Quand les artistes européens rêvaient du Japon. Le japonisme dans l'art du XIXe siècle exposé à Rovigo


Compte rendu de l'exposition "Japonism. Venti d'Oriente nell'arte europea 1860-1915", à Rovigo, Palazzo Roverella, jusqu'au 26 janvier 2020.

C’est l’artiste français Philippe Burty (Paris, 1830 - 1890) qui fut le premier à inventer, en 1872, un terme destiné à identifier cette manie du Japon qui, depuis au moins deux décennies, s’était emparée de nombreux peintres, sculpteurs, écrivains, décorateurs et architectes à travers l’Europe: Japonisme est le substantif inventé par Burty pour regrouper sous un même titre une série d’articles publiés dans divers numéros de la revue La Renaissance littéraire et artistique, dans lesquels leur auteur propose de temps à autre aux lecteurs une revue rapide des choses japonaises: œuvres d’art, langue, livres, philosophie. Le terme “Japonisme”, en revanche, auquel nous sommes habitués, désigne généralement cet intérêt que les artistes européens de l’époque ont manifesté pour l’art japonais et qui a fini par modifier, orienter et souvent même subvertir les canons traditionnels de la composition, qui a déclenché de petites révolutions au niveau de l’iconographie, qui a stimulé l’étude des techniques orientales. Il est difficile de retracer avec certitude les origines de cet intérêt, ne serait-ce que parce qu’il a connu divers canaux de diffusion, qu’il s’est déversé sur le continent comme une vague tout à fait spontanée, qu’il s’est décliné sous des formes différentes selon les objectifs de ceux qui l’ont approché. À titre d’exemple, il est curieux de constater que ce qui est peut-être la première manifestation historiquement attestée d’intérêt pour le Japon de la part d’un artiste italien est un épisode tout à fait marginal et presque oublié, mettant en scène un peintre inconnu du plus grand nombre, le Napolitain Bernardo Celentano (Naples, 1835 - Rome, 1863), qui peint en 1857 une toile pour les Jésuites de Dublin, dont le sujet est Saint François-Xavier prêchant aux Japonais. Celentano étant un peintre réaliste, il tenait à ce que ses Japonais soient le plus crédibles possible. L’artiste se mit donc à étudier de près les tissus importés, à lire des livres et des carnets de voyage, et à observer attentivement les illustrations qu’il parvenait à se procurer. Le résultat est que Celentano, comme il l’écrit dans une de ses lettres, est devenu “si passionné que je travaille et rêve constamment de Japonais et je suis si familier avec leur type que j’ai l’impression d’avoir été au Japon”.

Bien sûr, la “passion” de Celentano ne va pas plus loin, et il n’a naturellement aucune raison de l’approfondir, puisqu’il s’agit plutôt d’une ferveur momentanée et superficielle, incapable de susciter un quelconque engouement. C’est pourtant cette curiosité de surface qui a constitué le premier accueil de l’art japonais en Europe: et s’il s’agit d’abord d’un phénomène épisodique, le goût pour le Japon se transforme bientôt en une mode bourgeoise qui contamine les artistes et les collectionneurs, et devient finalement un vague cultivé, capable de se greffer sur l’art européen en y apportant des changements substantiels et profonds. C’est cette parabole que décrit l’exposition Japonisme. Venti d’Oriente nell’arte europea 1860-1915, qui dans les salles du Palazzo Roverella, à Rovigo, trace un intéressant panorama d’un moment crucial pour les arts du Vieux Continent, à travers un itinéraire que le commissaire, Francesco Parisi, a conçu divisé par pays. L’exposition vient après celles que, toujours au Palazzo Roverella, il a consacrées aux Sessions européennes (en 2017) et au rapport entre art et magie (en 2018), pour clore une trilogie à travers laquelle Parisi a méritoirement exploré les modes, les motifs, les thèmes, les transformations et les suggestions qui ont animé l’art en Europe dans la seconde moitié du XIXe siècle, toujours avec une rigueur scientifique et des projets de diffusion de haut niveau, avec une approche visant à considérer toutes les formes d’art (l’exposition de cette année comprend à elle seule des peintures, des sculptures, des graphiques, des arts décoratifs, des textiles, des livres, des affiches, des meubles), et en assurant un rôle significatif à la gravure (Parisi est l’un des graveurs contemporains les plus appréciés). Compte tenu de l’ampleur du sujet, l’étude est menée à partir d’une vue d’ensemble et toujours dans une optique d’histoire de l’art, plutôt que d’histoire du goût ou de l’histoire du collectionnisme, domaines que l’exposition aborde de manière marginale, préférant se concentrer sur les aspects les plus incisifs et durables du japonisme.



