Le voyage terrestre et dantesque de Jenny Saville à Florence


Bilan de l'exposition "Jenny Saville" à Florence, dans différents lieux, du 30 septembre 2021 au 27 février 2022.

Depuis quelque temps, la ville de Florence est redevenue cruciale dans le débat sur le contemporain, et depuis septembre 2021, elle est aussi devenue le cœur battant de la Comédie de Jenny Saville, ancienne Young British Artist, un voyage dantesque, mais terrestre et ancré dans notre époque, qui s’est glissé dans l’enfer de la contemporanéité. Avec, d’une part, un projet d’exposition conçu comme diffus et, d’autre part, une ville qui se donne en spectacle en se laissant toucher, ponctuer, dans les lieux d’art choisis, au Museo del Novecento, à la Casa Buonarroti, au Palazzo Vecchio, à l’église des Innocenti et au Museo dell’Opera del Duomo, par les œuvres gargantuesques de Saville. Ainsi, tout le centre historique est jonché de ses délicates sinopies, de ses dessins délicats et précis, et de ses gigantesques peintures à l’huile qui hurlent. Des œuvres parfois gores, où la violence n’est pas niée, où le corps est crucial.

L’exposition, il est vrai, a déclenché une certaine controverse, mais elle pourrait aussi être utile pour une réflexion plus profonde, posant, peut-être, quelques questions anciennes et nouvelles: sur la nature de l’art, par exemple, le corps, le féminisme, la comparaison avec l’histoire de l’art et l’antiquité, le retour de la figure humaine dans la peinture. Conçue et organisée par Sergio Risaliti, l’exposition tente de répondre à toutes ces questions. Ou plutôt, cela a-t-il un sens d’organiser de telles expositions sans de telles hypothèses, et dans une ville comme Florence ?



Jenny Saville réinvente la ville: c’est peut-être exactement ce que l’on ne voudrait pas permettre. Comme pour dire que Florence doit toujours respecter sa réputation de berceau de la Renaissance et ne jamais rompre les rangs. Mais nous nous demandons, sur un ton irrévérencieux, si l’art doit être quelque chose de figé, un déjà-vu, une vision déjà connue: s’il ne nous sort pas de notre zone de confort et n’opère pas un choc perturbateur, quel débat ouvre-t-il s’il n’ébranle pas ceux qui le contemplent? Si elle ne “déstabilise” pas, elle n’est pas de la culture.

Montage de l'exposition Jenny Saville
Présentation de l’exposition Jenny Saville. Photo d’Ela Bialkowska, OKNO Studio
Montage de l'exposition Jenny Saville
Plan de l’exposition Jenny Saville. Photo d’Ela Bialkowska, OKNO Studio
Montage de l'exposition Jenny Saville
Plan de l’exposition Jenny Saville. Photo d’Ela Bialkowska, OKNO Studio

Nous ne parlons pas ici d’un art qui doit susciter la clameur et le scandale, s’il convient au spectateur, ou s’il n’obtient qu’un “like”, c’est une autre histoire: et il y a déjà beaucoup d’expositions de ce genre, redondantes, sans véritable impact culturel. La Saville de Florence, en revanche, fait parler d’elle précisément à un moment historique aussi délicat que celui que nous vivons, alors que le vent de la guerre souffle à quelques kilomètres de nous, que des navires russes transitent en Méditerranée, que les femmes continuent d’être victimes de leurs hommes et que les enfants sont de plus en plus souvent orphelins. C’est aussi pour ces raisons que les questions soulevées par les œuvres de Jenny Saville s’avèrent plus urgentes, dramatiques et intemporelles que jamais.

L’une des questions majeures que soulève l’exposition est celle de la configuration esthétique de l’œuvre. La Pieta d’Alep, par exemple, l’œuvre la plus emblématique de Jenny Saville, nous séduit-elle ? Passe-t-elle l’épreuve du feu dans la société italienne? Répond-elle à ses goûts? Heureusement non, c’est une expérience que Risaliti ose réaliser. Alep, l’œuvre de 2018, se dédouble iconographiquement en un enchevêtrement de corps: les membres, les vêtements, les visages, se multiplient dans une dimensionnalité presque cubiste, et ce en dialoguant avec la Pietà Bandini, l’une des dernières de Michel-Ange, restée inachevée, placée au Museo dell’Opera del Duomo, le Panthéon de la sculpture florentine. Il s’agit d’une œuvre triple, dessin, peinture, sculpture. C’est la réalité transfigurée et l’art toujours “voilé”, jamais érotique ou pornographique. Elle a sans aucun doute la saveur d’une corporéité résolument michelangelesque, surtout en ce qui concerne la composition pyramidale qui voit le lourd corps du Christ soutenu en vain par Nicodème. Une image certainement émouvante, dans tous les cas, aujourd’hui comme hier.

