Inferno aux Scuderie del Quirinale, peut-être l'exposition la plus puissante et la plus visionnaire de ces dernières années


Compte rendu de l'exposition "Inferno" aux Scuderie del Quirinale à Rome, du 15 octobre 2021 au 9 janvier 2022.

Dans l’un de ses derniers ouvrages, L’hiver de la culture, Jean Clair évoque une visite à l’église Saint-Germain-des-Prés, à Paris, en compagnie d’un jeune historien de l’art canadien, conservateur d’un musée, qui traversait l’Atlantique pour la première fois: dans ce temple antique, il fut stupéfait par la messe qu’officiait le sarcedote. Pour le jeune érudit, qui venait des landes glacées du Saskatchewan et qui considérait comme antique un édifice érigé cinquante ans plus tôt, ce n’était pas seulement un fait merveilleux de pouvoir admirer pour la première fois un monument qui était debout depuis des siècles, mais il était presque inconcevable de voir que ce temple était encore destiné à la fonction pour laquelle il avait été créé. L’apologue est intéressant parce que des lignes de Jean Clair, dans ce texte comme dans d’autres, émergent des éclairs de cette continuité entre l’art et la vie que l’industrie culturelle d’aujourd’hui peine souvent à lire, à interpréter, à faire passer auprès du public. L’histoire de l’art, écrivait Jean Clair dans son essai Méduse en 1989, n’est rien d’autre que l’histoire de l’humanité, et l’exposition Inferno, inaugurée le 15 octobre dernier à la Scuderie del Quirinale, organisée par Jean Clair lui-même avec son épouse Laura Bossi, nous surprend, nous désoriente dans une certaine mesure, nous bouleverse et nous frappe certainement, même avec une certaine violence, d’une part parce que nous perdons l’habitude de trouver les traces de cette continuité et de cette histoire de l’art comprise comme un reflet de l’histoire humaine dans des espaces destinés à accueillir de grandes expositions, et d’autre part parce qu’à la Scuderie del Quirinale, ce qui est mis en scène est peut-être plus qu’une exposition.

C’est à la fois une exposition, une pièce de théâtre, un voyage, voire une œuvre d’art conceptuelle. Elle échappe à toute logique purement descriptive ou illustrative (notamment parce qu’il faut le dire franchement): il aurait été absurde de commander une énième exposition didactique sur la Commedia de Dante l’année du 18e centenaire) et procède par juxtapositions raffinées, tantôt plus évidentes, tantôt plus audacieuses, dans un somptueux crescendo, spectaculaire dès le choix des œuvres et leur positionnement dans les décors (elle commence par une sorte de “limbe” introductif et entre dans l’exposition en passant devant le plâtre grandeur nature de la Porte de l’Enfer de Rodin, pour résumer le début), pour aboutir à un final qui captive le public avec la même charge dramatique que le final d’un film.



Et puis c’est une exposition qui frappe parce qu’elle oblige le public à s’accommoder de ce qui a été enlevé, ne serait-ce que pour la durée de son séjour à la Scuderie. On retrouve parmi les œuvres la verve critique du commissaire, qui resurgit dans les pages du catalogue: “de même que la mort n’existe plus, écrit Jean Clair, de même le mal n’existe plus aux yeux de l’homme moderne. Croyant avoir acquis un droit à la santé perpétuelle, il se croit potentiellement immortel. Le cadavre qu’il laisse derrière lui n’est donc plus rien. Rien qui le concerne encore, rien pour lequel il ait un quelconque respect”. Et encore: “À l’État total que nous avons connu au siècle dernier succéderait aujourd’hui l’individu total. Et au culte du sang, qui a fondé la société totalitaire [...] succéderait le culte de l’excrément, dans lequel s’affirme la puissance de l’individu total. Une civilisation de nature fécale, où chaque individu croit qu’il ne doit plus rien à la société mais qu’il peut, de sa part, tout exiger”. Quelle est la place de l’enfer dans un tel monde? Et qu’est-ce que l’enfer? La descente aux abîmes peut commencer.