Salle d'exposition Japonisme. Les vents de l'Orient dans l'art européen 1860 - 1915.
Salle d’exposition Japonisme. Vents d’Orient dans l’art européen 1860 - 1915


Salle d'exposition Japonisme. Les vents de l'Orient dans l'art européen 1860 - 1915.
Salle d’exposition Japonisme. Les vents de l’Orient dans l’art européen 1860 - 1915


Salle d'exposition Japonisme. Les vents de l'Orient dans l'art européen 1860 - 1915.
Salle d’exposition Japonisme. Les vents d’Orient dans l’art européen 1860 - 1915


Salle d'exposition Japonisme. Les vents de l'Orient dans l'art européen 1860 - 1915.
Salle d’exposition Japonisme. Les vents d’Orient dans l’art européen 1860 - 1915

En clarifiant la différence entre japonisme et japonerie (le premier a déjà été mentionné: par le second terme, on entend un attrait plus générique pour l’art japonais, qui ne dépasse toutefois pas les contingences de la mode ou de l’esthétique pure), le début del ’exposition offre au public un premier aperçu des œuvres d’artistes italiens qui ont abordé le Japon sans aller au-delà de la simple répétition de motifs décoratifs ou de l’insertion d’un élément oriental pour donner une touche exotique à la peinture. Des œuvres dans lesquelles les modèles sont vêtus de kimonos ou de tissus orientaux, ou dans lesquelles apparaissent des estampes, des céramiques et des objets artisanaux que les collectionneurs à la page achetaient dans des magasins spécialisés. C’était l’époque du goût éclectique, l’époque où l’on entrait chez un George Washington Wurts, un Frederick Stibbert ou un Harold Acton et où l’on était submergé par un ensemble de fonds d’or médiévaux, de coffres de mariage de la Renaissance, de toiles du XVIIe siècle, de retables tyroliens, de porcelaines chinoises, de tapisseries flamandes, d’ivoires byzantins, d’icônes russes et d’objets japonais hétéroclites: écrans, éventails, assiettes, poteries, netsuke, kakemono que les collectionneurs achetaient soit directement sur place s’ils avaient la chance de voyager au Japon, soit dans les nombreuses boutiques qui commençaient à faire le commerce d’objets japonais (l’une d’entre elles était celle de la “Signora Beretta in Via Condotti” mentionnée par D’Annunzio dans ses articles pour La Tribuna: et les écrits du poète restent une source privilégiée pour se faire une idée du goût frivole, léger et désintéressé pour la japonerie qui s’était répandu en Italie surtout après l’arrivée à Rome de la mission Iwakura en 1873). Parmi les œuvres qui incarnent bien ce goût, et que le visiteur découvre en prologue, figurent le Momento di riposo du Toscan Adolfo Belimbau (Le Caire, 1845 - Florence, 1938), qui capture un intérieur bourgeois où se détache un grand vase japonais, et le raffiné Bice. Iridescences de nacre, avec lequel Filadelfo Simi (Levigliani, 1849 - Florence, 1923) participe à la première Biennale de Venise en 1895, et où la nièce du peintre, Bice Beani, est vêtue d’étoffes précieuses et d’un éventail oriental, dans un tableau à la coupe fortement horizontale, comme celle qui caractérisait l’emakimono, signe que la recherche de Simi (artiste d’ailleurs encore très sous-estimé aujourd’hui) est peut-être allée au-delà des clichés de façade de nombre de ses collègues. Il faut également mentionner l’Entrée d’un temple au Japon d’Antonio Fontanesi (Reggio Emilia, 1818 - Turin, 1882), souvenir du voyage de l’artiste à Tokyo, où il fut appelé à enseigner au K?bu bijutsu gakk?, l’école publique des beaux-arts fondée dans la capitale en 1876 dans le but de moderniser l’art du pays, en l’alignant sur les résultats de l’art occidental (l’histoire de l’institut est reconstituée en détail dans le catalogue dans un bel essai de Mario Finazzi).

