Il ne fait aucun doute que l’extraordinaire Miracle de l’esclave, la toile monumentale que Tintoret (Jacopo Robusti, Venise, 1519 - 1594) a peinte en 1548 pour la Scuola Grande di San Marco, représente une sorte de césure entre la phase de jeunesse de sa carrière et les années de sa maturité: Et c’est précisément à la fin de l’exposition sur le jeune Tintoret que la Gallerie dell’Accademia de Venise a organisée entre fin 2018 et début 2019 pour célébrer le 500e anniversaire de la naissance de l’artiste que s’est achevée cette impressionnante huile sur toile qui raconte le miracle réalisé post mortem par saint Marc, intervenu pour sauver de la torture un esclave seulement coupable de l’adorer, et donc condamné par son maître. Deux des plus grands spécialistes de l’artiste vénitien, Robert Echols et Frederick Ilchman, ont qualifié le Miracle de l’esclave de tournant dans la carrière de l’artiste vénitien, mais aussi dans la peinture vénitienne du XVIe siècle elle-même. Cette peinture puissante qui a fait irruption sur la scène lagunaire peu avant le milieu du siècle a apporté une longue série de nouveautés: un dynamisme sans précédent, des figures à une échelle beaucoup plus grande que ce que les contemporains avaient l’habitude de voir dans des œuvres similaires (et raccourcies de manière si audacieuse qu’elles semblaient sur le point de quitter le tableau), le dialogue étroit avec l’art de Michel-Ange, l’utilisation très dramatique de la lumière.
C’était la fin de l’exposition sur le jeune Tintoret à la Gallerie dell’Accademia, et en même temps le début de l’exposition Tintoret 1519 - 1594, tenue au Palais des Doges à Venise aux mêmes dates (c’est-à-dire du 7 septembre 2018 au 6 janvier 2019), mais avec une deuxième étape prévue à Washington du 10 mars au 7 juillet 2019 (et dont le commissariat est assuré par Echols et Ilchman, déjà cités). Une exposition visant à retracer, dans son intégralité, la phase de maturité de la production du Tintoret: d’une certaine manière, elle a donc été conçue comme une exposition complémentaire à celle de la Gallerie dell’Accademia, mais il s’agit également d’une exposition autonome, bien qu’imaginée conjointement avec l’autre. Il faut savoir que, si l’on fait abstraction des expositions qui n’ont abordé que des aspects limités de la production de l’artiste vénitien, la dernière exposition monographique qui a voulu, au contraire, élargir son champ d’action, a été celle qui s’est tenue au Prado en 2007 (qui, à son tour, a été la première après soixante-dix ans d’absence d’expositions sur le Tintoret ): l’exposition précédente la plus immédiate était celle organisée à Venise en 1937), suivie par celle, plus modeste, des Scuderie del Quirinale en 2012. Les expositions de Venise et de Washington ont fait suite à de nouvelles découvertes (essentiellement documentaires) qui ont permis de mieux cerner certaines œuvres importantes de Tintoret, et ont également élargi la perspective de l’exposition de Madrid de 2007 en approfondissant deux thèmes majeurs, à savoir le portrait et les techniques de travail.
Il faut également tenir compte du fait qu’une exposition sur le Tintoret est toujours uneopération extrêmement compliquée, car la plupart de ses œuvres les plus importantes sont immobiles et toutes concentrées dans le centre historique de Venise: il ne sera donc jamais possible d’organiser une exposition qui réunisse véritablement tout le Tintoret en un seul lieu. C’est pourquoi, pour cette raison, ainsi que pour le lien étroit qui unit le peintre à sa ville (Tintoret n’a jamais quitté Venise et, parmi les grands peintres vénitiens de la Renaissance mûre, il est le seul à être originaire de la ville, puisque, à égalité avec lui, on peut placer le Titien, originaire du Cadore, Jacopo Bassano, un autre peintre de l’arrière-pays, Jacopo Bassano un autre peintre de l’arrière-pays, et Véronèse, et que l’on peut exclure Sebastiano del Piombo parce qu’il a passé la plus grande partie de sa carrière en dehors de Venise), la capitale de la lagune ne peut qu’être le lieu idéal pour une exposition qui vise à faire reconnaître en profondeur l’art de Tintoret.
