Lubumbashi, République démocratique du Congo, 21 août 2021. Au bord d’un monticule formé par les déchets d’une mine de cobalt, un enfant, vêtu d’un maillot de football jaune et vert et d’un short rouge, grimpe en poussant devant lui le pneu poussiéreux d’un camion. Derrière lui, les installations industrielles. Devant, la montée. Son regard est sérieux, concentré, fixe ; la caméra le filme de face pendant quinze bonnes secondes, sans qu’il ne cligne des yeux, déterminé à porter le pneu le plus haut possible. La caméra le filme ensuite de loin: le tas de débris est très haut. À un moment donné, il s’arrête, manifestement satisfait de la hauteur qu’il a atteinte, ou lassé par trop de travail, on ne sait pas. Il se blottit dans le pneu et se jette à terre: la roue avance à toute vitesse, il s’accroche avec les mains, la trajectoire est parfaite, le véhicule improvisé ne dévie pas, il est calme. Trois petits camarades le poursuivent, la course se termine: puis, ensemble, ils recommencent, poussant la roue à tour de rôle et chantant une chanson.
C’est la séquence que Francis Alÿs a filmée en subjectif dans la vidéo La roue, l’un des nouveaux chapitres de la série Children’s games, tournée ces deux dernières années puis emmenée à la Biennale de Venise, où Alÿs s’est vu confier le Pavillon belge cette année: l’artiste flamand y a répondu avec l’exposition The Nature of the Game, sous le commissariat de Hilde Teerlinck, sorte de somme du travail sur les jeux d’enfants qu’Alÿs a entamé en 1999. Le public de Venise déjà familiarisé avec Alÿs n’y verra donc rien de particulièrement révolutionnaire: aux Giardini della Biennale, c’est plutôt une extension qui est proposée, une série de chapitres supplémentaires, un élargissement d’un projet à la compréhension relativement immédiate. Depuis plus de vingt ans, Alÿs parcourt le monde depuis le Mexique pour filmer des enfants en train de jouer: de la Belgique au Canada, de l’Afghanistan à Hong Kong, du Népal au Venezuela, de la France au Congo, Alÿs s’est rendu sur presque tous les continents pour observer les enfants dans leurs activités ludiques.
Une partie de l’exposition présente des vidéos nouvelles et historiques de jeux d’enfants, tandis que la seconde section expose un certain nombre de peintures de petit format, typiques de la production d’Alÿs, représentant d’autres enfants en train de jouer: Pour l’artiste anversois, le langage de la peinture est nécessairement complémentaire de celui de la vidéo, puisqu’il est capable de révéler des lectures et des significations qui émergeraient difficilement d’un film, et aussi parce que, de l’aveu même de l’artiste, les peintures sont capables de combler la distance que le public ressent souvent par rapport aux images en mouvement. Les peintures, auxquelles Alÿs donne forme la nuit dans son atelier, fascinent, captent et surprennent par leur poésie légère et leur délicate immédiateté, et explorent parfois des contextes politiques et sociaux qui, au contraire, dans les vidéos, ne sont jamais explicités: Ici des enfants qui font voler des cerfs-volants sous des hélicoptères de guerre à Bamiyan, là une file de mères marchant avec leurs enfants et des sacs sur le dos dans le désert de Mossoul, ici une rue isolée de Coyoacán, au Mexique, avec deux jeunes garçons portant des masques chirurgicaux en pleine pandémie de Covid-19. Les tableaux, construits avec des gammes de couleurs réduites (mais soigneusement étudiées: la colorimétrie tente de reproduire fidèlement les tons de ciel et de terre des différentes parties du monde dans lesquelles Alÿs a travaillé) et avec des formes simples, presque élémentaires, gardent le souvenir du fauvisme brabançon: Les précédents de cette peinture se trouvent dans les fonds sommaires mais évocateurs d’Edgard Tytgat, dans les vues raréfiées de Philibert Cockx, dans les figurines synthétiques de De Vlaminck, peintre dont Alÿs s’est cependant inspiré pour sa peinture. Mais Alÿs s’en éloigne lorsque ses couleurs oublient la surcharge visuelle des Fauves parisiens pour se rapprocher de la légèreté ténue que l’artiste belge a dû voir dans les œuvres de tant de ses compatriotes qui ont peint à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle.