Le véritable voyage dans le Japonisme commence cependant avec la section consacrée à la France et à la Belgique, les pays qui ont été les premiers à répondre aux stimuli venus d’Extrême-Orient. Claude Monet (Paris, 1840 - Giverny, 1926) y est non seulement l’un des précurseurs du japonisme, mais il a même voulu s’attribuer une sorte de primauté en affirmant avoir acheté sa première estampe japonaise alors qu’il n’avait que seize ans. Anecdotes mises à part, on attribue au père de l’impressionnisme certaines des premières expériences du japonisme: sa Passerelle à Zaandam, avec sa coupe verticale ponctuée par l’arbre au centre et le pont qui s’y incline, révèle déjà des dettes précoces envers les ukiyo-e d’Hiroshige, disponibles en grandes quantités à Paris dans les années 1970. Mais ce n’est pas tout: les estampes japonaises étaient également disponibles en abondance à Anvers, et c’est dans le port belge que Vincent van Gogh (Zundert, 1853 - Auvers-sur-Oise, 1890) a commencé à en prendre connaissance, au point de créer sa propre collection (les estampes japonaises étaient très bon marché). De l’art japonais, van Gogh admire la facilité, l’immédiateté, la lumière, l’“extrême clarté” de ces œuvres “simples comme un souffle”, comme il l’écrira dans une lettre à son frère Théo. Il admirait aussi leur lumière éclatante et leurs couleurs fortes, au point qu’il désirait ardemment se rendre dans un endroit qui pourrait lui communiquer les mêmes sensations que l’art japonais lui avait procurées: des sensations que l’artiste néerlandais a cherché à rencontrer dans le Midi, où il a peint Oliviers à Montmajour, sa seule œuvre exposée à Rovigo. Il s’agit d’un papier sur lequel l’encre dessine des oliviers (qui en réalité, si l’on veut s’en tenir à l’exactitude botanique, seraient des pins d’Alep) en essayant d’imiter la rapidité du trait avec laquelle les artistes japonais créaient leurs figures et que van Gogh avait déclaré leur envier. Et si van Gogh s’intéressait à la luminosité et à la franchise des Japonais, son ami Paul Gauguin (Paris, 1848 - Atuona, 1903) était fasciné par le colorisme intégral et les coupes de perspective non conventionnelles (du moins pour un Européen), comme il l’a démontré dans Fête Gloanec, une nature morte peinte en 1888 pour l’anniversaire de Marie-Jeanne Gloanec, l’aubergiste chez qui le peintre parisien avait l’habitude de séjourner à Pont-Aven.