Une salle de l’exposition Tintoret 1519 - 1594 |
Une salle de l’exposition Tintoret 1519 - 1594 |
Une salle de l’exposition Tintoret 1519 - 1594 |
Une reconnaissance qui part de l’un des moments les plus heureux de sa carrière: le succès qui suit le Miracle de l’esclave, qui a le double effet d’augmenter le nombre de commandes reçues par le peintre, et de lui attirer de plus en plus de critiques de la part de ses confrères, qui tolèrent mal les innovations que Jacopo Robusti a introduites, même sur le plan technique. Il est indéniable que Tintoret était un artiste quelque peu rapace: une préoccupation qui est restée constante tout au long de sa carrière était celle de devancer ses rivaux en tirant le plus grand nombre d’œuvres possible afin de s’en procurer continuellement de nouvelles. Pour parvenir à ce résultat, Tintoret cherche constamment à minimiser le temps d’exécution de ses œuvres: cette propension est à l’origine de son coup de pinceau si particulier, qui “épargne” les détails mais génère un dynamisme original, sans précédent dans l’histoire de la peinture vénitienne, et qui finit par impliquer pleinement l’observateur. L’artiste, écrit Roland Krischel dans son essai de catalogue (consacré précisément à la technique), “utilisait un coup de pinceau libre et esquissé aux fins les plus diverses: par exemple, pour économiser l’effort dans le cas d’une œuvre visible seulement de loin ou à contre-jour ; pour différencier deux niveaux de réalité ou deux formes d’existence ; pour impliquer l’observateur dans une expérience visuelle plus active [...]. L’application rapide du pinceau - en touches uniques, en taches, en coups de pinceau - ne permet pas à l’œil de se reposer, ce qui génère une sensation de mouvement. Mais surtout, ce coup de pinceau expressif et vivant témoigne de l’implication émotionnelle de l’artiste - et la communique au spectateur”. Cette recherche audacieuse est peut-être la marque stylistique la plus év idente du Tintoret de la maturité, comme en témoigne un tableau comme la Création des animaux, datant de peu après le succès du Miracle de l’esclave (on peut le situer approximativement entre 1550 et 1553). Exécuté dans le cadre d’une série de toiles destinées à la Scuola della Trinità et censées représenter des épisodes du Livre de la Genèse, il se distingue par le fort sens du mouvement imprimé par l’artiste aux figures, avec le Père éternel qui s’élève dans les airs et les animaux qui le suivent et le précèdent et semblent vouloir le transporter dans leur course soulignée par une lumière surnaturelle (comme celle qui crée un halo autour du petit chien sur le rivage).
Dans la même salle, il y a aussi de la place pour une œuvre comme Saint Martial en gloire entre Saint Pierre et Saint Paul, un peu plus ancienne (elle date de 1549), mais fonctionnelle pour faire connaître au visiteur l’un des “pivots” de la critique du Tintoret: cette pancarte avec les mots “dessin de Michel Angelo et coloriage de Titiano” que, selon la tradition, l’artiste accrochait au mur de son atelier lorsqu’il était jeune homme. Le dessin comme concept et planification avant l’ébauche finale du tableau, le coloris comme application directe et immédiate des couleurs sur la surface picturale: un contraste qui a toujours été lu comme une sorte de rivalité entre la raison, d’une part, et les sens, d’autre part. Il est probable que Tintoret ait délibérément voulu se présenter comme l’artiste capable de réconcilier les deux positions en proposant un art qui combine des figures modelées à la manière des Florentins et une couleur intense et saturée qui regarde directement la nature, comme celle des Vénitiens. Le Saint Martial est une œuvre où cette intention du Tintoret est clairement visible: les deux saints assis sur des trônes de nuages aux pieds de Martial rappellent Michel-Ange non seulement par leur modelé mais aussi par leur pose (ils ressemblent aux prophètes de la chapelle Sixtine), et le coloris reste proche de celui du Titien. La proximité avec Michel-Ange devient ensuite explicite lorsque l’artiste étudie directement les œuvres du grand artiste toscan (présent, à l’exposition de Venise, avec deux études, l’une du Jour de Michel-Ange et l’autre du Crépuscule de Michel-Ange dans les chapelles Médicis), rendues sur la toile avec des figures héroïques et éclatantes, comme celles de Saint-André et de Saint Jérôme, rendues possibles grâce à l’analyse minutieuse des modèles sculpturaux.
