Repenser l'altérité. Liminal, l'entreprise monumentale de Pierre Huyghe à Venise


Compte rendu de l'exposition "Pierre Huyghe. Liminal", organisée par Anne Stenne (à Venise, Punta della Dogana, du 17 mars au 24 novembre 2024).

Les réseaux neuronaux, l’intelligence artificielle, la collaboration inter-espèces, la transdisciplinarité et la manipulation génétique sont parmi les termes les plus emblématiques de la contemporanéité récente. Appliqués à pratiquement tous les domaines de la recherche et de la production, ils s’installent désormais capillairement dans la sphère privée, avec pour effet d’accélérer de manière exponentielle la dissolution déjà en cours de notre anthropocentrisme moribond. Si auparavant nous étions enclins à imaginer l’avenir comme une déflagration dystopique dans laquelle l’humanité aurait risqué de payer par l’extinction le pouvoir excessif qu’elle exerçait sur les autres formes de vie avec lesquelles elle partageait la planète, aujourd’hui sa disparition éventuelle tend à prendre dans notre imagination davantage les connotations d’une déresponsabilisation progressive aux mains d’autres entités, appartenant parfois à de nouvelles dimensions que nous ne pouvons même pas percevoir. L’Anthropocène, ère géologique caractérisée par le rôle décisif des êtres humains dans la modification de l’environnement terrestre, a conservé de ses racines linguistiques la centralité de l’homme, qui a continué à être le principal paramètre d’orientation, bien que négatif, pour la compréhension du présent et la représentation de l’avenir. Maintenant que cette période s’achève, à quelle étymologie se référera le mot qui désignera la prochaine ère du monde ? Nous vivons une phase de transition où, désorienté et attiré par les avertissements d’un ordre des choses dans lequel la composante humaine pourrait n’être qu’accidentelle, l’héritage encore humaniste de notre approche culturelle survit dans une tentative extrême de métaboliser l’altérité en défendant l’efficacité ontologique de l’opposition entre l’humain et le non-humain.

Même dans la production artistique de ces dernières années qui s’est concentrée sur ces thèmes, la confrontation avec les formes d’existence insaisissables générées par la neuro-informatique appliquée aux systèmes artificiels apparaît pour la plupart animée par une compétitivité serpentine (bien que contenue), implicite dans la curiosité de tester leurs limites et leurs potentialités par rapport au modèle humain. L’investigation de Pierre Huyghe (Paris, 1962), l’un des artistes les plus connus de la scène contemporaine internationale, dont la renommée est liée à des installations, des films, des projets collectifs et des performances qui, réalisés depuis le début des années 1990, interrogent notre imaginaire collectif à travers un démantèlement systématique de sa compacité présumée, échappe à cet horizon. L’artiste conçoit ses œuvres comme des fictions spéculatives qui, dans la première phase de sa carrière créative, sont principalement des vidéos visant à enquêter sur les structures narratives inhérentes aux mécanismes de formation des histoires et sur la polysémie intrinsèque de tout récit.



Il s’est toujours intéressé à la relation entre l’humain et le non-humain et, à partir du début des années 2000, il a transformé son rejet de la linéarité sémantique des montages vidéo en création d’œuvres environnementales qui se présentent comme des systèmes complexes en évolution continue et constante, caractérisés par l’interaction entre différentes formes de vie, d’objets inanimés et de technologies. Emblématique en ce sens est l’installation Le château de Turing, réalisée en 2001 pour le pavillon français de la Biennale de Venise, un lieu raréfié et chargé d’événements qui tentent d’abolir les frontières entre les spécificités cognitives de l’homme, de l’animal et de la machine en croisant ces trois différents modes de traitement de l’information sous le contrôle rétroactif de l’ordinateur HAL, responsable du processus de calcul. Le terrain d’incertitude créé par ce mélange, incubateur idéal pour l’émergence d’autres formes de mondes possibles, est peut-être le trait stylistique qui distingue le plus son travail, même dans ses développements ultérieurs, désormais orientés vers la création de points d’accès sensoriels “au possible ou à l’impossible - à ce qui pourrait ou ne pourrait pas être”, comme il aime à le répéter lui-même.

Plus de vingt ans après ce projet fondateur, qui lui a valu le prix spécial du jury à une époque où il était encore pionnier pour ce type de recherche, l’artiste revient à Venise, à l’occasion de la 60e exposition internationale d’art, avec une nouvelle rétrospective monumentale à Punta della Dogana, lieu d’exposition de la collection Pinault depuis 2009. Pour cette entreprise, réalisée avec le soutien de la commissaire Anne Stenne, sa proche collaboratrice depuis dix ans, l’artiste a eu carte blanche pour gérer les vastes espaces du complexe architectural restauré par l’architecte japonais Tadao Ando pour en faire un musée. L’exposition réunit des œuvres historiques, longtemps conservées dans la collection du magnat François Pinault, et des œuvres nouvelles issues de ses recherches les plus récentes, orchestrées de manière à répondre à la double intention d’offrir un panorama exhaustif de son parcours créatif au fil des années et d’immerger le visiteur dans un cadre intégré où les limites de l’espace et du temps semblent s’effacer.