C’est auximpressionnistes que l’on attribue le développement du japonisme, l’élevant à un niveau supérieur à l’exotisme amusé des peintres réalistes, et c’est Edmond de Goncourt qui a facilité le processus (bien que son approche du Japon ne soit pas différente de celle des collectionneurs éclectiques), car il était au centre d’un réseau de relations entre marchands, collectionneurs, artistes et hommes de lettres. Et si les impressionnistes ont abordé le Japon dès les années 1960 (tout en restant au niveau de la simple citation), commençant à réfléchir avec plus de substance à partir de la décennie suivante, c’est avec les années 1980 que le japonisme s’est répandu, en partie grâce à une plus grande prise de conscience, d’une part en raison du rôle joué par les Expositions universelles et de l’ouverture constante et croissante du Japon à l’Occident, et d’autre part parce que le phénomène du japonisme dérivé commence à s’installer, puisque pour certains artistes la source n’est souvent pas l’œuvre japonaise, mais l’œuvre de compatriotes qui développent les idées venues du Soleil Levant (Degas surtout). Parmi les plus attirés par le goût japoniste, Paul Ranson (Limoges, 1861 - Paris, 1909), qui sera surnommé en plaisantant “le Nabi le plus japoniste” par d’autres Nabis: les nombreux thèmes récurrents de l’art japonais (animaux, courtisanes, vagues) sont repris par Ranson dans une production aux volets chronologiquement distincts de Marc Olivier Ranson Bitker dans l’essai consacré précisément à Ranson dans le catalogue (un dessin au crayon et au fusain sur papier, Danseuse à l’eventail, se dessine avec le même empressement qui animait les estampes japonaises, mais se résout en lignes plus sinueuses, qui anticipent l’art nouveau: De plus, l’utilisation d’un contour très marqué est empruntée à l’art japonais). Le Japon a également inspiré la production d’objets à saveur orientale, tels que les éventails (“pour de nombreux impressionnistes et post-impressionnistes”, écrit Tobias Kämpf dans le catalogue, “l’éventail est devenu un paradigme de leur travail esthétique, soulignant leur orientation vers les cultures de l’Extrême-Orient en général et du Japon en particulier”) et les paravents: De nombreux exemples des premiers sont présentés dans l’exposition, dont un paysage au coucher du soleil du jeune Paul Signac (Paris, 1863 - 1935), qui visita une exposition d’art japonais à l’Académie des Beaux-Arts de Paris en 1890 et ne manqua pas d’être surpris, tandis que les seconds comprennent la Promenade des nourrices de Pierre Bonnard (Fontenay-aux-Roses, 1867 - Le Cannet, 1947), autre grand nom de l’art japonais. Il est également très intéressant d’observer comment le japonisme a été interprété par les peintres symbolistes (surtout ceux du groupe Rose+Croix, pour une référence convaincante à l’exposition 2018 sur l’art et la magie): pour eux, écrit Jean-David Jumeau-Lafond dans le catalogue, l’art japonais offrait, “au-delà du pur jeu formel” et “au-delà de son substrat spirituel”, une dimension exotique fonctionnelle pour “évoquer le mystère, l’éloignement et la surprise afin de donner une voix à leurs visions intérieures”. Et c’est une vision intérieure qu’Alexandre Séon (Chazelles-sur-Lyon, 1855 - Paris, 1917), l’un des représentants les plus actifs de la Rose+Croix, concrétise dans la paire inédite de peintures à l’huile sur panneau La mer - Rochers dans la mer et La mer. Île de Bréhat. Soir calme, où le rendu du paysage reflète une connaissance de l’art oriental réinterprété surtout en vertu de ses valeurs immatérielles. L’exposition accorde une place non négligeable aux estampes d’Henri Rivière (Paris, 1864 - Sucy-en-Brie, 1951), qui, parmi les Français, fut peut-être le plus fidèle aux styles et techniques japonais: ses paysages (comme L’entrée du port de Ploumanac’h) associent des scènes du nord de la France à l’esthétique des estampes d’Hokusai.

Adolfo Belimbau, Moment de repos (1872 ; huile sur toile, 34,6 x 22,3 cm ; Florence, Galleria d'Arte Moderna di Palazzo Pitti)
Adolfo Belimbau, Momento di riposo (1872 ; huile sur toile, 34,6 x 22,3 cm ; Florence, Galleria d’Arte Moderna di Palazzo Pitti)


Filadelfo Simi, Bice. Iridescences de la nacre (1895 ; huile sur toile, 60 x 178 cm ; Florence, Galleria d'Arte Moderna di Palazzo Pitti)
Filadelfo Simi, Bice. Iridescences de la nacre (1895 ; huile sur toile, 60 x 178 cm ; Florence, Galleria d’Arte Moderna di Palazzo Pitti)


Antonio Fontanesi, Entrée d'un temple au Japon (1878-1880 ; préparation en clair-obscur sur toile, 114 x 145 cm ; Reggio Emilia, Musei Civici)
Antonio Fontanesi, Entrée d’un temple au Japon (1878-1880 ; préparation en clair-obscur sur toile, 114 x 145 cm ; Reggio Emilia, Musei Civici)