Les nus du Tintoret, auxquels l’exposition de Venise a consacré une salle entière, sont tout aussi forts et intenses (bien que d’une intensité différente). Là encore, Jacopo Robusti s’inscrit dans une tradition qui avait atteint son apogée avec les nus féminins de Giorgione et du Titien: il s’agit de nus à l’érotisme prononcé, le plus souvent dans le cadre de sujets mythologiques ou bibliques, qui étaient demandés pour décorer des pièces privées. Le Tintoret, contrairement à un Titien qui résolvait ses nus en termes plus nettement sensuels, privilégiait une approche plus dramatique, changeant de temps à autre de registre: Dans les scènes de l’Ancien Testament conservées au Prado, Joseph et la femme de Putiphar et Judith et Holopherne, on assiste dans le premier cas à une scène aux contours lascifs et à la sensualité explicite, tandis que dans le second, l’ivresse du chef assyrien, qui le conduit à s’abandonner mollement sur son lit, est contrebalancée par la détermination violente de Judith, qui s’apprête à se jeter sur lui avec son épée. Cette frontière floue entre les genres, comme l’a noté Miguel Falomir, s’estompe comme jamais dans l’un des chefs-d’œuvre érotiques les plus connus du Tintoret, Suzanne et les vieillards: bien que le thème soit censé suggérer des leçons de morale à l’observateur du XVIe siècle (la protagoniste est en fait l’héroïne biblique qui voit sa pureté menacée par deux vieillards lubriques, qui menacent de l’accuser d’adultère si elle ne se donne pas à eux), la situation est résolue in extremis par l’utilisation d’une arme de poing: la situation est résolue in extremis par le prophète Daniel, qui sauve Suzanne avant sa condamnation et accuse les deux calomniateurs en prouvant leur supercherie), le parent semble presque invité à rejoindre les vieillards (avec “la présence du miroir”, écrit Falomir, “et les positions délibérément opposées des deux voyeurs [....]” qui “nous incitent à imaginer le corps de la femme selon plusieurs points de vue, suscitant un jeu méta-artistique qui a dû séduire le premier propriétaire connu du tableau, le peintre français Nicolas Régnier”), et à la fin ce dernier “se sent ridicule de s’être identifié aux deux vieillards lubriques, figures qui étaient un objet récurrent de dérision dans une certaine littérature de l’époque”. Cependant, il ne fait aucun doute que le caractère narratif des œuvres mythologiques ou bibliques du Tintoret (en particulier les plus ouvertement érotiques) reste le trait le plus distinctif de ce domaine de sa production.
Tintoret, Création des animaux (1550 - vers 1553 ; huile sur toile, 151 x 258 cm ; Venise, Galerie de l’Accademia) |
Tintoret, Création des animaux, détail |
Tintoret, Saint Martial en gloire entre saint Pierre et saint Paul (1549 ; huile sur toile, 386 x 181 cm ; Venise, église San Marziale) |
Tintoret, Saint André et Saint Jérôme (1552 ; huile sur toile, 225 x 145 cm ; Venise, Galerie de l’Accademia). Ph. Crédit Francesco Bini |
Tintoret, Joseph et la femme de Putiphar (vers 1552-1555 ; huile sur toile, 54 x 117 cm ; Madrid, Museo Nacional del Prado) |
Tintoret, Judith et Holopherne (1552-1555 env. ; huile sur toile, 58 x 119 cm ; Madrid, Museo Nacional del Prado) |
Tintoret, Suzanne et les vieillards (vers 1555 ; huile sur toile, 147 x 194 cm ; Vienne, Kunsthistorisches Museum, Gemäldegalerie) |
Les trois sections suivantes de l’exposition ont permis au public d’entreprendre un voyage singulier et prolongé dans la technique du Tintoret: c’était l’un des points forts (et aussi l’un des plus convaincants) de l’exposition au Palais des Doges. Le premier des trois axes fait le point sur la base à partir de laquelle le peintre a commencé ses tableaux: l’étude de la figure en action. L’intérêt de Tintoret pour la figure humaine l’a conduit à étudier non seulement des sculptures, comme nous l’avons vu plus haut, mais aussi des modèles vivants, ce qui lui a permis de saisir avec un soin extrême les anatomies et les poses qui allaient ensuite animer les personnages inclus dans les compositions (une pratique que l’artiste n’a jamais abandonnée: nous disposons de documents attestant que, même dans les dernières années de sa carrière, Tintoret a continué à utiliser des modèles vivants). Les figures étaient ensuite encadrées dans des grilles quad rillées (comme le montre la Figure d’homme vêtu montant un cheval, étude pour un cavalier qui apparaît dans la grande Crucifixion exécutée en 1565 pour la Scuola Grande di San Rocco), ce qui permettait à l’artiste d’obtenir l’échelle de la composition finale (l’étude finale était fonctionnelle pour le transfert direct de la figure sur la toile). La quadrettatura est la phase finale de l’étude: les personnages sont d’abord représentés nus, puis l’artiste ajoute les vêtements par des traits successifs de crayon ou de craie (c’est une pratique typique des artistes de la Renaissance). Pour s’en convaincre, il suffit d’observer le nu masculin semi-allongé, étude pour une figure du plafond de la Scuola Grande di San Rocco, où quelques traits de crayon suggèrent l’armure que le personnage portera dans la version finale de l’œuvre. Ce n’est qu’à la fin que la grille a été ajoutée.
