Une exposition qui se donne pour objectif de renouer les fils entre Dante Alighieri et Florence, de reconstituer le processus de réappropriation auquel le poète a été soumis dans les années qui ont suivi sa mort et la diffusion de ses écrits, ne peut être qu’une exposition éminemment politique: parcourir les salles du Musée national du Bargello à Florence où est installée l’exposition Honorable et Ancien Citoyen de Florence. Le Bargello pour Dante, c’est donc lire les intrigues d’une histoire avant tout politique. Il faut remonter à des raisons politiques pour comprendre pourquoi, dans la quatrième décennie du XIVe siècle, dans la chapelle du Podestat du Bargello (qui fait partie intégrante du parcours de l’exposition), il a été décidé d’inclure l’effigie de Dante parmi les rangs des bienheureux du Paradis, tout comme il faut connaître la situation politique de Florence à l’époque pour remonter aux origines du succès de la Divine Comédie et d’autres textes de Dante que de nombreux habitants de la Florence du XIVe siècle connaissaient et commentaient déjà. La politique, donc, mais aussi l’art et la littérature: pour soutenir cette structure, l’histoire de Florence au début du XIVe siècle émerge des fresques des murs du palais où fut prononcée la sentence qui condamna Dante à l’exil, des fonds d’or disposés le long des salles, des codex enluminés, des manuscrits.
Il s’agit d’une exposition qui couvre une période très limitée: de la condamnation de Dante aux années 1440 et 1550, période au cours de laquelle se sont produits deux événements qui constituent les termini ad quem de l’exposition. Le premier est la publication de la Nuova Cronica de Giovanni Villani, dans laquelle Dante est défini comme un “honorable et ancien citoyen de Florence” (et donc complètement réhabilité). Il est intéressant de noter que dans la Cronica, le chapitre sur Dante constitue non seulement la première biographie du poète qui nous soit parvenue, mais agit également comme une césure dans un récit de faits de guerre, un fait qui souligne l’importance que la stature de Dante devait revêtir aux yeux de Villani et des Florentins de la moitié du siècle. Une biographie, certes, pleine d’inexactitudes, surtout pour les événements qui ont suivi l’exil (Villani, n’étant pas témoin oculaire de ce qui est arrivé au poète après 1302, a dû s’en remettre à des sources tierces), mais qui rend compte de la considération que les cercles cultivés de la Florence du milieu du siècle portaient désormais au poète. La seconde est la compilation du Trattatello in laude di Dante par Giovanni Boccaccio, dont la première ébauche est contenue dans le codex Toledano 104.6 (présent dans l’exposition), et dans lequel l’auteur du Décaméron n’hésite pas à exprimer sa déception face au traitement que Florence a réservé au poète suprême, “l’homme le plus éclairé, Dante Alighieri”, qui, “ancien citoyen et non né de parents obscurs, a mérité autant de vertu, de savoir et de bonnes actions que les choses qu’il a faites semblent le montrer et le démontrer: ce qui, s’il avait été fait dans une république juste, ne lui aurait sans doute pas donné les plus grands mérites”. Au lieu de cela, Florence réserva à Dante “une damnation injuste et furieuse, un démantèlement perpétuel, l’aliénation de ses biens paternels et, s’il était possible de le faire, la maculation de sa glorieuse renommée”.
Tels sont les extrêmes entre lesquels se situe le parcours de l’exposition: Entre les deux, une série d’événements, tels que la construction de la chapelle du Podestat et sa décoration à fresque par Giotto et son atelier, la réception de la Comédie dans les années 1430 et 1440, le développement de l’imagination de Dante qui imprègne les œuvres des artistes de l’époque, la circulation des œuvres des classiques, l’évolution d’une langue vernaculaire florentine qui n’était pas seulement une langue littéraire mais aussi une langue pratique utilisée dans les sciences, l’économie, les marchés et même la cuisine. Une exposition qui, comme nous l’indiquent les trois commissaires(Luca Azzetta, Sonia Chiodo et Teresa De Robertis), est le résultat de deux décennies de recherches qui se sont essentiellement concentrées sur deux aspects: “d’une part la tradition matérielle des œuvres de Dante, et d’autre part les façons dont la Commedia a été interprétée et composée par ses premiers lecteurs”. Il convient de souligner que cette exposition est le fruit d’une collaboration entre les Musées du Bargello et l’Université de Florence: le caractère pluridisciplinaire de l’ exposition est d’ailleurs l’un de ses points forts, car se plonger dans le récit de l’exposition, ce n’est pas seulement connaître une histoire politique, mais c’est aussi, d’une certaine manière, approfondir la connaissance de la Florence du XIVe siècle.