Claude Monet, Passerelle à Zaandam (1871 ; huile sur toile, 47 x 38 cm ; Mâcon, musée des Ursulines)
Claude Monet, Passerelle à Zaandam (1871 ; huile sur toile, 47 x 38 cm ; Mâcon, Musée des Ursulines)


Vincent van Gogh, Oliviers à Montmajour (1888 ; encre sur papier, 480 x 600 mm ; Tournai, Musée des Beaux-Arts)
Vincent van Gogh, Oliviers à Montmajour (1888 ; encre sur papier, 480 x 600 mm ; Tournai, Musée des Beaux-Arts)


Paul Gauguin, Fête Gloanec (1888 ; huile sur panneau, 36,5 x 52,5 cm ; Orléans, musée des Beaux-Arts)
Paul Gauguin, Fête Gloanec (1888 ; huile sur panneau, 36,5 x 52,5 cm ; Orléans, musée des Beaux-Arts)

Une théorie de vases élégants d’Émile Gallé et d’autres céramistes importants conduit le public vers la section de l’exposition de Rovigo consacrée à l’Allemagne, à l’Autriche et à la Bohême, ouverte par Die Japanerin de Hans Makart (Salzbourg, 1840 - Vienne, 1884), une sorte de réinterprétation de l’histoire de Cléopâtre dans une tonalité orientale (le panneau a été conçu avec deux autres peintures représentant le suicide de la reine d’Égypte): mort, éros et fascination orientale se conjuguent dans une peinture aux forts accents théâtraux et agités, où le Japon n’est qu’un prétexte. Cependant, hormis cet épisode qu’il faut sans doute lire comme un reflet de l’attrait du pavillon japonais à la Weltausstellung de Vienne en 1873, la réception des nouveautés japonaises en Allemagne et dans l’Empire austro-hongrois est quelque peu retardée, et ce retard s’explique, selon l’hypothèse de Parisi, par “l’attitude réticente aux ”révolutions“ des artistes viennois eux-mêmes”: La Sécession viennoise n’avait pas “sa note distinctive dans la rébellion et dans la recherche forcée de la nouveauté pour s’accrocher sans hésitation aux principes substantiellement différents qui constituaient l’essence de l’art japonais”: par conséquent, ce n’est que vers la fin du siècle que les modèles de ce dernier “devinrent décisifs pour la modulation stylistique du goût sécessionniste avec leur déconstruction de la disposition traditionnelle marquée par la recherche d’un nouveau rapport entre la figure et l’environnement et par de nouvelles formules décoratives”. Si le décorativisme sécessionniste est bien représenté par une œuvre comme Schwämme (“Champignons”), un tissu dessiné par Koloman Moser (Vienne, 1868 - 1918) et traduit en coton, laine et soie par la manufacture Johan Backhausen & Söhne, où le goût pour les motifs phytomorphes de dérivation orientale atteint l’un de ses sommets, il est déjà un souvenir dans le Sous-bois à Semmering de Carl Otto Czeschka (Vienne, 1878 - Hambourg, 1960), qui réduit les forêts des Alpes autrichiennes à leurs éléments essentiels avec un goût qui rappelle déjà l’Art déco et une technique qui n’utilise que deux couleurs (le vert et le noir) pour créer des contrastes avec lesquels l’artiste obtient un effet qui fait ressembler sa détrempe à une gravure. Chez Gustav Klimt (Vienne, 1862 - 1918), les influences japonaises se lisent entre les lignes, dans les formes stylisées, dans les contours épais, dans la sensualité jamais assouvie, alors que le cas d’Emil Orlik (Prague, 1870 - Berlin, 1932), le chef de file des Japonistes de Bohême, est différent, une terre particulièrement réceptive à l’art japonais car, bien qu’elle n’ait pas entretenu avec l’Orient des relations aussi fortes que celles d’autres nations, elle a nourri le désir de suivre le mouvement (ce qui a donné naissance à un groupe important de jeunes artistes qui ont su se mettre à la page, même avec des résultats surprenants): Orlik fut l’un des Européens les plus proches des Japonais et, pour mieux étudier les techniques de ces derniers, il se rendit lui-même au Japon (il fut l’un des rares artistes à réussir l’exploit de s’y rendre en personne): Cette synthèse a donné naissance à des œuvres telles que le triptyque de lithographies composé de Der Maler, Der Holzschneider et Der Drucker (“Le Peintre”, “Le Sculpteur”, “L’Imprimeur”), avec lesquelles Orlik révèle son intérêt non seulement pour les pratiques orientales mais aussi dans les sujets qu’il utilise, comme Landschaft mit dem Fuji im Hintergrund (“Paysage avec le mont Fuji au loin”), inspiré d’une vue chère aux graveurs japonais, et réalisé avec de grands fonds pleins.