Mais l’artiste n’utilisait pas seulement le dessin pour étudier ses compositions. L’une des techniques les plus singulières de Tintoret était l’utilisation de théâtres miniatures sur lesquels il plaçait des figurines en bois articulées, en les disposant dans les poses que les personnages prendraient dans le tableau fini (nous le savons parce qu’il y a des références explicites à cette pratique dans certains dessins). Ce faisant, le peintre a pu étudier les effets de la lumière et l’interaction des personnages entre eux dans le contexte du tableau. En ce qui concerne l’exécution (le deuxième des trois volets consacrés à la technique du Tintoret dans l’exposition vénitienne), le peintre esquisse ses figures sur un support souvent déjà coloré afin de réduire le temps nécessaire à l’exécution. La méthode de travail s’apparente à celle d’un fresquiste travaillant sur les différentes parties d’une scène (dans le cas du Tintoret, sur les différentes figures), comme le montre l’esquisse du Doge Alvise Mocenigo présentée au Rédempteur, où certaines figures, comme celles de droite, sont déjà presque achevées, d’autres (comme le doge lui-même) semblent être dans un état d’achèvement avancé, tandis que d’autres encore sont à peine esquissées.
La dernière des trois études approfondies a porté sur la pratique du réemploi, un autre stratagème utilisé par l’artiste pour être le plus rapide possible et obtenir ainsi de plus en plus de travail. Le réemploi dans l’atelier de Tintoret est double: d’une part, les études de figures sont utilisées pour plusieurs tableaux, comme en témoigne le Martyre de saint Laurent d’une collection privée, œuvre dans laquelle la figure du saint martyr prend la même pose que la protagoniste Hélène de Troie du Viol d’Hélène aujourd’hui au musée du Prado (ces œuvres ont été exécutées en même temps, c’est-à-dire au milieu des années soixante-dix). D’autre part, Tintoret n’hésitait pas à recycler les tableaux devenus inutilisables: grâce à certains expédients, des œuvres déjà réalisées et devenues inutilisables pour diverses raisons (par exemple, en raison de dommages ou de déchets) pouvaient être transformées en d’autres tableaux, même avec un sujet différent. L’un des cas les plus frappants est celui de la Nativité conservée au Museum of Fine Arts de Boston: les rayons X ont révélé que Tintoret a utilisé deux fragments d’une Crucifixion antérieure, probablement une Madeleine et une Madone, pour les transformer respectivement en une Vierge et une Sainte Anne en les insérant dans un tableau ultérieur composé de cinq morceaux de toile reliés par des nervures verticales.