Il y a ensuite la référence explicite et déclarée aux Jeux d’enfants de Pieter Bruegel l’Ancien, le tableau du Kunsthistorisches Museum de Vienne, qui devient d’abord une suggestion de méthode: de même que Bruegel a voulu inclure le plus de jeux possibles dans son chef-d’œuvre, de même Alÿs élève ses Jeux d’enfants au rang de paradigme universel. A tel point que certains jeux repris par Alÿs se retrouvent déjà sur les toiles d’il y a cinq cents ans: les petites filles jouant avec du talus sur le bord gauche du tableau revivent dans les fillettes népalaises jouant le même jeu avec des pierres sur un escalier de Katmandou, un groupe de garnements de Bamiyan bat des roues pour les faire courir comme le font les enfants de Bruegel dans la partie inférieure du tableau, et ceux qui, au centre, sautent à la corde sont identiques aux enfants irakiens de Nerkzlia qui s’adonnent au même passe-temps. On pourrait donc dire qu’il y a un premier ordre de nature purement anthropologique derrière Children’s games, qui reflète essentiellement l’approche profondément humaniste que Francis Alÿs a maintes fois démontrée dans son œuvre et qui se confond avec son attitude de flâneur: pour lui, marcher dans les rues d’une ville est en soi un acte performatif, puisqu’il s’agit à la fois d’une “forme de résistance”, pour reprendre ses propres termes, mais aussi d’une “méthode immédiate de dévoilement d’histoires”.
L’utilisation d’histoires singulières est également l’expédient qu’Alÿs emploie pour conférer à ses œuvres un caractère politique sans en faire des œuvres militantes, sans que l’artiste ne se transforme en activiste. Les vidéos de Children’s games, bien que souvent filmées dans des réalités extrêmement problématiques, n’ont jamais le caractère d’une dénonciation, ni ne véhiculent la moindre trace de sympathie apitoyée. Le contexte reste dans le cadre: les baraquements d’un camp de réfugiés en Irak, les décombres d’une rue à Mossoul, ou encore la mine de cobalt au Congo même, où le problème du travail des enfants est répandu dans les mines mêmes d’où est extrait ce matériau précieux pour l’électronique grand public. Ses vidéos ne sont même pas des chroniques: ce sont des anecdotes, sans début ni fin définis, qui se déroulent dans un lieu donné. Une idée qui nous renvoie aux mythes de l’antiquité, qui pour Alÿs sont importants par la manière dont ils arrivent à destination, et qui impliquent “une pratique interprétative de la part du public, qui devait déduire de l’œuvre son sens et sa valeur sociale”, selon Alÿs lui-même.
L’universel et le particulier coexistent donc dans une œuvre qui dépasse les intentions illustratives (qui ne manquent pas) et réussit à devenir poésie, aussi parce qu’elle s’illumine souvent d’intonations allusives: Pour Mark Godfrey, auteur d’un des essais les plus denses sur Francis Alÿs, et centré sur la relation entre poétique et politique dans son œuvre, les pierres que certains enfants marocains jettent sur les eaux du détroit de Gibraltar évoquent les bateaux qui leur permettront peut-être un jour de traverser la mer. Une poésie qui, toujours selon Godfrey, est basée sur les concepts de distillation et de prolifération, et l’organisation de l’exposition au Pavillon belge en est la pleine démonstration: les différents moyens qu’Alÿs utilise pour transmettre au public l’objet de ses réflexions visent à proposer au public une manière de voir l’art différente des habituelles, le petit ou très petit format des peintures complète et anticipe le discours confié aux grandes toiles sur lesquelles sont projetées les vidéos, le fait que l’on retrouve un grand nombre d’œuvres répétant toujours le même concept est en contradiction apparente avec le minimalisme de l’esthétique d’Alÿs, tant dans les images en mouvement que dans les images peintes. La redondance fortifie le contenu des œuvres d’Alÿs, le minimalisme le révèle dans ses éléments essentiels: telle est la base esthétique des œuvres d’Alÿs.