Le japonisme anglais, auquel est consacrée la section suivante (ainsi qu’un essai de Manuel Carrera dans le catalogue), s’est également enraciné outre-Manche grâce à l’humus fertile d’où ont germé le préraphaélisme et l’Aesthetic Movement: et comme en Angleterre l’art japonais se prêtait davantage aux instances de l’académie qu’à celles des mouvements d’avant-garde, l’inverse s’est produit par rapport à ce qui se passait en France. Si, dans la production d’artistes académiques comme Albert Joseph Moore (York, 1841 - Londres, 1893), l’élément japonais est fusionné avec l’imagerie classique du peintre afin d’accentuer l’excentricité narrative imaginative des scènes (voir comment, dans les Perles, la Grèce antique et le Japon parviennent à trouver leur place dans l’histoire de l’art), il n’en reste pas moins que l’art japonais est un élément essentiel de l’histoire de l’art, Grèce antique et Japon parviennent à trouver une synthèse bizarre et insolite), il faut attendre un peintre en contact avec la France comme James Abbott McNeill Whistler (Lowell, 1834 - Londres, 1903) pour trouver l’un des rares artistes actifs au Royaume-Uni capable d’appréhender en profondeur certains motifs de l’art japonais: Carrera identifie les éléments particuliers du Whistler japonais dans les perspectives aplaties, dans le décor essentiel “souvent réduit à un fond monochrome”, “dans le choix de faire occuper à la figure la quasi-totalité de la toile”, dans l’idée de “centrer le sens des tableaux sur l’accord harmonique de deux ou plusieurs tons” (une œuvre comme La Tamise révèle une proximité évidente avec les estampes ukiyo-e de Hokusai et Hiroshige: en termes de coupe compositionnelle, de cadrage, de choix iconographiques).

Après deux salles enfin consacrées à l’art japonais qui a inspiré les artistes européens (gravures sur bois, volumes illustrés, rouleaux, sculptures et sculptures, poignées d’épée, vaisselle, coupes) et une sur les “emprunts” du japonisme à la publicité et à l’édition (les affiches d’ Henri de Toulouse-Lautrec, autre figure clé, apparaissent), nous arrivons à la conclusion, et reprenons là où l’exposition a commencé: la réception de l’art japonais en Italie. Parisi écrit que "bien qu’éloigné des grands circuits internationaux, le japonisme italien a néanmoins eu l’occasion de se développer avec la même diversification entre Japonaiserie et Japonisme qui avait accompagné les phases évolutives de ce goût au niveau international". Les Japonaiseries maniéristes ne manquent pas, même à la fin de l’itinéraire, comme la grue attribuée à Umberto Bellotto, imitation des sculptures importées similaires qui plaisaient tant à la bourgeoisie fin de siècle (l’un de ces objets est également décrit dans Il Piacere), mais l’itinéraire se concentre sur les réalisations les plus novatrices de l’art italien, à commencer par celles de Giuseppe De Nittis (Barletta, 1846 - Saint-Germain-en-Laye, 1884), le premier artiste à avoir mené une méditation sérieuse et réfléchie sur les pratiques japonaises: sa Leçon de patinage, avec son point de vue surélevé, la forte réduction de la gamme des couleurs, les personnages de gauche occupant presque toute la surface du tableau, montre que l’artiste avait déjà assimilé les gravures sur bois de Hiroshige, qui tente de rendre non seulement l’extension du paysage à la manière des estampes ukiyo-e, mais aussi l’atmosphère feutrée grâce à une technique proche du tarashikomi, qui consistait à appliquer une deuxième couche de peinture alors que la première n’était pas encore sèche, afin de créer des nuances aléatoires. On doit également à De Nittis d’avoir initié à l’art japonais l’Abruzzais Francesco Paolo Michetti (Tocco da Casauria, 1851 - Francavilla al Mare, 1929), présent à Rovigo avec La raccolta delle zucche (La cueillette des courges), où la coupe en perspective et le rendu des légumes (qui étonnent également son ami D’Annunzio) rappellent les estampes japonaises. Un Japon à la fois intérieur et décoratif est plutôt celui qui sous-tend les paysages de Vittore Grubicy de Dragon (Milan, 1851 - 1920), par qui l’intérêt pour l’Extrême-Orient atteindra Segantini. L’exposition s’achève sur les déclinaisons japonaises du début du XXe siècle: à l’exception de Galileo Chini (Florence, 1873 - 1956), capable d’une nouvelle fusion entre l’Art nouveau et le Japon (voir son Paravento con Damigelle di Numidia), pour les autres artistes les éléments japonais étaient de nouveau bons, surtout dans une clé scénographique, comme on peut le voir dans certaines affiches publicitaires de l’époque, à commencer par celle pour l’abonnement au Corriere della Sera conçue par Vespasiano Bignami (des artistes comme Adolf Hohenstein ou Marcello Dudovic ont proposé des formules plus originales), ou diverses épreuves picturales, comme la Bambina en kimono du grand artiste Plinio Nomellini (Livourne, 1866 - Florence, 1943), une peinture dans laquelle le vêtement traditionnel ne représente rien d’autre qu’un accès occasionnel à l’exotisme oriental.