Salle d'exposition Inferno
Salle d’exposition Inferno
Salle d'exposition Inferno
Salle d’exposition Inferno
Salle d'exposition Inferno
Salle d’exposition Inferno
Salle d'exposition Inferno
Salle d’exposition Inferno

Le début est, comme nous l’avons dit, une sorte de limbe qui clarifie les lieux et prépare le visiteur à son voyage: l’antécédent, la chute des anges rebelles, vit dans une étonnante comparaison entre La Chute d’ Andrea Commodi, récemment sortie des réserves des Offices et exposée dans les nouvelles salles du XVIe siècle, et la minutieuse œuvre en marbre attribuée à Francesco Bertos (autrefois donnée à Agostino Fasolato), provenant des collections du Palazzo Leoni Montanari de Vicence, une pyramide vertigineuse de soixante figures sculptées à partir d’un seul bloc de marbre. Le grouillement des corps qui se tordent, s’accrochent et tombent, tant dans les tableaux de Commodi que dans la sculpture vénitienne, rappelle visuellement la porte de l’Enfer, que l’on franchit après la mort et le Jugement, comme nous le rappellent l’horrible sculpture en bois de l’Espagnol Gil de Ronza, une effrayante Mort grandeur nature, et le Jugement dernier de Beato Angelico, dans une salle qui choque d’emblée le public par son fort impact scénographique.

Après avoir franchi le seuil des enfers, voici l’une des premières représentations de l’enfer selon Jean Clair: une énorme bouche dégueulasse destinée à engloutir pour l’éternité des âmes grouillantes. “L’enfer, écrit l’éditeur, est un boyau interminable, une fosse sans fin, puteus abyssi, latrines ultimes aux odeurs insupportables, égouts fétides où sont enfermées les puissances infernales et où s’entassent les mortels qui ont rejeté Dieu. Au IIe siècle, Tertullien, premier père de l’Église, désignait par le terme ”puteus“ ce gouffre infernal et glouton, ce ventre toujours inassouvi, cette caverne grouillante de monstres, cette grotte, cette bouche et cette caverne anale à la fois”. La “caverne buccale” à laquelle pense Jean Clair ressemble peut-être à l’orque du Bosco di Bomarzo, présent sur une photo de 1949 de Herbert List, qui n’est pas si éloigné de l’animal monstrueux qui avale les âmes dans le tableau de Jacob Isaacszoon Van Swanenburg, ou de cette espèce de dragon auquel le Christ ouvre la bouche, en descendant dans les limbes, dans une clé de voûte de l’église de Saint-Maurice de Vienne, qui arrive à Rome dans un moulage de 1913 de Charles Édouard Pouzadoux: À l’intérieur, les âmes qui peuplent les visions hallucinées de Pieter Huys, de l’Anonyme portugais qui a peint un Enfer où les damnés bouillonnent dans de grandes marmites, ou de Monsieur Desiderio qui a imaginé une sorte de monde souterrain dominé par Hadès et Proserpine, avec des cavernes profondes encadrées par une architecture classique, remplies de squelettes et d’âmes errant dans tous les sens.

Il n’y a pas que l’enfer de Dante, nous apprend l’exposition: la salle des “habitants de l’enfer” est une sorte d’échantillonneur de l’imaginaire, une forêt de tableaux dont les auteurs se sont inspirés des sources les plus disparates, et que Laura Bossi résume bien dans son essai dans le catalogue: la caverne flamboyante des textes bibliques, l’étrange terre du bout du monde qui peuplait les visions des moines médiévaux (saint Brandan l’imaginait remplie de bâtiments aux formes les plus insolites et d’animaux bizarres, et avec un Judas tourmenté de la manière la plus sadique et atroce six jours par semaine, alors que le dimanche, heureusement pour lui, on lui permet de se reposer), et bien sûr le lieu de l’immense torture pour les âmes des pécheurs maudits.