Alep parle d’art italien, et c’est au moins l’iconographie dramatique d’une nouvelle fuite vers l’Égypte, mais elle évoque aussi la Madonna del Parto de Piero qui accueille en son sein tous les enfants du monde: la femme n’a pas de visage, en fait, elle n’a pas d’identité précise, visage, yeux et lèvres, tous les sens s’effacent derrière la mort des petits.

Les visages et les corps de Jenny Saville ouvrent des plaies, ils traversent la croûte de la réalité, ils ne sont jamais lisses. Ils effilochent la matière artistique, la pellicule picturale, la surface du tableau n’est jamais lisse. Tintoret et Titien, qui ont foudroyé l’artiste très jeune (lors d’un voyage avec son oncle), l’ont marquée par leur étirement de la couleur à l’extrême, jusqu’à l’effilocher, la briser, la rendre incorporelle, fragmentaire. Rien n’est précis, net, lisse. Le timbre de Saville est une voix contraire à la “douceur” qui, selon Byung-Chul Han, caractérise notre époque, et qui explique le succès de Jeff Koons et de l’i-Phone: “la douceur est la marque de notre époque, parce qu’elle ne blesse pas, ni n’offre de résistance”. L’œuvre d’art, celle qui a des répercussions dans le présent, fait au contraire des ravages, ou du moins devrait en faire.

Jenny Saville, Alep (2017-2018 ; pastel et fusain sur toile 200 x 160 ; Collection de l'artiste). © Jenny Saville. Tous droits réservés, DACS 2021. Photo de Lucy Dawkins, National Galleries of Scotland. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de Gagosian.
Jenny Saville, Alep (2017-2018 ; pastel et fusain sur toile 200 x 160 ; Collection de l’artiste). © Jenny Saville. Tous droits réservés, DACS 2021. Photo de Lucy Dawkins, National Galleries of Scotland. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Gagosian.
Jenny Saville, Étude pour Pentimenti III (2011 ; sinopia: fusain et pastel sur papier, 200 x 152 cm ; Collection privée) © Jenny Saville. Tous droits réservés, DACS 2021. Photo de Mike Bruce. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de Gagosian.
Jenny Saville, Study for Repentance III (2011 ; sinopia: fusain et pastel sur papier, 200 x 152 cm ; Collection privée) © Jenny Saville. Tous droits réservés, DACS 2021. Photo de Mike Bruce. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Gagosian.

À notre époque anesthésiée, combien de visages de mères devrons-nous encore voir rapportés dans les journaux télévisés sans que cela nous choque et nous rende indifférents? Combien de mères apprendrons-nous à chercher en vain les corps de leurs enfants mutilés par les bombes? Combien de guerres devrons-nous encore assister? Et en quels termes le Vesperbild original s’est-il transformé? La formule de la Pieta que Saville a apprise de Michel-Ange est-elle encore un Pathosformel valable? Cela a-t-il encore un sens de placer l’ancien et le contemporain ou Florence et sa Renaissance sont-elles un lieu commun, un idéal périmé? Voilà une question qui peut nous secouer, nous transformer, nous inciter à un changement de cap et à une vision qui va à l’opposé de la prolifération habituelle d’images qui se révèlent souvent trop nombreuses, muettes et sourdes.

L’art, sinon, ne reste qu’une excitation momentanée. Nietzsche posait ce problème il y a un siècle. Saville le pose, l’exposition le pose. La première fois que Saville “tombe” dans son voyage dantesque, c’est donc à Alep, lorsqu’il réfléchit à la Syrie, le pays où tant d’enfants ont été délibérément tués pendant la longue guerre qui a commencé en 2011, une phase de rébellion dans le contexte plus large de ce que l’on appelle le printemps arabe.