Salle d’exposition |
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C’est-à-dire cette même Florence qui a d’abord banni Dante avec ignominie, puis qui a racheté la mémoire du poète. C’est d’ici que la visite peut commencer: non pas à partir des salles du rez-de-chaussée, mais directement à partir de la Cappella del Podestà, où les fresques de Giotto et de ses collaborateurs sont dévoilées au public pour la première fois après les travaux de conservation de ces derniers mois, l’installation du nouveau système d’éclairage et le nouvel aménagement de la chapelle elle-même et de la sacristie adjacente. Les objets exposés dans les vitrines évoquent les événements de 1302, mais aussi le rôle symbolique de ce qui était alors le Palazzo del Podestà (c’est-à-dire le lieu actuel de l’exposition), un “cas d’étude exemplaire”, écrit Sonia Chiodo dans le catalogue complet et exigeant de l’exposition, “[...] un théâtre et un symbole d’un pouvoir qui n’a cessé de croître au cours des siècles.un théâtre et un symbole d’un pouvoir qui utilisait la capacité de communication des arts figuratifs pour afficher les valeurs sur lesquelles reposait l’administration de la justice dans la ville, pour ”faire connaître“ les sentences exemplaires et humilier l’ennemi, mais aussi pour célébrer sa propre magnanimité”. Le premier objet que l’on rencontre, provenant des Archives d’État de Florence, est un volume de documents judiciaires qui comprend également les sentences du 27 janvier 1302 contre la partie blanche des Guelfes florentins (il s’agit des copies les plus anciennes qui nous soient parvenues: les originaux ont été perdus dans l’incendie des archives florentines en 1343, à l’époque agitée de l’expulsion du duc d’Athènes). Des condamnations que l’histoire a qualifiées de vendetta des Noirs contre les Blancs plutôt que de sentences motivées: Dante, en particulier, était accusé de troc, un délit qui comportait des traits des délits modernes de corruption et de détournement de fonds, et qui était également très grave pour les mœurs de l’époque.
Les sentences avaient jugé sa nomination comme prieur en 1300 comme irrégulière, car elle était le fruit d’une corruption, et à son tour Dante aurait manipulé l’élection des prieurs suivants. Avec Dante, quatorze autres représentants du parti blanc sont condamnés, tous ayant exercé la fonction de prieur au cours des années précédentes. Le poète, condamné par contumace, est condamné à la réclusion de Toscane pendant deux ans, à l’exclusion perpétuelle de toute fonction publique, au paiement d’une amende de cinq mille florins (une somme considérable) et à la restitution des fruits économiques de ses activités illicites (sans que les sentences n’en précisent le montant), sous peine de confiscation et de destruction de ses biens. Aucun des quinze condamnés ne se présente au tribunal pour la restitution, et les Neri aggravent la répression judiciaire en transformant, pour tous les condamnés, le bannissement en condamnation à mort par la sentence du 10 mars 1302: si Dante était revenu à Florence, il aurait été brûlé sur le bûcher. C’est ce qui arriva au poète Cecco d’Ascoli le 16 septembre 1327, condamné pour hérésie par l’inquisiteur franciscain Accursio Bonfantini, bien que nous ne connaissions pas les raisons exactes de la sentence: des études récentes, rappelées dans le catalogue par Sara Ferrilli, émettent l’hypothèse que l’événement est à replacer dans le contexte de la politique inquisitoriale du pape Jean XXII, qui voyait dans l’élimination de personnages importants une occasion de s’emparer de leurs richesses. Le plus ancien codex figuré de l’Acerba de Cecco est exposé pour rappeler cet événement: une sorte de réponse polémique à la Commedia de Dante, dont Cecco était le rival. Le spectre de la condamnation à mort est également évoqué par deux œuvres particulièrement significatives: une croix processionnelle de Bernardo Daddi, datant d’environ 1340, qui, en raison de son iconographie particulière (on y trouve également un cadavre vêtu, réduit à l’état de squelette), pourrait avoir été en possession d’une confrérie qui assistait les condamnés à la peine capitale, et une tablette de la fin du XIVe siècle d’un auteur inconnu, connue sous le nom de “Maître de San Iacopo a Mucciana”, qui était probablement montrée aux condamnés avant leur exécution (il convient toutefois de rappeler que nous ne connaissons pas les rituels de l’exécution des condamnations à mort dans la Florence du début du XIVe siècle).