Francesco Bertos ( ?), La chute des anges rebelles (vers 1725-1735 ; marbre de Carrare, 168 x 80 x 81 cm ; Vicenza, Banca Intesa San Paolo, Gallerie d'Italia - Palazzo Leoni Montanari, inv. 014386)
Francesco Bertos ( ?), La chute des anges rebelles (vers 1725-1735 ; marbre de Carrare, 168 x 80 x 81 cm ; Vicenza, Banca Intesa San Paolo, Gallerie d’Italia - Palazzo Leoni Montanari, inv. 014386)
Gil de Ronza, Muerte [Mort] (vers 1522 ; bois polychrome, 169 x 62 x 48 cm ; Valladolid, Museo Nacional de Escultura, inv. CE0057)
Gil de Ronza, Muerte [Mort] (1522 environ ; bois polychrome, 169 x 62 x 48 cm ; Valladolid, Museo Nacional de Escultura, inv. CE0057)
Beato Angelico, Jugement dernier (1425 ; tempera sur panneau, 105 x 210 cm ; Florence, musée de San Marco, inv. 8505-1890)
Beato Angelico, Jugement dernier (1425 ; tempera sur panneau, 105 x 210 cm ; Florence, Museo di San Marco, inv. 8505-1890)
Auguste Rodin, La Porte de l'Enfer ([1880-1917], moulage en plâtre 1989 en deux parties, 298 x 399 x 122 cm partie inférieure, 312 x 374 x 135 cm partie supérieure, hauteur totale 610 cm ; Paris, Musée Rodin, inv. E33)
Auguste Rodin, La Porte de l’Enfer ([1880-1917], 1989, moulage en plâtre en deux parties, 298 x 399 x 122 cm pour la partie inférieure, 312 x 374 x 135 cm pour la partie supérieure, hauteur totale 610 cm ; Paris, Musée Rodin, inv. E33)
Herbert List, Orcus dans le jardin du Palazzo Orsini à Bomarzo (1949 ; épreuve au sel d'argent, 32 x 23 cm ; Hambourg, Herbert List Estate, M-IT-BOM 001)
Herbert List, Orcus dans le jardin du Palazzo Orsini à Bomarzo (1949 ; épreuve au sel d’argent, 32 x 23 cm ; Hambourg, Herbert List Estate, M-IT-BOM 001)
Clé de voûte: La descente du Christ aux limbes (Moulage réalisé en 1913 par Charles Édouard Pouzadoux d'un détail de la façade occidentale de l'église Saint-Maurice à Vienne, Isère, France, fin du XVe siècle ; plâtre, 55 x 60 x 40 cm ; Paris, Cité de l'architecture et du patrimoine - Musée des Monuments français, inv. MOU.06410)
Keystone: Christ’s Descent into Limbo (Moulage réalisé en 1913 par Charles Édouard Pouzadoux d’un détail de la façade occidentale de l’église Saint-Maurice à Vienne, Isère, France, fin du XVe siècle ; plâtre, 55 x 60 x 40 cm ; Paris, Cité de l’architecture et du patrimoine - Musée des Monuments français, inv. MOU.06410)
Anonyme portugais, Inferno (vers 1510-1520 ; huile sur panneau, 119 x 217,5 cm ; Lisbonne, Museu Nacional de Arte Antigua)
Anonyme portugais, Inferno (vers 1510-1520 ; huile sur panneau, 119 x 217,5 cm ; Lisbonne, Museu Nacional de Arte Antigua)
Pieter Huys, Inferno (1570 ; huile sur panneau, 86 x 82 cm ; Madrid, Museo Nacional del Prado, inv. P002095)
Pieter Huys, Inferno (1570 ; huile sur panneau, 86 x 82 cm ; Madrid, Museo Nacional del Prado, inv. P002095)