Pour en revenir à la comparaison avec les Jeux d’ enfants de Bruegel, il faut également noter les fondements philosophiques sur lesquels reposent les Jeux d’enfants. En observant le tableau de Bruegel, on se rend compte que les enfants du peintre hollandais n’ont pas des visages et des corps d’enfants: ils ressemblent plutôt à de petits adultes. Dans leurs “gestes maladroits et convulsifs, et sur les visages sans expression de ces hommes et femmes miniatures”, écrit Claudia Farini dans ces pages, “il n’y a aucune trace de la joie et de la gaieté sereine des amusements enfantins, et en vertu de ce désintérêt marqué, ils finissent par ressembler plutôt”, en citant Fritz Grossmann, “à des marionnettes qui n’agissent pas de leur propre volonté”. Bruegel n’était pas intéressé par la représentation de la quotidienneté de son monde. Ou du moins, ce n’était pas son seul objectif: il n’était pas motivé par des raisons purement documentaires. Le jeu était pour lui un moyen de comparer les adultes de son monde à des enfants occupés uniquement par des préoccupations enfantines. Alÿs semble cependant renverser cette vision: Hilde Teerlinck rappelle que la fascination du jeu, pour Alÿs, réside dans l’idée que dans n’importe quel contexte, les activités ludiques des enfants ont des structures universelles, même lorsqu’elles sont éphémères. On pense alors à l’Homo Ludens de Johan Huizinga: le jeu a une dimension qui dépasse toute activité physique ou biologique. Les animaux aussi jouent, et l’homme n’a donc pas ajouté de caractéristiques fondamentales à l’idée de jeu: même le jeu des bêtes présuppose la ritualité, le simulacre, l’amusement, les règles. Les chiens, lorsqu’ils jouent et mordent, savent qu’ils ne doivent pas blesser leur adversaire, par exemple. Pour Huizinga, le jeu façonne la culture: “C’est par le jeu que la société exprime son interprétation de la vie et du monde”. Et une véritable culture “ne peut exister en l’absence d’une certaine qualité ludique, car la culture présuppose la limitation et la maîtrise de soi, la capacité de ne pas confondre ses propres tendances avec les objectifs ultimes et les plus élevés, et plutôt de comprendre que ces tendances restent soumises à certaines limites qui sont librement acceptées. La culture, en un sens, sera toujours jouée selon certaines règles”. Le jeu est donc une activité très sérieuse et, pour Huizinga, très dangereuse est la société dans laquelle le jeu ne joue pas un rôle important, dangereux est l’être humain qui se prend trop au sérieux et abandonne toute perspective ludique, car cet abandon équivaut à l’absence de limites. C’est aussi ce que l’on constate en observant les enfants de Francis Alÿs.
The Nature of the Game est, en quelque sorte, une reconnaissance à Francis Alÿs, comme cela a toujours été l’esprit de la Biennale de Venise, qui a toujours consacré des salles, des expositions et des hommages aux grands maîtres, et c’est en tout cas une exposition cohérente avec l’œuvre d’un artiste qui laisse presque toujours ses sujets ouverts, de sorte que chaque œuvre est un morceau d’une mosaïque indéfinie, mais avec des contours clairs. Pour avoir présenté aux Giardini une œuvre qui n’est certes pas nouvelle mais si poétique, fondée sur ces valeurs d’appréciation de la légèreté et de la naïveté et sur l’esthétique de la responsabilité, comme les a bien résumées Barry Schwabsky, qui sont si typiques de sa pratique et qui représentent l’un des plus grands défis de l’histoire de l’art de l’Europe. Alÿs aurait peut-être mérité une reconnaissance officielle pour l’une des œuvres qui a le plus et le mieux marqué cette édition de la Biennale de Venise.
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