Giotto, Dante et Cimabue arrivent au Golfo dei Poeti. L'exposition du musée Lia


Compte rendu de l'exposition "Dante et Giotto. Dialogue et suggestion", La Spezia, Museo Civico Amedeo Lia, du 2 octobre au 23 janvier 2022.

La Lunigiana, comme on le sait, est une terre parsemée de traces de Dante, bien que fragmentaires et avec peu de certitudes. Nous savons avec certitude que Dante, le matin du 6 octobre 1306, se trouvait à Sarzana, sur la Piazza della Calcandola, l’actuelle Piazza del Comune, où il fut nommé procureur du marquis Franceschino Malaspina de Mulazzo dans le cadre de ce qui est entré dans l’histoire comme la paix de Castelnuovo, c’est-à-dire l’acte, signé ce même jour dans le château de Castelnuovo Magra, qui mit fin à la longue, épuisante et ruineuse guerre entre le marquis Malaspina et les évêques de Luni. Les actes de la paix de Castelnuovo, retrouvés au milieu du XVIIIe siècle, et qui ont fait l’objet d’études approfondies de la part de Giovanni Sforza à l’aube du XXe siècle, sont aujourd’hui conservés dans les archives de l’État de La Spezia. D’ailleurs, toute l’œuvre de Dante est remplie de références aux terres de la Lunigiana. Mais le lien ne s’arrête pas aux sources historiques et littéraires, car le musée Lia de La Spezia conserve, parmi ses fonds d’or, plusieurs plaques réalisées à l’époque de Dante Alighieri. Ce sont les fils qui constituent l’intrigue de Dante et Giotto. Dialogo e suggestione (Dialogue et suggestion), l’exposition avec laquelle le musée Lia remet en lumière la présence de Dante en Lunigiana au XVIIIe siècle, et à ce jour la seule exposition organisée entre La Spezia et les principales villes de la région (de Sarzana à Carrara, de Massa à Pontremoli) pour nous rappeler que Dante était là, qu’il ne s’agissait pas d’un passage occasionnel, et que plusieurs études sur Dante au cours du siècle dernier ont vu le jour en Lunigiana.

Mais avant tout, il y a le voyage à travers les œuvres d’art: l’exposition reconstruit, avec quelques objets, tous significatifs, le tempérament artistique de la Toscane à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle, et elle peut le faire parce qu’elle peut compter sur une collection permanente riche en fonds d’or de grande valeur, qui constituent le noyau le plus connu de la collection de l’ingénieur Amedeo Lia, qui fut animé toute sa vie par une passion brûlante pour les panneaux médiévaux. De ce noyau considérable de collections, parmi les plus importantes et les plus précieuses d’Italie pour la peinture médiévale, les conservateurs Andrea Marmori et Francesca Giorgi ont tiré une petite sélection qui permet au visiteur de se faire une idée de ce qui se passait en Toscane dans le domaine des arts avant, pendant et après Dante. L’étroitesse de ce corpus ne prétend pas à l’exhaustivité: l’intention, bien soulignée par Andrea Marmori, est plutôt de fournir “une coupe transversale de la production artistique de cette période brillante”.



Cependant, on peut affirmer que ce qui devait être, est là. Y compris Giotto et Cimabue eux-mêmes, qui ont prêté deux œuvres bien connues, le Saint Étienne du Horne Museum et la Vierge à l’Enfant du Musée de Santa Verdiana à Castelfiorentino. Sans oublier quelques manuscrits enluminés exceptionnels, évoquant la confiance que le poète suprême avait sûrement dans “quell’arte ch’alluminar chiamata è in Parisi” (cet art appelé aluminar est à Parisi) et dans la production de livres de haute qualité. La présentation ne suit pas un ordre chronologique précis: cependant, le visiteur pourra, avec un peu d’imagination, se représenter la progression rhapsodique de la chambre du collectionneur (littéralement aussi: le fonds d’or, avant que Lia ne fasse don de toute la collection à la ville, se trouvait dans sa chambre à coucher).

