L’un des mérites les moins connus parmi les nombreux que l’on peut attribuer à Carlo Ludovico Ragghianti est celui d’avoir été l’un des premiers, si ce n’est le premier, à utiliser une méthode historiographique pour un artiste vivant. Cela s’est passé dans l’immédiat après-guerre, lorsque l’historien et critique d’art lucquois s’est attelé à la rédaction d’une monographie, publiée en 1948 par les Edizioni U de Florence, sur l’œuvre de son ami Carlo Levi. Ce n’était pas seulement le sceau d’une amitié née dans les années 30, à Rome, où ils s’étaient rendus tous les deux pour des raisons qui, curieusement, avaient à voir avec le cinéma et non avec l’art: tous les deux, jeunes, travaillaient dans ce domaine, Levi comme décorateur et Ragghianti comme tout jeune critique à ses débuts (et de toute façon parmi les premiers à s’occuper de cinéma), et tous les deux étaient à la recherche d’un emploi. Le livre est également le premier ouvrage critique qui présente l’ensemble de l’œuvre de Carlo Levi: Ragghianti avait publié une sorte de catalogue raisonné qui incluait tout. Peintures, gravures, dessins, aquarelles pour dresser un profil complet de Carlo Levi selon les méthodes typiques de l’histoire de l’art, vingt-deux ans avant que Filiberto Menna ne devienne titulaire de la première chaire d’histoire de l’art contemporain en Italie, à Salerne. Retracer les origines et le développement de l’amitié entre le critique et le peintre, tel est l’objectif de l’exposition Levi et Ragghianti. Une amitié entre peinture, politique et littérature, qui se tient actuellement à la Fondazione Ragghianti de Lucques, signifie donc retracer l’un des épisodes les plus significatifs de l’art italien de l’après-guerre.
C’est donc avec la monographie sur Levi que Ragghianti a pu entreprendre une opération que Paolo Bolpagni, commissaire de l’exposition à Lucques avec Daniela Fonti et Antonella Lavorgna, définit comme “révolutionnaire”: “il ne s’agissait plus de faire de la chronique, ni de pratiquer d’élégants chiens de faïence littéraires, mais de considérer que même les expressions créatives contemporaines pouvaient et devaient mériter une analyse ”philologique“, présupposé indispensable à l’exercice de la critique”. L’amitié entre Ragghianti et Levi, cimentée par leur histoire politique commune (tous deux étaient antifascistes, actifs d’abord dans le Partito d’Azione et ensuite dans le Comité toscan de libération nationale, dont le critique était le président), n’est cependant pas à l’origine de la décision de procéder à une première historicisation de l’œuvre du peintre turinois. Ragghianti considérait Levi, pour des raisons fondées, comme l’un des artistes italiens contemporains les plus intéressants. Il l’avait bien expliqué dans le dépliant de l’ exposition personnelle de Levi organisée en 1946 à la Galleria dello Zodiaco de Rome: “ce qui m’a le plus frappé dans sa peinture, surtout si on la compare aux expériences picturales que l’on trouvait alors chez les plus intelligents et les plus doués”, écrivait-il, “c’est la façon dont il a démontré sa maîtrise d’un complexe d’expériences qui s’identifient à la formation cuivrée du langage pictural moderne”. Il était possible de discerner dans les tableaux des références essentielles à l’impressionnisme et au post-impressionnisme, des traces d’expériences ultérieures: le coup de pinceau, la coupe des compositions, la synthèse chromatique, la sensibilité dans le choix des apparences signifiantes de l’objet, quelques fragments inachevés de problèmes et de curiosités“. À tout cela s’ajoutent une ”vitalité extraordinaire, torrentielle", l’autorité face aux maîtres, la spontanéité, la liberté, l’originalité de la vision, la complexité du tissu de sa peinture et une grande polyvalence.
Un parcours construit avec des œuvres provenant principalement de la Fondazione Carlo Levi de Rome et jalonné en six étapes le long des salles de la Fondazione Ragghianti de Lucques reconstruit chronologiquement les étapes de l’amitié entre Ragghianti et Levi, qui peuvent toutefois être regroupées autour de trois thèmes principaux (les débuts et les points communs qui ont conduit à leur connaissance mutuelle, l’expérience de la guerre et les années d’exposition et de reconnaissance critique), avec quelques incursions thématiques notables, comme par exemple le Carlo Levi du cinéma.
