Nous voudrions que Claude Monet nous emmène à Giverny, sur les bords de la Seine, dans ce coude du fleuve qui laisse à peine entrevoir la brume du matin". C’était le 15 juin 1905: il écrivait Sur la lecture, Marcel Proust. Un souvenir, un fragment de lumière entrevu dans un tableau de Claude Monet qui laisse, chez l’un des plus grands écrivains de tous les temps, une trace en couleur, floue, évanescente: le fleuve dort encore dans les rêves de la brume matinale. L’écriture magique et visionnaire de Proust s’oppose à la peinture (évocatrice) de Monet, deux phares qui ont ébloui l’histoire de la culture.
S’attaquer au “monstre”, écrire sur Monet, est une entreprise audacieuse et certainement infructueuse. Critiques, historiens de l’art et intellectuels de tous âges s’y sont essayés... pourtant, au-delà de la présomption d’innocence de la énième tentative, ce que l’on peut constater, c’est que Monet, comme quelques autres (Caravage, Van Gogh), et pour des raisons différentes, nous empêche encore de dormir. Il est donc légitime de se poser la question des questions: pourquoi encore des expositions sur Monet ? Ou plutôt, pourquoi encore Monet? Au-delà du “canon inversé” de sa peinture mobile et sonore, il y a aussi pour nous un besoin dramatique, très actuel, qui a pour nom solastalgie (étymon récemment inventé par le philosophe Glenn Albrecht): ce sentiment de nostalgie que l’on éprouve face aux changements d’un environnement violé, détruit, irrémédiablement perdu. Le caractère convulsif de notre époque contemporaine ne peut être comparé au contexte historique, culturel et environnemental des années de Monet: nous savons cependant quel impact les deux révolutions industrielles et la récusation du rationalisme après les Lumières ont eu sur l’art et sa fonction. On pourrait dire que les premières conséquences, très sommairement expliquées, furent aussi l’épanouissement de ce romantisme à la recherche du “sublime” et, pour continuer, l’invention et les réalisations techniques des couleurs synthétiques (en premier lieu, l’indigo) qui, avec la photographie, constituèrent le banc d’essai de la révolution du regard des impressionnistes.
L’une des aspirations de ces artistes, présents sur la scène depuis les années 1870, et même initialement rivaux des premiers daguerréotypes, était d’intercepter le vent (vent se dit nenufar en égyptien, et était le nom technique des nénuphars avant que Monet, oui, lui, ne prenne l’autre nom), de piéger la lumière, de saisir le mouvement. Par l’utilisation de nouveaux expédients et d’expériences plus variées, qui consistaient souvent à noter le flux des choses, ou à une recherche obsessionnelle qui convergeait et produisait des répétitions et des séries. Presque une mode pop ! Qui s’est ensuite transformée et traduite, au cours des presque quatre-vingt-dix ans de Monet (1840-1926), en fondu, en raréfaction et, finalement, en abstraction.
Monetcontemporain. Monet, porte-drapeau de nombreux “mouvements” qui se sont développés par la suite, est sans doute le précurseur de l’utilisation constante de la répétition en peinture, même si, d’une certaine manière, on peut trouver des précédents chez d’autres peintres, comme Constable par exemple, qui, dans son étude du même paysage, notait même la date, l’heure et la direction du vent dans son carnet !
Les nombreuses étapes de la longue carrière du peintre sont déjà prises en compte dans une exposition à Milan, grâce à un nombre important de prêts (cinquante-trois, tous issus de la collection du Musée Marmottan Monet à Paris), parmi lesquels des œuvres des maîtres Johan B. Jongkind, Eugène Boudin, et quelques objets: une de ses palettes et les lunettes aux verres légèrement jaunes qu’il devait utiliser depuis 1912 à cause de la cataracte, celles-là même qui éblouissaient sa vue: “Je ne percevais plus les couleurs avec la même intensité, les rouges apparaissaient flous”.