Les sections consacrées à l’Enfer de Dante présentent un risque de déjà-vu, car le schéma ne s’écarte pas beaucoup de celui des autres expositions organisées cette année (surtout celle de Forlì): Nous retrouvons donc les illustrations de Federico Zuccari, Giovanni Stradano et William Blake, les douleurs de Paolo et Francesca et celles du comte Ugolino, l’Enfer de Filippo Napoletano et les portraits de Dante, à commencer par celui, toujours présent, de Domenico Petarlini. Il faut cependant souligner que le risque est bien évité, et ce pour plusieurs raisons: tout d’abord, les clés de lecture sont différentes de celles auxquelles on pourrait s’attendre. Sur l’épisode du canto V, les commissaires ont soigneusement évité tout soupçon de romantisme (à l’exception de quelques épisodes, comme la grande toile de Giuseppe Frascheri où les deux amants parviennent même à se tenir la main, ou l’habituel Ary Scheffer que l’on avait déjà vu aux Musées San Domenico), parce que Paolo et Francesca sont avant tout deux âmes qui brûlent de flammes infernales (voir le Paolo et Francesca aux enfers d’Henri-Jean-Guillaume Martin, à condition de s’accommoder du très mauvais éclairage qui empêche malheureusement de le voir sans dérangement: un événement qui n’est malheureusement pas si sporadique dans l’exposition), et qui sont submergés par la même tempête qui tourmente des milliers d’autres pécheurs qui se sont abandonnés aux plaisirs charnels de la vie: les Voluptueux de Victor Prouvé effacent tout résidu de sentimentalité et nous replongent dans cette dimension charnelle, sale et de bas instincts sur laquelle Jean Clair et Bossi ont construit l’échafaudage de leur exposition, à partir du moment où la bouche de l’enfer nous a aspirés dans son tourbillon. Il en va de même pour Ugolino della Gherardesca: pas de pitié, pas de référence à la souffrance intérieure du personnage et à ses vicissitudes personnelles troublées. Il n’y a pas l’Ugolino de Diotti, enfermé dans la Torre della Muda et méditant sur son terrible destin ; il n’y a même pas les enfants gémissants et suppliants de Reynolds devant un Ugolino muet et impassible (bien que l’œuvre de l’Anglais soit celle qui sanctionne le début de la fortune moderne de Dante): aux Scuderie del Quirinale, il n’y a que l’image bestiale d’un homme pris dans la glace qui, avec une férocité inhumaine, dévore et éventre la tête sanglante de son adversaire, allant même jusqu’à provoquer, dans le tableau de Gustave Courtois, la consternation d’un Dante terrifié, qui se cache derrière un Virgile adolescent et séraphique.

La section consacrée à Dante, apparemment la plus évidente de l’exposition, présente néanmoins d’autres traits d’originalité. Elle s ’ouvre sur le prêt exceptionnel de l’Abîme infernal de Botticelli, en provenance de la Bibliothèque du Vatican, et se poursuit jusqu’à la théorie étrange (et non étayée, mais néanmoins assez fascinante) de Roland Krischel, auteur en 2010 d’un long essai dans lequel il émet l’hypothèse que le Théâtre anatomique de Padoue a été inspiré par la forme de cône inversé de l’enfer, et que Galileo Galilei a joué un rôle dans sa conception. “Imaginé comme une salle de séjour commune pour les ombres ou les âmes des morts, puis comme un lieu de justice dans l’au-delà, écrit Laura Bossi, l’enfer est ”impensable, innommable, inimaginable“ [...]. mais la pensée humaine est irrémédiablement ancrée dans l’espace, et les poètes n’ont jamais renoncé à ”spatialiser“ le destin de l’âme, à décrire l’indescriptible, à imaginer l’au-delà comme un ”lieu“, doté d’une géographie, d’une topographie et d’une architecture”. Dans la section la plus rapide de l’exposition romaine, les images se succèdent pour tenter de mesurer l’enfer, de reconstituer son hydrographie, d’émettre des hypothèses sur ses emplacements plus ou moins vraisemblables. Et puis, autre motif d’intérêt, les illustrations de la Divine Comédie par Miquel Barceló, qui côtoient les différents Zuccari, Stradano, Blake, Doré et autres, témoignent, par leur expressionnisme doux mais non retenu, des suggestions que l’imagerie de Dante exerce encore aujourd’hui: “C’est l’un des plus grands chefs-d’œuvre de tous les temps”, racontait Barceló il y a deux ans dans une interview publiée dans les pages de Finestre sull’Arte on paper, “c’est une œuvre incroyablement actuelle: il suffit de changer le nom des personnages pour trouver de nombreuses photographies de l’actualité. Il est impressionnant de voir comment un poème aussi ancien parvient à garder son actualité intacte”.

