 248 x 300 mm ; Collection privée, avec l’aimable autorisation de VitArt, Lugano) |
Le public est accompagné vers la sortie par une salle qui, en guise d’épilogue, rassemble diverses productions graphiques de nombreux protagonistes de l’exposition, qui ont souvent illustré des livres, des romans et des traités qui ont contribué à la diffusion de l’intérêt pour l’ésotérisme (les nouvelles d’Edgar Allan Poe, les romans de Joris-Karl Huysmans, les poèmes de Jules Bois: des écrits en mesure de jouer une forte action propulsive) et dans lesquels les artistes eux-mêmes se sont souvent reconnus. Une conclusion qui contribue à donner plus de poids, dans le récit de l’exposition, au rapport entre l’art et la littérature, qui émerge parfois, mais jamais avec force (c’est plutôt le catalogue qui se charge d’expliquer les liens étroits qui existaient entre l’image et l’écrit, surtout dans le contexte français). Pour le reste, on a l’impression d’avoir assisté à une exposition qui, dans le cadre des études sur les relations entre art et ésotérisme à la fin du XIXe siècle, fera probablement encore parler d’elle dans les années à venir, tant elle est complète, sa perspective d’importante exposition de reconnaissance (qui ne manque cependant pas de présenter au public et aux chercheurs des œuvres inédites), et sa capacité à élargir le discours à d’autres disciplines telles que la musique (non mentionnée dans cette contribution, mais constamment présente dans une grande partie de l’exposition) ou la littérature. Il faut cependant considérer que la recherche sur le thème “art et magie” est relativement récente, puisque les tentatives d’étudier ce lien de manière structurée ne remontent pas à plus de trente ans (la première grande exposition sur le thème du spirituel dans l’art est considérée comme Spiritual in Art, qui s’est tenue au Los Angeles County Museum en 1986, et même des expositions plus tardives consacrées à l’occulte et à l’ésotérique) et n’ont connu un certain élan que dans la dernière décennie.
Une recherche encore en germe donc, mais qui suscite de plus en plus l’intérêt des chercheurs et du public, d’autant plus que de nombreux protagonistes de l’exposition de Rovigo sont encore peu connus et que de nombreux aspects de leur production attendent encore d’être approfondis. Une exposition riche et attrayante (la conception de l’exposition, comme nous l’avons déjà mentionné, est l’un de ses principaux points forts, tout comme la présentation de certains aspects peu connus de la production de certains grands noms de l’histoire de l’art est extrêmement intéressante), qui se prête à différents niveaux d’interprétation, allant de l’histoire à l’iconographie, Elle s’inscrit dans la lignée des expositions sur l’art de la fin du XIXe siècle qui sont devenues une tradition et un trait distinctif du programme d’exposition du Palazzo Roverella, qui a certainement atteint l’un de ses sommets avec Art et Magie.
Avertissement : la traduction en français de l'article original italien a été réalisée à l'aide d'outils automatiques. Nous nous engageons à réviser tous les articles, mais nous ne garantissons pas l'absence totale d'inexactitudes dans la traduction dues au programme. Vous pouvez trouver l'original en cliquant sur le bouton ITA. Si vous trouvez une erreur,veuillez nous contacter.