La salle d'exposition Dante et Giotto. Dialogue et suggestion
Salle de l’exposition Dante et Giotto. Dialogue et suggestion
La salle d'exposition Dante et Giotto. Dialogue et suggestion
Salle d’exposition Dante et Giotto. Dialogue et suggestion

Il y a cependant un critère typologique dans l’ordonnancement de l’exposition: et accueillant le visiteur, quelques objets passionnants de l’art suntuaire, à commencer par le coffret-reliquaire d’ un artiste qui signe son nom sur la face avant comme “frater Iacobus de Ferentino” (à ce jour, c’est la seule œuvre connue de ce frère décorateur) et qui, dans la même inscription, indique la fonction du petit objet en bois, un récipient qui devait contenir les reliques de l’une des onze mille vierges martyrisées par les Huns à Cologne avec sainte Ursule. Le style des décorations laisse supposer que le coffret est lié à l’école de Rimini où, quelques années après la mort de Giotto, naquit un groupe florissant d’artistes qui développèrent son langage et qui sont actuellement les protagonistes d’une exposition dans la capitale de la Romagne. Un splendide retable portatif de Giusto de’ Menabuoi, un trittichetto avec la Vierge de l’humilité au centre, les saints Jean-Baptiste et Christophe dans les compartiments latéraux et une minuscule Annonciation dans le registre supérieur, témoigne de la réception du langage de Giotto dans le nord de l’Italie: Il s’agit d’une œuvre de l’époque où le grand peintre florentin peignait à fresque le baptistère de Padoue, comme en témoignent les similitudes du retable de Lia avec les personnages qui peuplent les scènes peintes en Vénétie dans les années 1470. Un autre retable, en revanche, remonte à l’époque de Dante, celui exécuté par le frère Pietro Teutonico, compagnon de Giotto sur le chantier d’Assise: il s’agit d’une œuvre composée de cinq plaques de verre dorées et graffitées, probablement réunies au XVIIIe siècle.

La deuxième salle de l’exposition, la plus grande, est entièrement consacrée aux œuvres sur panneaux de bois: les deux œuvres de Giotto et de Cimabue s’y distinguent, comme nous l’avons déjà mentionné. Présences luxueuses, si l’on considère le nombre de tableaux connus de Giotto et de Cimabue (même en ajoutant ceux attribués à certains), et encore plus si l’on tient compte du fait qu’ils ne voyagent pas souvent: le Santo Stefano et la Madone de Castelfiorentino sont cependant parmi ceux qui ont le plus bougé en cette année Dante, le premier pour l’énorme exposition des Musées San Domenico de Forlì, le second pour le focus de Ravenne sur les arts à l’époque de Dante. Et très peu de musées peuvent se vanter d’avoir pu exposer des œuvres de Cimabue et de Giotto ensemble cette année: cela ne s’est produit que dans les deux expositions susmentionnées. Voir Giotto et Cimabue côte à côte est donc un événement presque exceptionnel, d’autant plus s’il s’agit d’une œuvre longtemps discutée, comme la Madone de Castelfiorentino, qui a fait l’objet d’un long et vif débat critique qui l’a attribuée à Cimabue, à Giotto ou aux deux à la fois. L’hypothèse la plus récente, rappelle Rosanna Caterina Proto Pisani dans le livret distribué gratuitement à l’exposition (il n’y a pas de catalogue: dommage), est que “le jeune Giotto, alors encore élève dans l’atelier de Cimabue, a également participé à l’exécution du tableau”, et ce en vertu des caractères du tracé et des figures: “la composition est traditionnelle, avec un fond d’or, la Vierge en demi-teinte et l’Enfant dans ses bras, animée d’un dynamisme et d’une expressivité gestuelle qui préfigurent le grand tournant vers le naturalisme de la peinture italienne”. Nous nous trouvons à une époque où, entre la fin du XIIIe siècle et le début du XIVe siècle, “les formules les plus rigides de l’ascendance byzantine sont abandonnées en faveur d’un rendu plus naturaliste et humanisé des figures sacrées”, et le panneau se présente au spectateur avec certains éléments qui appartiennent à la tradition et d’autres qui seraient déjà ouverts aux innovations de Giotto. Par exemple, le drapé de l’Enfant a fait l’objet de nombreuses discussions, certains critiques estimant qu’il est similaire à celui du premier Giotto, tandis que d’autres pensent qu’il s’agit d’un style Arnolfo.

Sur le mur voisin se trouve le Saint Étienne de Giotto, une autre œuvre longtemps débattue dans le passé et aujourd’hui unanimement reconnue par les critiques comme un panneau autographe (et pas seulement: comme l’un des “sommets absolus de l’art de Giotto”, pour reprendre les termes d’Angelo Tartuferi), un fragment d’un polyptyque démembré. Il s’agit d’une œuvre de la fin de la carrière de Giotto: les critiques ont été enclins à la dater de la dernière période d’activité du peintre, une époque où, comme l’explique Elisabetta Nardinocchi, sa peinture se distingue par “une monumentalité et une plasticité encore plus fortes, absolument perceptibles dans le stupéfiant raccourcissement de la main gauche du saint”.