Pierre Huyghe, Offspring (2018, Collection Pinault) et Offspring (2018 ; Leeum Museum of Art). Vue d'installation, exposition Pierre Huyghe. Liminal. Photo : Ola Rindal © Palazzo Grassi, Pinault Collection
Pierre Huyghe, Offspring (2018 ; Collection Pinault) et Offspring (2018 ; Leeum Museum of Art). Vue d’installation, exposition Pierre Huyghe. Liminal. Photo : Ola Rindal © Palazzo Grassi, Pinault Collection
Pierre Huyghe, Abyssal Plane (2015 ; La Gaia Collection) et Circadian Dilemma (el Dia del Ojo) (2017 ; Allemagne, Collection privée). Vue d'installation, exposition Pierre Huyghe. Liminal. Photo : Ola Rindal © Palazzo Grassi, Collection Pinault
Pierre Huyghe, Abyssal Plane (2015 ; La Gaia Collection) et Circadian Dilemma (el Dia del Ojo) (2017 ; Allemagne, Collection privée). Vue d’installation, exposition Pierre Huyghe. Liminal. Photo : Ola Rindal © Palazzo Grassi, Pinault Collection
Pierre Huyghe, Liminal (2024-). Avec l'autorisation de l'artiste et de la Galerie Chantal Crousel, Marian Goodman Gallery, Hauser & Wirth, Esther Schipper, et TARO NASU © Pierre Huyghe, by SIAE 2023
Pierre Huyghe, Liminal (2024-). Avec l’autorisation de l’artiste et de la Galerie Chantal Crousel, Marian Goodman Gallery, Hauser & Wirth, Esther Schipper, et TARO NASU © Pierre Huyghe, by SIAE 2023
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Pierre Huyghe, Liminal Pierre Huyghe
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Pierre Huyghe, Liminal
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Le voyage commence dans l’obscurité, une matrice amniotique et indifférenciée dans laquelle, dès que nos yeux se sont habitués à l’obscurité, nous voyons flotter une gigantesque figure humanoïde, décidée à accomplir des gestes qui évoquent une ritualité obscure, aussi inconsciente que la torsion d’un ver de terre sous le sol. Il s’agit de Liminal (2024), une simulation en temps réel projetée sur une membrane de toile poreuse, dans laquelle un corps alternativement masculin et féminin, se déplaçant lentement à l’aveugle, situe son centre de gravité sensible dans le trou noir qui remplace son visage. L ’entité sans esprit se vit dans l’obscurité, à peine éclairée par quelques points de lumière derrière le diaphragme qui soutient sa vision. Les dimensions titanesques soulignent plus qu’elles ne nient la fragilité onirique de cette créature orpheline au bord de la dissolution, devant laquelle nous sommes envahis par un sentiment archaïque de sublime, suscité par l’évidence de la distance insurmontable qui nous sépare d’elle, mêlé à une inexplicable nostalgie d’identification à son existence première.

En continuant, le voile de l’illusion se déchire lorsque nous rencontrons Portal (2024), une sculpture totem équipée de capteurs environnementaux, d’une caméra et d’un microphone, un transmetteur d’informations perceptibles et imperceptibles pour des êtres humains capables d’apprendre des impulsions qui le traversent. La structure est le centre nerveux d’un autre corps hybride diffus, composé de performeurs équipés de masques dorés qui errent dans les salles en nous observant avec la même intensité sidérale que celle avec laquelle nous essayons de considérer leur mystère. Parfois, lorsque nous entrons dans leur champ d’action, nous sommes rejoints par les fragments énigmatiques de leur conversation, qui se déroule dans une langue qui nous est inconnue, Idiom (2024), une langue en constante gestation dont l’émission sonore est instantanément reproduite par l’intelligence artificielle. Ces figures, emblématiques de l’approche polysémantique de Pierre Huyghe, agissent comme un tissu conjonctif entre les différents environnements dans lesquels s’articule l’exposition, renforçant leur coprésence spatio-temporelle. La question du visage, compris comme un catalyseur contingent de l’identité ou de sa négation, revient dans la vidéo Human Mask (2014), l’une de ses œuvres les plus célèbres. Dans le film, qui se déroule dans une ville déserte non précisée du district de Fukushima, au lendemain de la catastrophe nucléaire de 2011, un singe portant une robe et un masque féminin erre dans un restaurant abandonné, tour à tour occupé à servir du saké à des clients invisibles ou absorbé dans ses pensées férales. Son comportement, dans lequel l’instinct et l’entraînement s’entrechoquent dans une réitération sans fin et sans but, rendant indiscernables les notions d’acteur, de rôle et de personnage, révèle toute l’ambiguïté du masque humain tout court, qui fonctionne ici comme un piège dans lequel notre capacité d’empathie est activée pour capturer une altérité autrement inexprimable.