La première section introductive est consacrée aux années de formation de Carlo Levi, mais les choix curatoriaux s’étendent aux peintures de sa première maturité, des œuvres dans lesquelles on observe un changement assez évident dans le langage de l’artiste. Nous ne commençons pas par les œuvres les plus anciennes de l’exposition (les plus anciennes se trouvent dans la dernière section), mais le visiteur a néanmoins l’occasion d’admirer le jeune Levi qui, au début de la vingtaine, dans le climat général de rappel à l’ordre après la Première Guerre mondiale, propose une peinture figurative qui lorgne vers l’avant-garde française de la fin du XIXe siècle, mais qui est néanmoins fortement enracinée dans la contemporanéité. C’est une peinture sobre, celle de Carlo Levi: Dans les peintures de paysage, comme Le officine del gas (L’usine à gaz ) et Le vele (Les voiles), deux œuvres réalisées à peu de distance l’une de l’autre (respectivement en 1926 et 1929), le langage des peintres français est remis au goût du jour avec des compositions basées sur des partitions rigides, presque géométriques (on le voit surtout dans Le Officine del gas, mais on le voit aussi clairement dans le solide quadrillé qui donne forme à la cabane sur la mer dans Le Vele), qui ne renoncent cependant pas à une dimension intime, presque contemplative, qui n’est cependant pas nostalgique. Il s’agit d’une réponse personnelle de Carlo Levi à ce besoin de représentation de la réalité propre au milieu des années 1920. L’artiste ne renonce pas non plus à la tradition: le Nègre aux Tuileries, l’un des sommets de l’exposition de Lucques, repose sur une perspective néo-Renaissance cristalline. Et puis il y a le portrait, qui au début de sa carrière, écrit Daniela Fonti, va dans le sens d’un “rendu analytique presque néo-flamand de la réalité, qui n’a pas quelques assonances avec la Nouvelle Objectivité allemande” (un trait qui est cependant aussi commun à d’autres genres pratiqués par l’artiste) et d’autre part dans celui d’une capacité à adhérer à la réalité “d’une manière plus intime et directe”: Père marchant et Mère et sœur en sont les exemples les plus significatifs. Avec les années 1930 et sa fréquentation assidue de Paris, la grammaire de Levi devient résolument plus libre et plus relâchée, tout en s’enracinant, écrit Fonti, “puissamment dans l’authenticité de l’expérience existentielle”. C’est de la vie quotidienne que l’artiste a toujours tiré les sujets de ses œuvres, et cette vie quotidienne, dans les années de sa première maturité, émerge de la toile d’une manière encore plus sincère, avec des coups de pinceau fluides et souvent nerveux. La Gran Madre est une vue de la Turin froide et moderne, le Paysage d’Alassio est plutôt la transfiguration d’un lieu aimé, et le Portrait de Leone Ginzburg est un exemple de la manière dont ce nouvel expressionnisme de Levi’s investit également le genre du portrait.
La juxtaposition à l’art des Fauves devient plus stricte pendant les années de la guerre mondiale, sur lesquelles intervient la deuxième section, qui commence également à développer le thème de l’amitié entre Ragghianti et Levi en entrant dans la lutte politique, la situation clandestine et le séjour commun des deux à Florence. Levi, dans les années qui précèdent et qui suivent immédiatement le conflit, ressent le besoin impérieux de s’opposer au régime également à travers l’art: “Si, d’une part”, écrit Francesco Tetro, “l’artiste adhère aux positions de Piero Gobetti et d’Edoardo Persico sur le thème de l’unité et de la continuité idéale entre les arts et la liberté intellectuelle contre le nationalisme du régime, l’idée fondatrice de la peinture comme lieu d’autonomie critique, d’engagement éthique et de dépassement des causes de la marginalité de l’art italien” fait également son chemin. Levi est frappé par les lois raciales, il est contraint de se rendre en France pendant un certain temps (et ne peut revenir même lorsque la nouvelle de la mort de son père le surprend en 1939), et ne revient en Italie que lorsque la guerre a déjà commencé: Au cours de ces années, il se consacre principalement aux portraits (l’exposition comprend un beau portrait de sa femme Paola, inédit, de 1937), et sa peinture, même dans ce genre, devient presque impulsive, incontrôlable, encore plus matérielle et dense (les Trois Nus de 1938 sont troublants), tandis que les quelques œuvres qui s’écartent de la veine principale suivie par Levi au cours de ces années transmettent l’idée de la nature tragique de la contingence historique. Non seulement lorsque les épisodes de la guerre sont directement racontés, comme dans Fucilazione (Tir au fusil ) ou dans l’encore plus atroce Guerra partigiana (Guerre des partisans), mais aussi dans les nombreuses natures mortes (comme celles représentant des Funghi (Champignons)) où les éléments rappellent les champs de bataille. Une exploration thématique approfondie est consacrée aux années de réclusion en Lucanie, dont est issu le livre Le Christ s’est arrêté à Eboli, l’œuvre la plus connue de Carlo Levi: on y trouve des peintures réalisées pendant ces années (principalement des portraits, mais aussi des vues des silencieuses et rudes vallées lucaniennes), mais aussi des œuvres créées longtemps après, pour accompagner la publication du livre.