Domenico Petarlini, Dante en exil (vers 1860 ; huile sur toile, 76 x 96 cm ; Florence, Uffizi Galleries, Palazzo Pitti, Galleria d'Arte Moderna)
Domenico Petarlini, Dante en exil (vers 1860 ; huile sur toile, 76 x 96 cm ; Florence, Galeries des Offices, Palazzo Pitti, Galerie d’art moderne)
Sandro Botticelli, La Divina Commedia: la voragine infernale (1481-1488 ; pointe d'argent et encre sur parchemin, 332 x 475 mm ; Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, inv. Reginense Lat. 1896, pt. A, f. 101r)
Sandro Botticelli, La Divina Commedia: la voragine infernale (1481-1488 ; pointe d’argent et encre sur parchemin, 332 x 475 mm ; Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, inv. Reginense Lat. 1896, pt. A, f. 101r)
Gustave Doré, Virgile et Dante dans le neuvième cercle de l'Enfer (1861 ; huile sur toile, 315 x 450 cm ; Bourg-en-Bresse, Centre des Monuments Nationaux - Musée du Monastère Royal de Brou, inv. 982.234)
Gustave Doré, Virgile et Dante dans le neuvième cercle de l’Enfer (1861 ; huile sur toile, 315 x 450 cm ; Bourg-en-Bresse, Centre des monuments nationaux - Musée du Monastère royal de Brou, inv. 982.234)
Miquel Barceló, Illustration Divina Comedia: Infierno, Canto XXXI, The Giants (2001 ; technique mixte sur papier, 550 x 400 mm)
Miquel Barceló, Illustración Divina Comedia: Infierno, canto XXXI, I giganti (2001 ; technique mixte sur papier, 550 x 400 mm)

En montant à l’étage supérieur, après une section intermédiaire sur les enfers de la culture populaire, nous retraçons l’histoire de la représentation du diable, de l’être démoniaque des premiers siècles à l’ange déchu des romantiques et des symbolistes, et celle de sa manifestation sur terre, la tentation, qui prend les formes les plus disparates pour tenter de séduire ou d’effrayer saint Antoine, avec les monstres terrifiants des Tentations de Salvator Rosa, l’un des textes les plus hallucinatoires de tout le XVIIe siècle, provenant de la Pinacothèque Rambaldi di Coldirodi de Sanremo, avec les diables armés de massues de Bernardo Parentino, ou avec la tentatrice désinhibée et procréatrice de la singulière toile de Cézanne, prêtée par le Musée d’Orsay. Pourtant, plus personne aujourd’hui ne croit au diable, juge Jean Clair. "L’Eglise elle-même n’ose plus le nommer, comme elle n’ose plus parler du Mal ou de l’Enfer. Aujourd’hui, nous avons plus à craindre des enfers humains que du diable: ainsi s’ouvre la grande salle des enfers sur terre, l’apothéose de l’horreur.

Le mal fait partie de l’histoire de l’humanité. Pour ceux qui y croient, le premier homme né d’un couple humain est un type qui a assassiné son frère. Et, comme l’indiquent les panneaux de l’auditorium, même si les images qui se multiplient sous nos yeux sont tout à fait explicites, dans la société moderne, le mal s’est lui aussi actualisé. Il a pris la forme de prisons qui ressemblent à des usines et d’usines qui ressemblent à des prisons: Les prisons complexes et obscures de Piranèse côtoient les cheminées lugubres de Pierre Paulus et les énormes aciéries d’Anders Montan, jusqu’aux méandres sombres d’une grande ville industrielle surplombant la mer, celle de Georges-Antoine Rochegrosse, où un homme pleure la mort de la poésie tandis qu’au loin les trains roulent sur les rails, l’air est empli des fumées des entonnoirs, les baraques s’épaississent aux abords de la métropole. C’est l’enfer sur terre d’un travail aliénant qui a transformé les hommes en esclaves. Sur le mur voisin, c’est l’enfer des derniers, des marginaux, correspondant aux pauvres patients des hôpitaux psychiatriques peints par Signorini et dessinés par Paul Richer, avec toujours une référence, dans l’œuvre de l’Espagnol contemporain David Nebreda, au thème de l’impur, qui est peut-être le leitmotiv le plus subtil de l’exposition. De l’autre côté de la salle, on trouve au contraire l’enfer des migrants, représenté par un tableau bouleversant de Previati(Gli orrori della guerra: l’esodo, exécuté alors que la Première Guerre mondiale faisait rage), qui, dans une peinture inhabituelle pour sa production, n’hésite pas à frotter au visage de l’observateur l’une des conséquences les plus tristes et les plus tragiques pour ceux qui ont réussi à échapper aux massacres. Tout le centre de la grande salle de l’étage supérieur est occupé par les visions les plus sombres et les plus noires de la guerre, la “folie la plus bestiale”, comme la définissait Léonard de Vinci, qui n’a jamais cessé de hanter l’humanité. On suffoque presque devant les cadavres meurtris et les squelettes abandonnés dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, dans les gravures d’Otto Dix placées les unes à côté des autres. On voudrait tenter de s’évader devant les moulages de soldats blessés dans ce même conflit, qui semblent presque nous regarder. On est stupéfait devant l’une des gravures de la série The Dance of Death de Percy Delf Smith, Death is stunned, où la faucheuse elle-même est incrédule devant le carnage causé par la folie des hommes. Il est déconcertant de voir à quel point le champ de bataille peint par Georges Leroux dans son œuvre L’enfer ressemble aux visions apocalyptiques des peintres des XVIe et XVIIe siècles d’en bas: sauf qu’il ne s’agit pas d’une vision, mais d’une réalité.