Giusto de' Menabuoi, Altarolo avec la Vierge de l'humilité, les saints Jean-Baptiste et Christophe, l'Annonciation, détail (vers 1375-1380 ; tempera sur panneau, 54 x 51,5 cm ; La Spezia, Museo Civico Amedeo Lia)
Giusto de’ Menabuoi, Altarolo avec la Vierge de l’humilité, les saints Jean-Baptiste et Christophe, l’Annonciation, détail (vers 1375-1380 ; tempera sur panneau, 54 x 51,5 cm ; La Spezia, Museo Civico Amedeo Lia)
Fra' Pietro Teutonico, Anconetta portative avec crucifixion, aigle, vierge annonciatrice et ange annonciateur, saint François (fin du XIIIe-début du XIVe siècle ; verre gratté et doré, 26,5 x 25 cm ; La Spezia, Museo Civico Amedeo Lia)
Fra’ Pietro Teutonico, Anconetta portative avec Crucifixion, Aigle, Vierge Annonciatrice et Ange annonciateur, Saint François (fin du XIIIe siècle-début du XIVe siècle ; verre gratté et doré, 26,5 x 25 cm ; La Spezia, Museo Civico Amedeo Lia)
Attribué à Cimabue, Vierge à l'enfant (vers 1285 ; tempera sur panneau, 68 x 46,3 cm ; Castelfiorentino, Museo di Santa Verdiana)
Cimabue (attribué), Vierge à l’enfant (vers 1285 ; tempera sur panneau, 68 x 46,3 cm ; Castelfiorentino, Museo di Santa Verdiana)
Giotto, Saint Étienne (1325-1330 ; tempera et or sur panneau, 83,5 x 54 cm ; Florence, Museo Horne)
Giotto, Saint Étienne (1325-1330 ; tempera et or sur panneau, 83,5 x 54 cm ; Florence, Museo Horne)

Dans le reste de la salle, certaines des meilleures œuvres giottesques de la collection Lia se distinguent. Avant de rencontrer Giotto et Cimabue, on découvre une délicate Lamentation sur le Christ mort du rarissime Lippo di Benivieni (qui fait d’ailleurs l’objet d’une exposition dédiée, celle qui se tient actuellement au Musée d’art sacré de Montespertoli), un peintre formé dans le sillage de la tradition mais loin d’être à l’abri des innovations de Giotto, comme le démontre le panneau daté par la critique de la fin du XIIIe ou du début du XIVe siècle, et où la force des sentiments qui transparaît des expressions des personnages coexiste avec l’élégance du XIIIe siècle: Lia l’a remporté aux enchères chez Sotheby’s, en concurrence avec un musée américain (et a reçu plus tard les compliments de Federico Zeri, son consultant et ami habituel, pour l’achat de ce qui était l’un des panneaux giottesques les plus significatifs sur le marché dans les années 1990). Sur le mur opposé, nous avançons de quelques décennies avec le Saint Jean-Baptiste de Bernardo Daddi, l’un des meilleurs élèves de Giotto, qui réalise ici un Baptiste, également issu d’un polyptyque, d’une humanité intense et vivante. L’extrême chronologique le plus précoce de l’exposition est donné par le Christ bénissant d’ un peintre florentin inconnu, daté des années 1380, un panneau hiératique encore dépendant des caractéristiques stylistiques byzantines.