En levant les yeux, on remarquera facilement le portrait de Dante dans les rangs des élus du Paradis, conçu par Giotto et achevé par des assistants après sa mort en janvier 1337. Sonia Chiodo reconstitue à nouveau les raisons qui ont conduit à l’inclusion de Dante dans la fresque de Giotto: un rôle de premier plan a été joué par l’évêque Francesco Silvestri da Cingoli, en fonction de 1323 à 1341, dont les liens avec les fresques de la chapelle sont mis en évidence pour la première fois dans l’exposition. Silvestri fut nommé à la chaire épiscopale de Florence par Jean XXII dans le but, écrit Chiodo, de “freiner l’arbitraire d’un petit cercle de familles de magnats qui contrôlaient traditionnellement l’élection de l’évêque de Florence”. Le rôle politique de Silvestri consistait donc à renforcer la présence papale à Florence. La politique économique de Silvestri (notamment l’obtention d’une disposition selon laquelle un tiers des legs laissés aux pauvres devait être dévolu au réfectoire de l’évêque) procura à l’évêché d’importantes ressources économiques, qui orientèrent également la politique culturelle de la curie. Selon Chiodo, Silvestri fut également le promoteur de la décoration de la chapelle du Podestat: l’évêque s’était montré favorable à la figure de Dante grâce au soutien qu’il apporta à son fils Iacopo lorsque celui-ci revint à Florence en 1325 pour récupérer les biens qui avaient été saisis à la famille, et pour promouvoir la diffusion de l’œuvre de son père. Des circonstances qui, selon Chiodo, éclairent certains des modes de circulation de la Commedia à Florence et expliquent pourquoi les fresques de la chapelle reflètent, dans une certaine mesure, l’au-delà visionnaire de Dante. L’exposition florentine a également été l’occasion de se pencher sur la conception des fresques par Giotto: L’essai d’Andrea De Marchi, qui fait autorité en la matière, intervient sur le sujet avec des comparaisons précises et ponctuelles avec d’autres sommets de la production de Giotto, affirmant la portée novatrice des fresques de la chapelle (comme l’idée de relier l’Enfer de la contre-façade au Paradis du mur du fond au moyen des histoires de Jean-Baptiste et de Marie-Madeleine peintes sur les murs latéraux pour rappeler le chemin de pénitence représenté par le Purgatoire), pour lesquelles “[l]a Comédie de Dante”, selon l’expression d’Andrea De Marchi, “est une œuvre de Dante”.la Comédie de Dante“, écrit l’universitaire, ”ne pouvait manquer d’offrir une matière vivante d’inspiration".
Le thème de la diffusion de la Commedia à Florence dans les années 1930 et 1940, comme nous l’avons vu, est étroitement lié à la présence de Dante dans l’œuvre de Giotto, et c’est donc le sujet abordé dans la première salle de l’exposition au rez-de-chaussée. Nous avons manqué les premières étapes de la transmission du chef-d’œuvre du poète, mais nous savons que, dès la fin des années 1920, de nombreux exemplaires de la Commedia commencent à circuler à Florence: pour aucun autre auteur médiéval on ne compte une circulation aussi capillaire et remarquable. La Commedia devint un livre très recherché, lu par un public vaste et hétérogène, à tel point qu’un format spécial fut créé (comme en témoigne le manuscrit de la Biblioteca Medicea Laurenziana enluminé par le Maestro delle effigi domenicane), avec les vers disposés sur deux colonnes, dans une écriture stylisée et avec des décorations standardisées qui servaient non pas à simplifier le contenu de la Commedia, mais à permettre sa pénétration auprès d’un vaste public. Les raisons de ce succès, selon l’universitaire Francesca Pasut, sont à chercher dans la présence à Florence de cercles intellectuels proches de Dante qui ont promu son œuvre, dans le début d’une "activité exégétique locale précoce (au moins à partir du début des années 1930), qui a su tirer profit des commentaires sur la Commedia déjà parus en Italie du Nord", et dans l’activité de copistes professionnels qui, à Florence même, se sont engagés dans une production en série du poème, en mesure de contribuer de manière substantielle à sa diffusion. Parallèlement, une véritable iconographie dantesque s’est développée, offrant aux artistes un riche répertoire pour illustrer les vers du poème et permettre sa plus large diffusion.