Hans Makart, Die Japanerin (1875 ; huile sur panneau d'acajou, 141,5 x 92,5 cm ; Linz, Oberösterreichisches Landesmuseum)
Hans Makart, Die Japanerin (1875 ; huile sur panneau d’acajou, 141,5 x 92,5 cm ; Linz, Oberösterreichisches Landesmuseum)


Gustav Klimt, Femme allongée à droite (1916-1917 ; crayon sur papier, 316 x 493 mm ; Vienne, Galerie Sylvie Kovacek, Spiegelgasse)
Gustav Klimt, Femme allongée à droite (1916-1917 ; crayon sur papier, 316 x 493 mm ; Vienne, Galerie Sylvie Kovacek, Spiegelgasse)


Emil Orlik, Landschaft mit dem Fuji im Hintergrund (1908 ; huile sur toile, 120,5 x 154 cm ; Munich, galerie Daxer & Marschall)
Emil Orlik, Landschaft mit dem Fuji im Hintergrund (1908 ; huile sur toile, 120,5 x 154 cm ; Munich, Galerie Daxer & Marschall)


Albert Joseph Moore, Perles (1875 ; huile sur toile, 29,8 x 51,6 cm ; Édimbourg, National Gallery of Scotland)
Albert Joseph Moore, Perles (1875 ; huile sur toile, 29,8 x 51,6 cm ; Édimbourg, National Gallery of Scotland)


Giuseppe De Nittis, Leçon de patinage (vers 1875 ; huile sur toile, 54 x 73,7 cm ; Milan, Galerie d'art Le Pleiadi)
Giuseppe De Nittis, Leçon de patinage (vers 1875 ; huile sur toile, 54 x 73,7 cm ; Milan, Galerie d’art Le Pleiadi)


Giuseppe De Nittis, Pioppi nell'acqua (vers 1878 ; aquarelle noire sur papier blanc jauni, 326 x 251 mm ; Florence, Galerie des Offices, Cabinet des dessins et des estampes)
Giuseppe De Nittis, Peupliers dans l’eau (v. 1878 ; aquarelle noire sur papier blanc jauni, 326 x 251 mm ; Florence, Galerie des Offices, Cabinet des estampes)


Francesco Paolo Michetti, La cueillette des citrouilles (1873 ; huile sur toile, 78 x 98 cm ; Naples, collection privée)
Francesco Paolo Michetti, La cueillette des citrouilles (1873 ; huile sur toile, 78 x 98 cm ; Naples, Collection privée)