Tintoret, Homme vêtu chevauchant un cheval (1565 ; fusain avec rehauts de blanc sur papier azur quadrillé, recto ; 312 x 221 mm ; Londres, Victoria and Albert Museum) |
Tintoret, Nu masculin semi-couché (1564 ; craie noire sur papier blanc quadrillé, 210 x 298 mm ; Florence, Galerie des Offices, Gabinetto Disegni e Stampe) |
Cristina Alaimo, Federica Cavallin, Modèle retourné de “La Fucina di Vulcano” du Tintoret (2018 ; cire d’abeille et soie, boîte en bois, tissu et soie). Ph. Crédit Cristina Alaimo |
Tintoret, Le doge Alvise Mocenigo présenté au Rédempteur (1571-1574 ; huile sur toile, 97 x 198 cm ; New York, The Metropolitan Museum of Art, John Stewart Kennedy Fund). |
Tintoret, Martyre de saint Laurent (vers 1575 ; huile sur toile, 94 x 118 cm ; Collection privée) |
Tintoret, Nativité (vers 1571 avec réutilisation de figures antérieures ; huile sur toile, 156 x 358 cm Boston, Museum of Fine Arts, don de Quincy A. Shaw) |
Tintoret, Nativité, radiographie |
Après une section consacrée au Tintoret qui, après la mort du Titien, est devenu le peintre le plus célèbre et le plus recherché de la Sérénissime (et qui, dans de nombreuses œuvres, semble embrasser le lyrisme de son aîné), le long couloir dédié au portrait se présente au public. C’est l’un des principaux motifs d’intérêt de l’exposition, étant donné l’ampleur et la variété des exemples que les conservateurs ont disposés tout au long du parcours. Dans le domaine du portrait de Tintoret, l’exposition a poursuivi deux objectifs principaux: le premier est de ne présenter que des œuvres de grande qualité, effaçant ainsi dans une certaine mesure les sélections des expositions précédentes qui, selon les commissaires, ont eu le défaut d’inclure des œuvres qui étaient tout sauf excellentes et attribuables aux disciples du peintre (la révision du catalogue de Tintoret avec la réduction conséquente, que l’on soit d’accord ou non, est un point sur lequel Echols et Ilchman ont insisté depuis un certain temps). La seconde: démontrer, à travers un parcours capable d’exposer quelques-uns des portraits les plus importants du Tintoret dans un ordre chronologique strict, que Jacopo Robusti est, dans ce domaine, à la hauteur des plus grands portraitistes de son temps (même si, au contraire, sa production dans ce genre n’a souvent pas bénéficié de la considération qui a été réservée à d’autres thèmes de sa peinture). Et le fait que l’exposition ait voulu accorder une place importante au portrait peut également être déduit du fait qu’Echols et Ilchman ont décidé de l’ouvrir et de la clôturer avec deux autoportraits du peintre (le premier le saisissant dans sa jeunesse, l’autre exécuté dans sa vieillesse), enfin, parce que les portraits du Tintoret en disent long sur la façon dont l’artiste se voyait, c’est-à-dire comme un artiste qui, contrairement au Titien, aspirait à établir une relation directe avec l’observateur et qui, pour ce faire, ne se souciait pas des apparences: c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’éléments qui font allusion à son statut, bien qu’à l’époque des deux tableaux Jacopo Robusti était déjà un artiste reconnu qui pouvait se permettre de transmettre une image élevée de lui-même. Nous sommes plutôt en présence des autoportraits d’un artiste énergique, qui cherchait résolument “à se pousser toujours plus loin, à dépasser les limites imposées par les conventions, ce qui est en accord avec ce que nous savons du peintre par les propos de ses contemporains et de ses premiers biographes” (Echols et Ilchman).
La principale nouveauté de l’exposition consiste précisément en une tentative de repositionnement critique du portrait de Tintoret: l’hypothèse est que l’artiste mérite, écrivent les commissaires, “d’être considéré comme l’un des plus grands portraitistes du XVIe siècle, tout en admettant, cependant, que ce jugement se fonde sur un nombre limité d’œuvres autographes”. Le peintre a souvent adopté la formule habituelle: le sujet est tourné de trois quarts (les portraits du Tintoret donnent une forte impression de mouvement et de vitalité), il émerge d’un fond sombre et il n’y a pas trop d’éléments qui détournent l’attention du spectateur du visage de la personne représentée. Les yeux et les mains sont les parties du corps sur lesquelles l’artiste veut que nous posions notre regard: en effet, avec ses grandes toiles aux sujets religieux ou mythologiques, Tintoret cherchait à impliquer émotionnellement les observateurs, et il en va de même pour les portraits. Voyez, par exemple, les expressions de l’Homme à vingt-six ans ou de l’Homme à la chaîne d’or, d’admirables chefs-d’œuvre animés d’une grande spontanéité et d’un haut degré de naturalisme: pour Echols et Ilchman, la véritable grandeur du portrait de Tintoret réside précisément dans son approche visant l’éphémère plutôt que l’éternel. En d’autres termes, le portrait avait traditionnellement pour fonction de transmettre l’image du sujet: Jacopo Robusti, avec ses expérimentations visant à rechercher une sorte de dialogue entre sujet et sujet, fixe le protagoniste du tableau dans un moment et le rend perceptible, proche, en quelque sorte présent. Même dans un chef-d’œuvre comme le Portrait d’un jeune homme de la famille Doria, cette présence devient presque concrète, le personnage semblant sortir des limites physiques du tableau avec le geste de la main tendue vers l’observateur et les lèvres serrées pour prononcer un mot, comme s’il nous parlait. Ces caractéristiques semblent manquer dans les portraits féminins qui, selon Echols et Ilchman, ne sont presque jamais à la hauteur de leurs homologues masculins: peut-être qu’une approche trop directe n’aurait pas répondu aux exigences de bienséance nécessaires au portrait d’une femme de bonne moralité. Il y a cependant des exceptions, comme le Portrait d’une femme en rouge, avec sa tenue exubérante et la fermeté et l’assurance avec lesquelles elle fixe son regard devant elle. L’artiste n’a pas manqué de réaliser des portraits de groupe (par exemple Sainte Justine avec trois trésoriers et leurs secrétaires, peint en 1580 en collaboration avec son fils Domenico), mais ceux-ci n’atteignent pas le niveau des portraits individuels.