La dernière salle est consacrée aux livres, anciens et modernes. Les feuilles qui proviennent des volumes anciens se réfèrent aux deux artistes qui avaient une sorte de monopole sur l’illustration de la Commedia à une époque où, vers le deuxième quart du XIVe siècle, l’intérêt pour le poème de Dante commençait à se répandre même à Florence: Pacino di Buonaguida et le Maître des Effigies dominicaines. Le premier était plus raffiné, le second plus attentif à la réalité et plus vif, et il était aussi un artiste moins prolifique et frénétique que son collègue, qui menait au contraire un atelier très actif: Pacino est présent dans l’exposition avec une initiale tirée d’un graduel démembré, dans laquelle une Descente du Saint-Esprit est illustrée d’une manière qui, soulignent les conservateurs, ressemble à Giotto de la chapelle Peruzzi de Santa Croce. Mais on pourrait en dire autant de la Naissance du Baptiste du Maître des Effigies dominicaines: son image suit également l’approche détendue du dernier Giotto, avec une verve narrative qui l’amène à condenser deux épisodes en une seule scène. La conclusion est confiée aux volumes modernes: Quatre volumes de la Biblioteca Civica “Ubaldo Mazzini” de La Spezia alternent sous les vitrines de la Lia, à commencer par la Commedia con la nova espositione d’Alessandro Vellutello publiée à Venise en 1544, première édition illustrée du poème de Dante publiée à l’époque moderne, à côté du commentaire de la Commedia de Bernardino Daniello da Lucca, un ouvrage de 1568 qui constitue le dernier commentaire complet de l’œuvre de Dante au XVIe siècle, publié peu avant que l’intérêt pour le Poète Suprême ne commence à s’estomper. Deux témoignages de l’essor des études sur Dante au début du XXe siècle clôturent le livre: le manuscrit de Dante e la Lunigiana de Giovanni Sforza et un exemplaire de Il Giornale Dantesco, périodique dirigé par Giuseppe Lando Passerini et publié entre 1893 et 1915.

Lippo di Benivieni, Lamentation sur le Christ mort (fin XIIIe-début XIVe siècle ; panneau, 36,8 x 25 cm ; La Spezia, Museo Civico Amedeo Lia)
Lippo di Benivieni, Lamentation sur le Christ mort (fin XIIIe-début XIVe siècle ; panneau, 36,8 x 25 cm ; La Spezia, Museo Civico Amedeo Lia)
Bernardo Daddi, Saint Jean-Baptiste (vers 1320 ; tempera sur panneau, 71 x 34 cm ; La Spezia, Museo Civico Amedeo Lia)
Bernardo Daddi, Saint Jean-Baptiste (vers 1320 ; tempera sur panneau, 71 x 34 cm ; La Spezia, Museo Civico Amedeo Lia)
Artiste florentin, Bénédiction du Christ (neuvième décennie du XIIIe siècle ; panneau ; La Spezia, Museo Civico Amedeo Lia)
Artiste florentin, Bénédiction du Christ (9e décennie du 13e siècle ; panneau ; La Spezia, Museo Civico Amedeo Lia)
Pacino di Buonaguida, Descente du Saint-Esprit (1325-1330 ; tempera sur parchemin, 540 x 370 mm ; La Spezia, Museo Civico Amedeo Lia)
Pacino di Buonaguida, Descente du Saint-Esprit (1325-1330 ; tempera sur parchemin, 540 x 370 mm ; La Spezia, Museo Civico Amedeo Lia)
Le Journal de Dante
Le Journal de Dante
Le manuscrit de Giovanni Sforza
Le manuscrit de Giovanni Sforza

Avec Il Giornale Dantesco, nous nous éloignons des rives du golfe des Poètes: le périodique était publié à Venise et fondé par Passerini lui-même, grand amateur de l’œuvre de Dante, qui consacra une grande partie de son activité à la diffusion de la connaissance du poète. Mais revenons à Giovanni Sforza, historien de Montignosio, premier directeur des Archives d’État de Massa, qui avait commencé à s’occuper de Dante dès 1868, avec son volume Dante et les Pisans, et qui, en 1906, année du sécentenaire de la Paix de Castelnuovo, était le coordinateur scientifique des initiatives de recherche autour du thème de Dante en Lunigiane. Le manuscrit, relié en deux volumes, est le résultat d’un travail méticuleux qui a conduit Sforza à examiner tous les territoires mentionnés dans les œuvres de Dante, à essayer de reconstituer le rôle de Dante dans la paix de Castelnuovo, à recueillir tous les documents possibles et à les transcrire (certains ont même été perdus et ne sont connus que grâce aux notes et aux enregistrements de Sforza, “aussi précis qu’irremplaçables”, souligne Marmori). C’est à Sforza que nous devons une grande partie des connaissances que nous avons aujourd’hui sur le séjour de Dante sous les Alpes Apuanes.

En revanche, nous devons au musée de la Lia le mérite de nous l’avoir rappelé, en l’absence d’expositions consacrées à ce sujet au cours de l’année anniversaire du XVIIIe siècle, avec une exposition agréable et plaisante, du type de celles que de plus en plus de musées privilégient: de petites incursions thématiques dans les collections permanentes, avec des prêts peu nombreux et ciblés, tout en maintenant un haut niveau de qualité et de rigueur. La Lia n’est pas étrangère à ce genre d’événements. Et, comme par le passé, elle s’en est très bien sortie.


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