Vittore Grubicy de Dragon, Triptyque. Aux lacs ou Alto et deux basses, Soir matin d'hiver, Miazzina. Soirée d'été à Fiume Latte (1889-1919 ; huile sur toile, 32 x 25, 36 x 45, 32 x 25 cm ; Turin, GAM - Galleria Civica d'Arte Moderna e Contemporanea)
Vittore Grubicy de Dragon, Triptyque. Aux lacs ou Alto et deux basses, soir matin d’hiver, Miazzina. Soirée d’été à Fiume Latte (1889-1919 ; huile sur toile, 32 x 25, 36 x 45, 32 x 25 cm ; Turin, GAM - Galleria Civica d’Arte Moderna e Contemporanea)


Galileo Chini, Vagues, demoiselles de Numidie et rascasses (vers 1910-1915 ; écran à quatre panneaux, huile sur panneau, 200 x 240 cm ; Pise, Palazzo Blu)
Galileo Chini, Onde, demoiselles de Numidie et rascasse (v. 1910-1915 ; écran à quatre panneaux, huile sur panneau, 200 x 240 cm ; Pise, Palazzo Blu)


Plinio Nomellini, Jeune fille en kimono (1912 ; huile sur toile, 100 x 60 cm ; collection privée)
Plinio Nomellini, Jeune fille en kimono (1912 ; huile sur toile, 100 x 60 cm ; collection privée)

L’élan de l’avant-garde, les changements radicaux du goût et de la collection après les bouleversements économiques qui ont suivi la Première Guerre mondiale, la disparition naturelle de la mode pour tout ce qui venait de l’Orient, le fait que l’art japonais, une cinquantaine d’années après sa “découverte”, ne représentait plus une nouveauté et l’occidentalisation progressive des artistes japonais contre laquelle D’Annunzio, âgé de vingt-deux ans, s’insurgeait déjà dans l’article susmentionné de La Tribuna (prédisant également des temps difficiles pour les bibeloteurs, car la forte demande d’objets japonais aurait entraîné des hausses de prix), sont autant de raisons qui ont conduit la vague japonaise à s’estomper de plus en plus. Ainsi tombe le rideau sur l’histoire d’une exposition qui n’est certes pas la première consacrée à ce thème, mais qui a le mérite d’offrir au public (sans négliger la présence de quelques œuvres inédites intéressantes) une vision d’ensemble des différents revers qu’a connus le japonisme dans les différentes régions d’Europe, soutenue par un riche catalogue qui en explore les principaux aspects (outre l’introduction de Parisi et les contributions de Jumeau-Lafond, Ranson Bitker, Carrera et Finazzi, le lecteur trouvera également une synthèse de Rossella Menegazzo sur la production artistique dans le Japon de l’époque Edo et Meiji, un essai de Marco Fagioli sur les relations entre l’impressionnisme et le japonisme, un point de vue de Giovanni Fanelli sur le japonisme dans l’illustration symboliste et un article d’Anna Villari sur les dettes de l’art de l’affiche à l’égard du Japon).

Au Palazzo Roverella, Parisi a commandé une exposition cultivée (qui, heureusement, ne met pas l’accent sur la présence des grands noms habituels, qui ne manquent pas) et caractérisée par un parcours de qualité, basé sur une approche anthologique, qui implique des coupures (un exemple surtout: Telemaco Signorini), mais qui vise à mettre en évidence les âmes des différents pays qui ont absorbé et élaboré le japonisme (et en gardant toujours à l’esprit que le rôle de l’Italie n’a pas été marginal), avec une sélection extrêmement variée, tout comme la réponse au japonisme a été variée et tout sauf organique: l’approche curatoriale choisie pour l’exposition rend très bien cette idée. Enfin, une exposition qui met l’accent sur les caractéristiques esthétiques du Japonisme plus que sur les caractéristiques philosophiques ou politiques (qui sont d’ailleurs prises en compte dans une certaine mesure dans le catalogue), parce que le Japonisme a été avant tout une révolution esthétique, motivée surtout par des raisons esthétiques, à l’époque de l’avènement de l’appareil photo, qui allait changer radicalement les besoins des artistes et leur approche même de leur métier, leurs motivations et leurs aspirations.


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