Mais il “tombe” une deuxième fois, dans le gouffre infernal des corps déformés de l’œuvre Fulcrum, exposée cette fois dans le Salone dei Cinquecento du Palazzo Vecchio, un autre lieu symbolique de la ville. Ici, l’œuvre repense l’usage maniériste du traitement du signe, dans ces traits brisés des trois corps recroquevillés, où l’échange entre les mains et les pieds est une orgie de grotesque et d’absence délibérée de grâce. Placer une telle œuvre dans le salon de Cosimo I, où, à côté des scènes de bataille de Giorgio Vasari, se trouvent aussi le trône du duc et l’œuvre de Michel-Ange, le Génie de la Victoire, est un pari qui établit un parallèle entre la force et la domination masculines sur la condition fragile des femmes. Exposées, dénudées, grosses, disgracieuses, elles sont contraintes à l’exiguïté dans le récit comme dans le cadre du tableau de Saville. L’effet recherché est celui de femmes qui, par leur volume et la monstruosité informe de leur corps, assaillent l’espace et le revendiquent, débordant de leur quête voluptueuse de la vie.

Jenny Saville, Fulcrum (1999 ; huile sur toile, 261,6 x 487,7 cm ; Collection privée) © Jenny Saville. Tous droits réservés, DACS 2021. Avec l'aimable autorisation de Gagosian
Jenny Saville, Fulcrum (1999 ; huile sur toile, 261,6 x 487,7 cm ; Collection privée) © Jenny Saville. Tous droits réservés, DACS 2021. Avec l’aimable autorisation de Gagosian
Jenny Saville, Rosetta II (2005-2006 ; huile sur papier, montée sur panneau, 252 x 187,5 cm ; Collection privée) © Jenny Saville. Tous droits réservés, DACS 2021. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de Gagosian.
Jenny Saville, Rosetta II (2005-2006 ; huile sur papier, montée sur panneau, 252 x 187,5 cm ; Collection privée) © Jenny Saville. Tous droits réservés, DACS 2021. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Gagosian.
Jenny Saville, The Mothers (2011 ; huile et fusain sur toile, 270 x 220 cm ; Collection Lisa et Steven Tananbaum). © Jenny Saville. Tous droits réservés, DACS 2021. Photo de Mike Bruce. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de Gagosian.
Jenny Saville, The Mothers (2011 ; huile et fusain sur toile, 270 x 220 cm ; Collection Lisa et Steven Tananbaum). Jenny Saville. Tous droits réservés, DACS 2021. Photo de Mike Bruce. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Gagosian.

Mais la pandémie joue également un rôle dans ce choix de taille. Le corps, depuis deux ans, est beaucoup plus présent sur les écrans de réalité des médias, montrant des images surdimensionnées de visages défigurés par l’abus de masques et de corps de personnes touchées par le virus. Pour une mort, une guerre, ou une autre, la pandémie, en un mot, comme dirait Marisa Fasanella, “la terre se révolte et les enfants et les adultes partent avec le mal dans le corps”.

Encore de la douleur et du corps dans la loggia du Museo del Novecento avec l’œuvre Rosetta II, où Saville écarte à jamais le monde contemporain purement cyborg, posthumain et postmoderne pour réaliser une hybridation provocante, hallucinée et intime de la chair et de l’humanité giottesque, comme en témoigne le grand manifeste de la cécité qu’elle représente dans Rosetta II et qui est l’histoire d’une jeune fille aveugle, Rosetta en fait, conçue à la fois dans la chair et le sang et dans une vision mystique et qui trouve son parallèle extrême dans le crucifix lachrymose de Giotto suspendu au centre de la nef de Santa Maria Novella et, plus loin, dans le temps et l’espace avec les extases des saints martyrs romains.

En somme, Saville enquête sur une autre douleur qui lui fait “trembler les veines et les poignets”, celle des femmes et des jeunes filles privées de leur candeur et de leur pudeur et qui, dès leur plus jeune âge, ont dû se sacrifier au nom de n’importe quel dieu, qu’il soit chrétien ou musulman. Mais techniquement, c’est aussi un défi modiglianesque que de traverser la peinture sans le regard.

Et c’est toujours le corps qui est au cœur du dilemme, un corps que Saville veut libérer parce qu’il a été domestiqué par des siècles d’assujettissement et de règles apparemment salvatrices. C’est pourquoi ses femmes n’ont pas des formes “parfaites” comme la mode et l’œil masculin le voudraient, les femmes ont plusieurs corps, elles sont une histoire sociale qui se répercute dans les excès optiques que Saville sait imposer à notre attention perdue avec cette exposition.

“Chacun de mes actes révèle que ma présence est corporelle et que le corps est le mode de mon apparition, ce mot visage c’est moi, dans le corps il y a identité parfaite entre l’être et le paraître, accepter cette réalité est la première condition de l’équilibre” (Umberto Galimberti).


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