Et puis, alors que l’on pense avoir atteint le point culminant de l’exposition, arrive le pire enfer qui ait jamais existé sur terre, celui des camps d’extermination nazis. On lit la version originale de Si c’est un homme de Primo Levi, on regarde les toiles d’un autre déporté, Zoran Muši&ccaron ; avant de se tourner vers la plus terrible des visions exposées: Le Mémorial de Dachau de Fritz Koelle, un bronze représentant un survivant de l’enfer nazi pris d’un air affligé et désignant le cadavre d’un enfant qu’il tient dans ses bras, face au massacre du petit camp à Buchenwald de Boris Taslitzky, un artiste qui a connu Buchenwald de près, puisqu’il y a été interné en 1944. “Si je vais en enfer, j’en ferai des dessins”, disait Taslitzky. “Après tout, j’en ai fait l’expérience. J’y suis déjà allé et j’ai dessiné.” Il n’y a rien à ajouter. Ou peut-être que si: les deux dernières images dérangeantes, Twin Towers Ablaze de Raymond Mason et Nein ! Eleven des frères Chapman, prouvent que nous ne nous sommes pas encore libérés de l’enfer et que nous n’avons pas la paix de l’esprit.

Franz Von Stuck, Lucifer (1890-1891 ; huile sur toile, 161 x 152,5 cm ; Sofia, Galerie nationale, inv. II 1*93)
Franz Von Stuck, Lucifer (1890-1891 ; huile sur toile, 161 x 152,5 cm ; Sofia, National Gallery, inv. II 1*93)
Salvator Rosa, Les tentations de saint Antoine (vers 1645 ; huile sur toile, 97 x 78 cm Sanremo-Coldirodi, Pinacothèque Rambaldi, inv. 56443)
Salvator Rosa, Les tentations de saint Antoine (vers 1645 ; huile sur toile, 97 x 78 cm ; Sanremo-Coldirodi, Pinacothèque Rambaldi, inv. 56443)
Anders Montan, Intérieur d'aciérie (1910 ; huile sur toile, 132 x 159 cm ; Jarville-la-Maigrange, Pôle muséal du Grand Nancy, Musée de l'Histoire du Fer, inv. 1997.9.2)
Anders Montan, Intérieur d’une aciérie (1910 ; huile sur toile, 132 x 159 cm ; Jarville-la-Maigrange, Pôle muséal du Grand Nancy, Musée de l’Histoire du Fer, inv. 1997.9.2)
Georges-Antoine Rochegrosse, La mort de la pourpre (vers 1914 ; huile sur toile, 219 x 298 cm ; Musée d'arts de Nantes, inv. 203)
Georges-Antoine Rochegrosse, La mort de la pourpre (vers 1914 ; huile sur toile, 219 x 298 cm ; Musée d’arts de Nantes, inv. 203)
Gaetano Previati, Gli orrori della guerra: l'esodo (1917 ; huile sur toile, 58,5 x 79 cm Milan, Isolabella Collection)
Gaetano Previati, Les horreurs de la guerre: l’exode (1917 ; huile sur toile, 58,5 x 79 cm ; Milan, collection Isolabella)
Georges Leroux, L'Enfer (1921 ; huile sur toile, 114,3 x 161,2 cm ; Londres, The Imperial War Museum, inv. IWM ART)
Georges Leroux, L’Enfer (1921 ; huile sur toile, 114,3 x 161,2 cm ; Londres, The Imperial War Museum, inv. IWM ART)
Percy Delf Smith, The Dance of Death: Death awed (1919 ; eau-forte et pointe sèche sur papier, 275 x 332 mm ; Londres, The Imperial War Museum, inv. IWM ART 16640-2)
Percy Delf Smith, The Dance of Death: Death awed (1919 ; eau-forte et pointe sèche sur papier, 275 x 332 mm ; Londres, The Imperial War Museum, inv. IWM ART 16640-2)
Boris Taslitzky, Le petit camp à Buchenwald (1945 ; huile sur toile, 300 x 500 cm ; Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne - Centre de création industrielle, inv. AM 2743 P)
Boris Taslitzky, Le petit camp à Buchenwald (1945 ; huile sur toile, 300 x 500 cm ; Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne - Centre de création industrielle, inv. AM 2743 P)
Gerhard Richter, Sternbild (Constellation) (1969 ; huile sur toile, 200 x 150,4 cm ; Londres, Ben Brown Fine Arts, inv. RIC00059)
Gerhard Richter, Sternbild (Constellation) [Constellation] (1969 ; huile sur toile, 200 x 150,4 cm ; Londres, Ben Brown Fine Arts, inv. RIC00059)