La proximité entre Levi et Ragghianti pendant les années de guerre est approfondie dans la section consacrée aux “dessins de guerre”, avec des feuilles provenant de collections privées et du Gabinetto Viesseux: de Florence, en particulier, provient l’esquisse de l’emblème du Partito d’Azione, le mouvement fondé en 1942 à Rome et dissous cinq ans plus tard, dans lequel Giustizia e Libertà se fondra par la suite. Ragghianti lui-même a participé à la fondation du Partito d’Azione et a collaboré à la rédaction des points du programme: dans le catalogue, un essai approfondi de Roberto Balzani reconstitue en détail les idées politiques de Levi et de Ragghianti et leurs expériences pendant la Seconde Guerre mondiale. Tous deux avaient en commun la passion du cinéma, à laquelle une autre salle est consacrée: au début des années 1930, Levi avait en effet commencé à travailler comme décorateur, et l’une de ses meilleures expériences cinématographiques fut sa participation au film Pietro Micca, en 1938. Le long métrage est aujourd’hui perdu (il n’en reste qu’une bobine de cinq minutes, présentée dans l’exposition), mais il reste trente feuilles de Levi, dessins, esquisses et aquarelles, toutes conservées au Museo Magi ’900 de Pieve di Cento, qui témoignent du rôle de Levi en tant que décorateur et costumier du film. Certaines d’entre elles sont présentées dans l’exposition, avec d’autres œuvres liées au film, dont des portraits d’actrices et quelques dessins des années 1960 tracés sur papier journal, dans la continuité des recherches verbo-visuelles de l’époque: ces feuilles représentent l’approche la plus proche de ces modes d’expression de la part de Levi.
Un exigeant travail d’archives, dont Antonella Lavorgna rend compte dans le catalogue, est à la base de la dernière section, consacrée à Carlo Levi vu à travers le regard de Carlo Ragghianti. Les commissaires ont tenté de reconstituer le parcours critique que Carlo Ludovico Ragghianti a imaginé dans l’après-guerre pour situer l’œuvre de Carlo Levi: Ainsi, nous partons des œuvres de jeunesse (il y a aussi une Nature morte des années 1920, l’œuvre la plus ancienne de l’exposition), en passant par les œuvres des années 1930, dont le célèbre Autoportrait en noir et blanc, jusqu’aux chefs-d’œuvre de la maturité, avec une salle qui rend compte de toutes les phases de la peinture de Carlo Levi, y compris les expériences des années 1950 et 1960, une période au cours de laquelle le langage expressionniste de Carlo Levi se fixe sur des formes proches de celles qui avaient caractérisé ses œuvres des années 1930, même si le sentiment de tragédie imminente qui imprégnait les œuvres des années de guerre s’atténue et qu’une veine onirique apparaît ici et là (voir, par exemple, L’Iceberg et le Naufrage). Les thèmes chers à l’artiste reviennent ensuite, comme les nus et les paysages familiers: sont ainsi exposées deux peintures monumentales représentant des caroubiers, ces arbres que Levi avait l’habitude de voir à Alassio où il faisait de fréquents séjours d’agrément. Enfin, il y a un portrait de Carlo Ludovico Ragghianti datant de 1969. Ce serait le critique lucquois lui-même, écrit Francesco Tetro dans le catalogue, “qui aurait souligné comment les portraits de Carlo Levi, si on les médite d’un point de vue sociologique, représentent les meilleurs éléments constitutifs de sa biographie ; parce que l’artiste, scrutant l’humanité qu’il rencontre, se l’approprie, s’y reconnaît pour se raconter, dans un intérêt qui ramène toujours au portrait”.
La dernière salle comprend également un appendice documentaire: des lettres, des documents et des textes restituent le rapport entre le peintre et le critique, même ceux de nature plus ordinaire, avec des mots. Une annexe utile pour mettre en évidence l’humanité et la force du lien entre Carlo Levi et Carlo Ludovico Ragghianti, avec la force des vicissitudes de la vie quotidienne et de la peinture. Une exposition de recherche, donc, qui intervient sur un thème inédit pour une exposition, en élargissant le regard au contexte des événements historiques et culturels de l’Italie entre le premier et le second après-guerre. Et une exposition qui réunit une centaine d’œuvres: la quantité des œuvres réunies permet donc aussi de lire l’itinéraire à différents niveaux. La narration d’un lien entre deux grands intellectuels du XXe siècle et la reconstruction de l’histoire complète de l’un des principaux artistes italiens actifs au milieu du siècle. Un aperçu de la méthodologie de l’histoire de l’art contemporain et une attention particulière aux relations entre l’art et le cinéma, entre l’art et le graphisme, entre l’art et la vie.
Enfin, la revue est délicieusement et inévitablement politique, comme il se doit pour un artiste qui considérait l’engagement comme une partie intégrante de son art et pour un critique dont l’activité est difficilement séparable de la passion politique. D’autant plus que les luttes de l’un et de l’autre se sont poursuivies bien après la guerre: ils se sont retrouvés, même dans les années 1960, “côte à côte dans une bataille qui avait pour but [...] l’affirmation de la valeur et de l’autonomie de la culture en soi, contre la primauté d’un développement sans dessein apparent en dehors de la consommation et de la construction d’une ”société d’abondance“, comme on l’appelait à l’époque”, écrit Balzani dans le catalogue. L’engagement de Levi sera également rappelé par Ragghianti en 1977, à l’occasion de la première exposition posthume de l’artiste, organisée à Turin: dans le texte introductif, Ragghianti souligne d’emblée que Levi était “un homme d’une extraordinaire culture humaniste et d’une culture éthico-politique engagée, qui a polarisé sa personnalité dans la peinture”. Une personnalité que l’exposition reconstruit bien, sous le signe d’une fraternité fructueuse.
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