Presque comme une coda à la galerie réservée aux portraits, l’exposition consacre une salle au thème du mouvement chez Tintoret: le titre éloquent de la section, L’istante sospeso, veut souligner le fait que de nombreux tableaux de Jacopo Robusti, surtout ceux qui ont un caractère narratif, saisissent l’action dans un moment précis. Comme dans un instantané photographique: en imaginant le peintre dans le cadre où se déroule l’histoire, nous pourrions dire que s’il était arrivé une ou quelques secondes plus tard, une scène complètement différente se serait présentée à lui. C’est le cas de Tarquinio e Lucrezia, l’un des tableaux les plus puissants de l’artiste vénitien, dans lequel le viol a lieu dans un moment d’agitation et où l’extrême violence du moment (démontrée non seulement par la brutalité de Tarquin, mais aussi par le détail de la statue tombant à terre, qui nous aide à nous immerger dans la scène) se mêle à l’érotisme suggéré par le corps nu de Lucrezia: Il s’agit d’un autre tableau de Tintoret dans lequel la frontière entre les différents genres est floue (c’est peut-être même l’exemple le plus évident). C’est également le cas dans Le viol d’Hélène, où l’épisode principal, l’enlèvement de l’épouse mythologique de Ménélas, se déroule alors qu’une bataille féroce fait rage. De la mythologie à la religion, Tintoret 1519 - 1594 donne une conclusion au thème de la réception par le peintre des préceptes de la Contre-Réforme: dans un tableau tardif, le Baptême du Christ exécuté pour l’église de San Silvestro, Tintoret continue d’innover en proposant deux figures débordantes, et le geste de la main droite de Jésus tendue vers l’avant (considérant que l’œuvre était destinée à être placée au-dessus d’un autel) a été lu comme une allusion au sacrement de l’Eucharistie et donc à la doctrine de la transsubstantiation que l’Église entendait réaffirmer après le rejet des luthériens, qui ne reconnaissaient pas la conversion de l’hostie consacrée en la substance du corps du Christ. La thèse de l’exposition, étayée par l’engagement du Tintoret dans des commandes religieuses, même de moindre importance, est que l’artiste a adhéré au message de la Contre-Réforme non par commodité, mais de manière sincère et spontanée: ainsi, selon cette interprétation, ses peintures religieuses prendraient la connotation d’actes de foi pieux.