Nous pouvons cependant regarder vers le haut: l’ascension pour “revoir les étoiles”, avec les œuvres de deux grands contemporains, Anselm Kiefer et Gerhard Richter, qui ferment le chemin après être descendus dans l’abîme le plus profond, comme dans une sorte de voyage dantesque qui, à la fin, n’a cependant plus grand-chose d’irréel et d’imaginatif, est un espoir de libération et de renaissance, pour utiliser la paire de substantifs que Matteo Lafranconi utilise dans son essai sur la sortie de l’enfer. C’est un peu comme si, après nous avoir fait passer deux heures à toucher le pire de l’être humain, les conservateurs voulaient nous offrir une chance de rédemption. Nous passons de l’impur au “monde” au sens premier du terme, le mundus “figure de l’ordre et de la beauté” qui a la même signification que le cosmos grec. Comme Dante, à la fin de l’exposition, nous sommes montés. Mais l’enfer ne s’est pas arrêté: il continue derrière nous. Si la foi et les religions sont en crise, l’enfer est une réalité qui reste bien présente sur terre: les images qui nous ont troublés sont là pour en témoigner. Et elles nous ont troublés précisément parce que l’histoire de l’art est l’histoire de l’homme.

Jean Clair a déjà déclaré publiquement qu’Inferno serait sa dernière exposition: sa carrière de conservateur s’achève donc avec la réalisation d’un projet longuement mûri. Ce ne sera peut-être pas l’exposition la plus scientifique de ces derniers temps (mais ce n’est pas son but), certains diront que ce ne sera même pas l’exposition la plus nécessaire, mais nous ne sommes peut-être pas loin de la vérité si nous affirmons que c’est la plus puissante et la plus visionnaire de celles qui ont été vues en Italie au moins au cours des dix dernières années. Inferno transcende le concept même d’“exposition”. C’est une catabase qui a la structure du voyage de Dante (combien d’expositions parviennent à être aussi captivantes ?), c’est aussi un itinéraire dans l’esprit du commissaire, et c’est surtout un drame qui décrit l’humanité en s’appuyant uniquement sur le pouvoir des images, qui deviennent à leur tour un miroir de la “société hédoniste, pragmatique, ou traditionaliste, ou positiviste, ou progressiste” qu’est la société actuelle, car une société aussi pragmatique que la nôtre ne peut être qu’une société qui se réduit à ses éléments organiques, à la pure matière, à la domination de la pure biologie. Notre enfer n’est plus celui des bolges et des cercles de Dante, il a simplement changé d’apparence.


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