Dans l’exposition organisée par Marianne Mathieu avec Aurélie Gavoille, produite par la municipalité de Milan et Arthemisia, installée dans les élégants espaces du Palazzo Reale, dont le seul inconvénient est de ne pas avoir eu à disposition des salles plus grandes pour y installer un espace d’exposition surdimensionné. En l’absence de salles plus vastes pour mettre en place des expériences immersives surdimensionnées, comme l’auraient exigé les méga-installations environnementales murales de Monet, l’univers de Monet se présente comme une “équivoque de reflets” en perpétuelle évolution, comme une obsession pour le changement continu, pour les métamorphoses perpétuelles qui se produisent “sur la toile éternelle et fluide du temps” (Giuliana Giulietti).
Pourquoi, lequel des nombreux Monet est exposé? Quelles phases de sa recherche artistique expérimentale permanente sont exposées? Le Monet des nénuphars et des ponts japonais? Ou le Monet du paysage urbain, ou le Monet d’Argenteuil, ou le Monet méconnaissable de ses dernières années à Giverny quand, comme l’a écrit Clement Greenberg (critique américain et partisan de l’art abstrait), dans sa peinture, “la lumière dématérialise les choses, les réduit en miettes”. Il y a plusieurs périodes, peut-être tout Monet, depuis les premières œuvres, nées sur la base de la peinture réaliste, jusqu’aux œuvres plus modernes, dans lesquelles on se perd et on s’immerge, en raison d’un manque absolu de références spatiales. Parmi ces dernières, les plus fascinantes, sont les Nymphéas de 1916-19, les deux Avenue des Roses de 1920-22, et la série des Ponts japonais peinte entre 1918 et 1924 (“impulsion violente dans l’application de la couleur”: Claire Gooden, dans le catalogue), chacune d’entre elles ayant été réalisée sans perception binoculaire précise et donc sans aucune profondeur.
L’exposition de Milan présente également de nouvelles hypothèses fascinantes, comparant au moins l’une des expositions précédentes, en particulier celle de 2010, Claude Monet 1840-1926 au Grand Palais, dans laquelle il a été soutenu qu’un nouveau changement de pas pour l’évolution abstraite du dernier Monet, peut être aperçu avant qu’il ne perde la vue en 1912, puis (avec une opération dix ans plus tard) qu’il la récupère. Il y a déjà “un effet immatériel [...] très différent du rendu naturaliste des couleurs du lieu et des reflets de lumière caractéristiques des mêmes vues peintes vingt ans plus tôt” (Emmanuelle Amiot-Saulnier, dans le catalogue). Et il faut toujours garder à l’esprit que s’il est vrai que Claude Monet change toujours de langage, pour être complet, c’est à peu près dans les mêmes années, entre 1910 et 1912, qu’est réalisée la première aquarelle abstraite de Kandinsky. Une autre grande révolution dans l’art. Après Monet.
Pour le reste, pour se faire une idée des grandes décorations présentes aussi au Marmottan mais dont la plus grande expression est le Musée de l’Orangerie, il y a d’autres Nymphéas monumentaux qui évoquent les quarante-trois dernières années de sa vie et de sa carrière, à Giverny.
Depuis qu’il s’est installé avec sa femme Alice dans cette région de la Marne, Monet, fort de ses succès, notamment financiers, crée son Jardin d’eau, ses serres et son atelier, et invente certains motifs floraux qu’il reprendra ou stylisera dans ses tableaux. Il y fait également creuser un petit étang et construit un petit pont à la japonaise. Il achète d’autres terrains et obtient même l’autorisation de détourner le cours d’une rivière, ce qui lui permet d’agrandir l’étang et d’y insérer de nombreuses variétés de fleurs, en choisissant toutes celles qui favorisent la beauté du paysage: saules, aulnes, rhododendrons, joncs et bambous. Il ne manque pas de nymphaea blancs (c’est-à-dire de nénuphars blancs) et de nénuphars jaunes, ainsi que de plusieurs hybrides, et il fait couvrir le pont de nœuds de glycine: un rappel des estampes japonaises qu’il collectionne. Il vivra ici jusqu’à la fin parmi les chuchotements de son nenufar....
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