Au fur et à mesure que l’on avance dans ce voyage vers l’inconnu, la composante humaine devient de plus en plus ténue et résiduelle, comme on peut le voir dans la salle de l’aquarium, où l’espace est ponctué par une séquence d’écosystèmes sous verre, soudainement obscurcis ou éclairés par une direction démiurgique hors-champ inaccessible. À l’intérieur de chaque vitrine coexistent des animaux, des plantes, des roches et des restes culturels naturalisés, comme le bernard-l’ermite vivant à l’intérieur d’une copie de la Muse dormante de Constantin Brâncuși dans Zoodram 6 (2013). De telles œuvres sont emblématiques de l’intérêt de l’artiste pour la mise en place de situations sans début, ni fin, ni conséquentialité de développement, dans lesquelles le comportement instinctif commun à chaque espèce, prévalant sur l’individualité d’une seule entité, crée un récit toujours imprévisible, tout en se reproduisant comme un modèle général, à partir de contingences destinées à ne jamais se répéter. Dans ces environnements gris, allusifs à une unité originelle perdue, les animaux deviennent les protagonistes d’une pièce de théâtre sans intrigue, dont le déroulement est totalement indépendant de la réaction du public.

Pierre Huyghe, Liminal (2024), Portal (2024) et Idiom (2024). Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de la Galerie Chantal Crousel, Marian Goodman Gallery, Hauser & Wirth, Esther Schipper et TARO NASU ; Idiom avec l'aimable autorisation du Leeum Museum of Art. Les tenues d'Idiom sont conçues par Matthieu Blazy, directeur de la création de Bottega Veneta, en collaboration avec l'artiste. Vue de l'installation, exposition Pierre Huyghe. Liminal. Photo : Ola Rindal © Palazzo Grassi, Pinault Collection
Pierre Huyghe, Liminal (2024), Portal (2024) et Idiom (2024). Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie Chantal Crousel, Marian Goodman Gallery, Hauser & Wirth, Esther Schipper et TARO NASU ; Idiom avec l’aimable autorisation du Leeum Museum of Art. Les tenues d’Idiom sont conçues par Matthieu Blazy, directeur de la création de Bottega Veneta, en collaboration avec l’artiste. Vue de l’installation, exposition Pierre Huyghe. Liminal. Photo : Ola Rindal © Palazzo Grassi, Pinault Collection
Pierre Huyghe, Sans titre (masque humain) (2014 ; collection Pinault). Courtesy of the artist and Hauser & Wirth, London ; Anna Lena Films, Paris © Pierre Huyghe, by SIAE 2023
Pierre Huyghe, Sans titre (Masque humain) (2014 ; Collection Pinault). Avec l’autorisation de l’artiste et de Hauser & Wirth, Londres ; Anna Lena Films, Paris © Pierre Huyghe, par SIAE 2023
Pierre Huyghe, Sans titre (masque humain)
Pierre Huyghe, Sans titre (Masque humain)
Pierre Huyghe, Camata (2024). Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de la Galerie Chantal Crousel, Marian Goodman Gallery, Hauser & Wirth, Esther Schipper, et TARO NASU © Pierre Huyghe, by SIAE 2023.
Pierre Huyghe, Camata (2024). Avec l’autorisation de l’artiste et de la Galerie Chantal Crousel, Marian Goodman Gallery, Hauser & Wirth, Esther Schipper, et TARO NASU © Pierre Huyghe, by SIAE 2023
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Pierre Huyghe, Camata Pierre Huyghe
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Pierre Huyghe, UUmwelt (2018-). Avec l'aimable autorisation de l'artiste © Kamitani Lab / Université de Kyoto et ATR © Pierre Huyghe, par le SIAE 2023.
Pierre Huyghe, UUmwelt (2018-). Avec l’aimable autorisation de l’artiste © Kamitani Lab / Université de Kyoto et ATR © Pierre Huyghe, by SIAE 2023
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L’idée de démanteler la subjectivité du spectateur à travers des œuvres qui n’ont pas besoin de son regard pour exister culmine dans Camata (2024), un film autogénéré monté en temps réel par une intelligence artificielle dans lequel on voit quelques machines engagées dans un rituel funéraire ou de guérison sur un squelette humain non enterré trouvé dans le désert d’Atacama au Chili. L’immensité abstraite du paysage naturel, qu’un écran miroir semble réunir avec l’immensité spéculaire du ciel que les astronomes scrutent à distance pour étudier les planètes au-delà de notre système solaire, semble dissoudre la complexité de l’existence dans la vision limpide d’un tout dans lequel différents systèmes font l’expérience de la multiplicité de leurs intersections possibles.

Comme Huyghe l’a lui-même déclaré lors d’une conversation avec Hans Ulrich Obrist à l’occasion de l’exposition UUmwelt à la Serpentine Gallery de Londres, son objectif n’est pas de “montrer quelque chose à quelqu’un, mais d’exposer quelqu’un à quelque chose”. En ce sens, “Liminal” agit pleinement comme une expérience transformatrice qui, en nous attirant dans son irrésistible champ magnétique, nous conduit à repenser radicalement une altérité dont nous découvrons, au terme du voyage, qu’elle nous est étonnamment consubstantielle.


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