Giotto et l’école de Giotto, Portrait de Dante (1334-1337 ; fresque ; Florence, Museo del Bargello, Cappella del Podestà) |
Giotto et l’école de Giotto, Paradis (1334-1337 ; fresque ; Florence, musée du Bargello, chapelle du Podestat) |
Ser Cichino di Giovanni de’ Giusti da Modena (copiste), Registri (1349-1357 ; Florence, Archives d’État, 19A, f. 2v: jugements contre les Bianchi en 1302) |
Bernardo Daddi, Croix Astylaire (vers 1340 ; panneau, 58,9 x 33 cm ; Milan, Museo Poldi Pezzoli) |
Maître de San Iacopo a Mucciana, Décapitation du Baptiste (dernière décennie du XIVe siècle ; panneau opisthographique, 45 x 24 cm ; Milan, Pinacothèque du Château Sforzesco) |
Vat copiste (copiste), Maître des effigies dominicaines (enlumineur), Commedia (Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Pluteo 40.13, f. 25r: frontispice du Purgatorio) |
Parmi les artistes “ dantesques ”, l’exposition présente les deux qui, selon les commissaires, ont eu une sorte de “ monopole ” sur l’illustration de la Commedia dans le deuxième quart du XIVe siècle, à savoir le Maître des Effigies dominicaines et Pacino di Buonaguida, tous deux enlumineurs et peintres. Les œuvres de Pacino sont à la fois des œuvres sur panneau, à commencer par le célèbre Lignum vitae, le plus grand tableau de l’exposition, prêté par la Galleria dell’Accademia, et des œuvres enluminées: un artiste associé à l’idée d’une “production en série” et d’un “mode d’expression simple, éloigné de la complexité formelle et de la haute teneur en termes de contenu et de forme de la peinture de Giotto et de ses disciples” (d’après Sonia Chiodo: Dans Lignum vitae, Pacino réussit néanmoins à produire une allégorie sacrée complexe, une composition dotée de fortes caractéristiques originales, qui part du pamphlet homonyme de Bonaventura da Bagnoregio pour insérer l’histoire de la vie du Christ dans l’histoire plus large du salut, selon un programme manifestement suggéré par un esprit particulièrement raffiné. Pour l’éditeur, la principale nouveauté de l’ouvrage réside dans sa disposition hiérarchique: le pivot thématique se trouve au centre (le Christ crucifié et les récits de sa vie), le “contexte” dans la partie inférieure (les récits de la Genèse) et la vision finale (c’est-à-dire le Paradis) dans la partie supérieure. Une complexité qui rappelle en quelque sorte le sens anagogique de la Comédie et qui a préparé Pacino di Buonaguida aux illustrations du poème de Dante lui-même: dans l’exposition, le Lignum vitae est d’ailleurs présenté avec le Codex 2139 de Trivulziano sur lequel Pacino a exécuté un Lignum Vitae raffiné sur un fond d’or.
Le Maître des Effigies Dominicaines, artiste plus solitaire que Pacino, qui était au contraire à la tête d’un atelier à l’activité frénétique, est un artiste doté, écrit Sonia Chiodo, d’une “verve plus piquante”, attentif à la réalité et doté également d’une certaine ironie. Le Metropolitan Museum de New York présente l’un de ses panneaux raffinés, divisé en cinq compartiments (il s’agit de scènes liées à des thèmes dominicains) et destiné à la dévotion individuelle: une œuvre aux accents naturalistes et animée d’une aisance spontanée propre à mieux encadrer le Libro del Biadaiolo, c’est-à-dire la liste des prix du blé et des céréales vendus à Florence entre 1320 et 1335 qui, à l’initiative du marchand Domenico Lenzi, devint un texte littéraire à fort contenu politique, car rempli de considérations sur les effets d’un bon ou d’un mauvais gouvernement, conforté par les illustrations des effigies dominicaines réalisées par le Maître lui-même: Dans l’exposition, le manuscrit de la Biblioteca Medicea Laurenziana s’ouvre sur une image de la famine qui a frappé la Toscane vers 1340, ou sur l’épisode (caractérisé par des tons de propagande) de Sienne expulsant les affamés des murs de la ville au plus fort de la crise, qui furent néanmoins accueillis par la magnanime Florence, reconstruite par le Maestro avec un profil réaliste du Baptistère de San Giovanni. Toujours du Maître des effigies dominicaines, l’illustration de la Comédie dans le Trivulziano 1080, en revue ouverte au début du Paradis: une illustration qui suit un schéma typique, avec l’initiale présentant au lecteur une scène (le couronnement de Marie), et avec d’autres figures dans la frise (les hiérarchies angéliques), tandis qu’au bas de la page, on voit Dante se faire couronner poète.