Tintoret, Autoportrait (vers 1546-1547 ; huile sur toile, 45 x 38 cm ; Philadelphia Museum of Art, don de Marion R. Ascoli et du Marion R. and Max Ascoli Fund, en l’honneur de Lessing Rosenwald) |
Tintoret, Autoportrait (vers 1588 ; huile sur toile, 63 x 52 cm ; Paris, Musée du Louvre, Département des Peintures) |
Tintoret, Portrait d’un homme à l’âge de vingt-six ans (1547 ; huile sur toile, 130 x 98 cm ; Otterlo, Musée Kröller-Müller) |
Tintoret, Portrait d’un homme à la chaîne d’or (vers 1560 ; huile sur toile, 104 x 77 cm ; Madrid, Museo Nacional del Prado) |
Tintoret, Portrait d’un jeune homme de la famille Doria (vers 1560 ; huile sur toile, 107 x 73 cm ; Madrid, Museo Cerralbo) |
Tintoret, Portrait d’une femme en rouge (vers 1555 ; huile sur toile, 98 x 75 cm ; Vienne, Kunsthistorisches Museum, Gemäldegalerie) |
Tintoret, Santa Giustina avec trois trésoriers et leurs secrétaires (1580 ; huile sur toile, 217 x 184 cm ; Venise, Gallerie dell’Accademia, prêt au Museo Correr) |
Tintoret, Tarquin et Lucrèce (vers 1578 - 1580 ; huile sur toile, 175 x 152 cm ; Chicago, The Art Institute of Chicago, Art Institute Purchase Fund) |
Tintoret, Le viol d’Hélène (1576 - 1577 env. ; huile sur toile, 186 x 307 cm ; Madrid, Museo Nacional del Prado) |
Tintoret, Baptême du Christ (vers 1580 ; huile sur toile, 283 x 162 cm ; Venise, église de San Silvestro) |
Les différences avec l’exposition sur le jeune Tintoret à la Gallerie de l’Accademia sont nombreuses et facilement reconnaissables. Il s’agissait de deux expositions sous-tendues par deux approches pratiquement opposées: plus de philologie à l’Accademia, plus de vulgarisation au Palais des Doges, avec pour conséquence que la seconde exposition était certainement plus facile que la première, même pour les commissaires (dans une exposition à orientation philologique, un tableau est irremplaçable, ce qui n’est pas le cas dans une exposition à dominante vulgarisatrice): sans compter qu’à l’époque, au Palais des Doges, un discours esquissé dans certaines salles aurait également trouvé sa place dans d’autres sections, et l’exemple de Tarquin et Lucrèce a été donné plus haut, qui n’aurait pas été déplacé dans la section “intimité”, de même que Judith et Holopherne auraient bien figuré dans l’avant-dernière section). Par ailleurs, l’exposition du Palais des Doges ne comptait que des tableaux de Tintoret: la comparaison avec d ’autres artistes manquait donc (tout en étant rappelée), mais cette absence était compensée par des sections très convaincantes, à commencer par celles sur la technique et le portrait où, comme on l’a dit, se concentraient les points les plus intéressants de l’ensemble de l’exposition. La réinterprétation critique du portrait, qu’on la salue ou qu’on la trouve discutable, est probablement la seule nouveauté pertinente (à l’exception, bien sûr, de la présentation des dernières restaurations: Plusieurs œuvres ont subi des interventions en vue de l’exposition, dont le Saint Martial), et l’on peut affirmer que les commissaires se sont présentés au rendez-vous des célébrations du 500e anniversaire du Tintoret avec une exposition scientifiquement solide dont la plus grande force réside dans un parcours informatif clair, rigoureux et excellemment structuré, qui accompagne littéralement le public à l’intérieur des tableaux du Tintoret. Les renvois continus et ponctuels entre les dessins et les peintures et la reconstitution efficace du processus créatif de l’artiste, à l’aide d’exemples du plus haut niveau, ont été particulièrement remarquables. À Washington, tout ce qui précède sera répété, mais avec une sélection élargie d’œuvres: c’est d’ailleurs la première fois que l’artiste vénitien fait l’objet d’une exposition monographique aux États-Unis, où un grand nombre de ses peintures sont aujourd’hui conservées.
Enfin, une dernière remarque sur le catalogue de l’exposition, qui a été réalisé sous une forme plutôt inhabituelle: il n’y a pas de description des œuvres (à la place, on trouve un registre plus agile avec de brefs commentaires, des informations sur la provenance et une bibliographie sélectionnée ; en outre, la liste n’est même pas ordonnée sur la base de la présentation des œuvres dans l’exposition, mais suit un simple critère chronologique), et beaucoup plus d’espace a été accordé aux contributions critiques, qui couvrent un très large éventail de la carrière et de la production de Tintoret. Le résultat est donc un livre sur l’artiste qui, tout en empêchant le lecteur de reconstituer le parcours de l’exposition (notamment parce que, dans les essais, les œuvres exposées alternent avec celles qui ne le sont pas), offre en même temps un aperçu intéressant et approfondi du peintre, qui s’adresse également à un large public.
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