Pacino di Bonaguida, Miracle de la messe de saint Proculus (vers 1325-1330 ; panneau, 21,1 x 31 cm ; Rivoli, château de Rivoli, collection Cerruti). |
Pacino di Bonaguida, Lignum vitae (tempera sur panneau, 248 x 151 cm ; Florence, Galleria dell’Accademia) |
Pacino di Bonaguida et collaborateurs, Bible (Milan, Biblioteca Trivulziana, Triv. 2139, f. 435r: Lignum vitae) |
Maître des effigies dominicaines, Jugement dernier, Vierge à l’enfant trônant entre saint Augustin et saint Dominique, Crucifixion, Triomphe de saint Thomas d’Aquin, Nativité (tempera sur panneau, 59,1 x 42,2 cm ; New York, The Metropolitan Museum of Art) |
Copiste de Vat (copiste), Maître des effigies dominicaines (enlumineur), Livre de Biadaiolo (Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Tempi 3, f. 58r: Florence accueille les pauvres) |
Francesco di ser Nardo da Barberino (copiste), Maestro delle effigi domenicane (enlumineur), Commedia (Milan, Biblioteca Trivulziana, Triv. 1080, f. 36r) |
La section suivante examine les mérites du succès des œuvres de Dante à Florence dans les années 1430 et 1440, en se concentrant sur l’activité exégétique de la Commedia et d’autres écrits: il s’agit d’une preuve supplémentaire de la réappropriation de Dante par sa ville natale. Une activité, écrit Andrea Mazzucchi, capable de “nous restituer de façon vivante l’étonnement admiratif, la surprise, dans certains cas même la perplexité et la perplexité que les générations contiguës de marchands, de notaires, mais aussi de magistrats et d’intellectuels raffinés, plus ou moins dotés de culture, ont dû ressentir face à une œuvre telle que la Commedia, capable [....] de faire irruption sur la scène culturelle, en innovant de manière significative les statuts littéraires en usage et en bouleversant l’horizon d’attente de ses premiers lecteurs”. Parmi les exemples les plus intéressants de commentaires anciens, citons celui du notaire florentin Andrea Lancia, auteur d’un commentaire en langue vernaculaire (vers 1341-1343), formellement inintéressant mais utile comme l’un des plus anciens ouvrages exégétiques et également fondamental pour reconstituer le milieu de Dante à Florence à cette époque, et celui de l’“Ami de l’Optimus” de la Pierpont Morgan Library de New York, ouvert au public sur une illustration de Lucifer tel qu’il est décrit dans le Canto XXXIV de l’Inferno. La “redécouverte” de Dante à Florence a également favorisé la diffusion des classiques, un public de plus en plus large se passionnant pour la lecture des textes de Virgile, Ovide, Lucain et d’autres grands auteurs latins: dans l’exposition, le public trouvera des codex du XIVe siècle contenant l’Ars poetica d’Horace, les Métamorphoses d’Ovide et d’autres chefs-d’œuvre de la littérature classique.
Cela nous amène à la section consacrée à la construction de la mémoire de Dante, qui se concentre en particulier sur la réhabilitation de la figure de Dante avec l’exposition du codex 174 de l’Ambrosiana de Milan, contenant la Cronica de Villani, et le Toledano 104.6 susmentionné avec le Trattatello in laude di Dante (le codex est un autographe de Boccace, ouvert dans l’exposition sur la première page de ce même Trattatello). Le court chapitre de Villani est la première biographie connue de Dante, “une sorte de panégyrique” (selon Teresa De Robertis) dont le récit commence précisément par l’exil de Dante, que Villani, exactement comme Boccace, juge immérité. L’auteur du Décaméron, présent dans l’exposition avec l’œuvre écrite de sa main, suggère dans le Trattatello l’idée qu’il faut réparer la mémoire de Dante, en proposant de le faire avec des mots, en racontant la vie, les études et les œuvres de Dante (le codex contient en effet la Vita nova, la Commedia et quinze chansons: des textes que Boccace considérait comme particulièrement représentatifs de la poétique de Dante), mais en laissant de côté l’idée qu’il n’aurait pas été mauvais de célébrer Dante avec des statues ou des monuments. Il est intéressant de voir exposé un manuscrit de la Bibliothèque centrale nationale de Florence dans lequel un illustrateur inconnu représente un tombeau de Dante, inséré à la fin du Paradis pour encadrer un texte en l’honneur de Dante écrit par le grammairien bolonais Giovanni del Virgilio (qui réitère également le topos de la patrie “ingrate” et “grossière” qui lui a apporté le “triste fruit” de l’exil, par opposition à la “pieuse” Ravenne où repose le poète). Il s’agit d’un codex exécuté à Florence: Dante était mort loin de sa ville natale (et de même, la première exégèse de son œuvre, ainsi que l’activité encomiastique de sa figure, étaient nées loin de Florence), et ce dessin se distingue donc par sa valeur symbolique, car c’est comme si, d’une certaine manière, le corps du poète était rentré chez lui. Comme nous l’avons déjà mentionné, l’exposition se termine par une section consacrée à la langue florentine de l’époque, attestée par des documents simples et modestes, également de nature pratique, comme la plus ancienne gabelle en langue vernaculaire (prêtée par l’Accademia della Crusca) et aussi par un curieux livre de cuisine rempli de riches recettes: des œuvres qui rendent compte des différences entre la langue littéraire et la langue utilisée dans la vie quotidienne, et qui nous permettent ainsi de nous plonger dans l’expression la plus vivante et la plus quotidienne de la langue de l’époque.
Andrea Lancia (copiste), Commedia commentata (Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, II.I.39, f. 185v) |
Andrea Lancia (copiste), Commedia con il commento dell’Amico dell’Ottimo (New York, Pierpont Morgan Library, M.676, f. 47r: Lucifer at the Bottom of Hell) |
Ars Poetica d’Ovide (Florence, Bibliothèque Laurentienne, Pluteus 36.5) |
Giovanni Boccaccio (autographe), Vie de Dante et recueil d’œuvres d’Alighieri (Tolède, Archivo y Biblioteca Capitulares, Zelada 104.6, f. 1r: Trattatello in laude di Dante) |
Manuscrit avec des textes de Dante (Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, Conventi Soppressi C.3.1262 f. 101v: tombeau et épitaphe de Dante) |
Livre de recettes culinaires (Florence, Biblioteca Riccardiana, 1071, f. 55v) |
Avec Honorable et Ancien Citoyen de Florence, le Bargello tente une opération singulière, complexe, voire difficile à certains égards, qui occupe une place très particulière dans le cadre des manifestations marquant le 700e anniversaire de la mort du poète: il s’agit d’une exposition qui, par essence, offre au visiteur une profonde coupe historique, culturelle, politique et, dans un certain sens, sociale de Florence au début du XIVe siècle, dans une perspective pluridisciplinaire (et c’est ainsi qu’il doit en être, compte tenu des ambitions de l’exposition). Une exposition où les œuvres d’art sont objectivement peu nombreuses, mais qui ne rebute pas le public, puisque les organisateurs sont intervenus avec des appareils capables de bien guider les visiteurs parmi les nombreux codex prêtés par diverses institutions importantes, et ont également enrichi l’expérience avec des audios qui diffusent les vers de Dante lus par Pierfrancesco Favino. Il n’était pas facile de captiver le public avec une exposition qui pouvait être perçue comme une étude approfondie pour les spécialistes: en réalité, au-delà de la valeur scientifique incontestée, l’organisation était évidemment consciente de la valeur de vulgarisation d’un événement qui retrace l’histoire de la réhabilitation de Dante dans sa ville.
Une exposition qui reconnaît et raconte la manière dont Florence a traité Dante est en même temps une exposition qui n’est pas du tout gagnée d’avance: le public connaîtra une bonne partie des raisons du succès de Dante, et si nous lisons encore la Divine Comédie aujourd’hui, les raisons se trouveront aussi parmi les objets exposés. Et c’est peut-être aussi la meilleure façon de se souvenir du poète du XVIIIe siècle, de réfléchir à l’actualité du contenu de ses textes et de son expérience humaine: la façon dont l’exposition a été construite invite à des réflexions qui vont au-delà des pages enluminées et des surfaces peintes. Il a été dit au début qu’il s’agissait d’une exposition très politique. Le poète n’a pas pu retourner dans sa ville en personne: il y est retourné sous la forme d’un livre. Et maintenant, il y retourne sous la forme d’une exposition.
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