Anish Kapoor à Venise. Fluide et inquiétant


Compte rendu de l'exposition "Anish Kapoor", à Venise, Gallerie dell'Accademia et Palazzo Manfrin, du 20 avril au 9 octobre 2022.

L’histoire de la peinture est pleine de miroirs, concaves ou convexes, utilisés pour montrer des détails cachés, lointains ou simplement derrière ce rectangle choisi par l’artiste pour limiter sa pensée. Le miroir est un dispositif à l’intérieur d’une œuvre qui est elle-même un dispositif et, en tant que tel, il contribue à inverser la réalité de l’œuvre (et peut-être de nous) dans notre monde. Il est difficile de ne pas se laisser envahir par ces pensées dans la petite cour de la Gallerie dell’Accademia, alors qu’avec un ami artiste qui a étudié ici, nous nous préparons à prendre une photo devant le Sky Mirror d’ Anish Kapoor. Ce miroir porte, dans le volume absent de la cour habitée seulement par un puits, un morceau de ciel et une découpe de l’architecture du palais, sur ses bords supérieurs et latéraux. De face, le miroir aspire une partie du contexte en la concentrant sur sa surface concave, tandis qu’à l’arrière, la surface métallique convexe agit en dilatant l’image de l’observateur, en la dispersant dans l’espace avec tout ce qui se trouve à proximité. Dans les deux cas, le miroir est un dispositif baroque qui montre, surprend et révèle quelque chose qui était sur le point de s’échapper.

L’exposition vénitienne d’Anish Kapoor, organisée par Taco Dibbits (directeur du Rijksmuseum d’Amsterdam), s’ouvre sur cette œuvre-miroir et se divise en deux espaces très différents, la Gallerie dell’Accademia et le Palazzo Manfrin de Canareggio, liés par l’histoire des collections de l’institution: deux des tableaux les plus célèbres du catalogue limité de Giorgione, La Vieille Femme et La Tempête, alors propriété du marchand de tabac Manfrin, ont en effet été conservés ici au XIXe siècle, avant d’être acquis par l’Accademia. L’exposition de l’artiste anglais, qui est un véritable enchantement, est complexe et très articulée, puisqu’il s’agit d’une exposition anthologique construite selon des critères anti-chronologiques. En effet, on observe que la sélection des œuvres a suivi davantage la comparaison avec les espaces qu’un critère fonctionnel pour la narration interne entre les œuvres ou l’analyse de la recherche de l’artiste. Et cette liquidité (en se laissant guider librement dans le choix, mais aussi en s’adaptant au contenant à travers la reconstitution des œuvres) a rendu l’exposition encore plus intense, réussissant à l’épaissir sur les aspects purement visuels et la forte charge psychanalytique de beaucoup d’œuvres.



Anish Kapoor, Sky mirror (2018 ; acier, 330 x 330 cm). Photo par Daniele Capra
Anish Kapoor, Sky mirror (2018 ; acier, 330 x 330 cm). Photo par Daniele Capra
Vue de l'exposition Anish Kapoor, Gallerie dell'Accademia, Venise, photo Attilio Maranzano
Vue de
l’
exposition Anish Kapoor, Gallerie dell’Accademia, Venise, photo Attilio Maranzano
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Vue de l'exposition Anish Kapoor, Gallerie dell'Accademia, Venise, photo Attilio Maranzano Vue de l’exposition Anish
Kapoor, Gallerie dell’Accademia, Venise, photo Attilio Mar
anzano
Anish Kapoor, Shooting into the corner (2008-2009 ; techniques mixtes, dimensions variables). Photo par David Levene
Anish Kapoor, Shooting into the corner (2008-2009 ; techniques mixtes, dimensions variables). Photo de David Levene
Anish Kapoor, Pregnant white within me (2022 ; mixed media, dimensions variables). Photo par David Levene
Anish Kapoor, Pregnant white within me (2022 ; technique mixte, dimensions variables).
Photo de David
Levene

La première salle de la Gallerie dell’Accademia contraste fortement avec l’extérieur: il ne s’agit pas du ciel vénitien, mais d’une mer de couleurs. Rouge, noir, blanc (les couleurs de la vie et de la mort), pures et texturées sur les toiles, sur la surface des murs, sur un socle métallique sur lequel un dragon possédé par la couleur semble s’être vidé de ses entrailles, décapité par un Saint-Georges caché quelque part(The Unremembered). Certaines peintures sont ouvertement aniconiques, tandis que la plupart semblent faire allusion à des détails de l’anatomie humaine et à des volcans en éruption. Mais c’est la force gestuelle, le signe, qui prévaut: ils rappellent tantôt la figuration nerveuse de Willem de Kooning, tantôt les orgies de coups de pinceau et de matière d’Hermann Nitsch. Il reste surprenant de voir un artiste de la trempe de Kapoor (qui a beaucoup travaillé avec la sculpture, y compris dans le sens de la matière chromatique) explorer avec la peinture les obsessions formelles évidentes et souvent psychanalytiques liées au corps et à son être de chair, traduisant sous une forme bidimensionnelle, comme l’écrit Mario Codognato dans l’essai du catalogue, “ [...] cette corporéité, cette carnalité, [...] ce corps de chair, [...] ce corps de chair, [...] ce corps de chair ”.cette corporéité, cette charnalité, cette ritualité archaïque basée sur le sang, commune à toutes les civilisations, que Kapoor pose et analyse comme l’origine de l’art, de la culture et de l’histoire humaine". Le résultat est émotionnellement fort, capable de projeter l’observateur ailleurs, grâce aux références à des archétypes tels que la bouche, les orifices, et, comme on peut le voir également dans la dernière salle de l’itinéraire, au corps féminin et à ses capacités de génération: il semble s’agir d’une obsession, comme en témoignent fréquemment les titres des œuvres (dans lesquels le mot mère est récurrent). La plus grande salle du parcours accueille, aux antipodes, deux œuvres qui incarnent le mieux le dialogue entre les corps masculin et féminin, depuis le canon menaçant qui tire/éjacule de la couleur(Shooting into the corner) jusqu’à Pregnant white within me, une nouvelle et splendide œuvre in situ de grande envergure dans laquelle le mur est extrudé, enceint d’une forme primaire, mais dont la partie saillante disparaît lorsqu’on l’observe de face.

Le même espace et le suivant accueillent des sculptures qui utilisent des pigments capables d’absorber la lumière et d’apparaître mimétiquement plates, bien qu’en réalité elles aient une forme tridimensionnelle: celle-ci ne peut être perçue par l’observateur qu’en adoptant une vue latérale, en se déplaçant et en rompant ainsi l’immobilité habituelle de la contemplation. Si les premières ont à voir avec la matière même en étant des portions de mur ou de pierre sacrée monumentale, les secondes relèvent de l’abstraction pure et rappellent de manière flagrante le carré noir peint sur fond blanc de Kazimir Malevič, dont la présence est également évoquée par le placement d’une œuvre en hauteur sur les sommets du mur, comme dans le célèbre décor de La dernière exposition futuriste de peintures 0.10 à Saint-Pétersbourg. Dans les deux cas, nous sommes confrontés à des géométries simples, dans lesquelles la matière se dissimule ou se manifeste en prenant une forme particulière: elle se regroupe en objet à partir du néant, ou, dans le néant, se dissout dans une couleur sombre. Comme l’écrit le psychanalyste Giuseppe Civitarese dans le catalogue, l’œuvre de Kapoor “est une magnifique et douloureuse interrogation sur l’objectualité et l’altérité de l’objet. Ce qui le motive, c’est le désir, propre à chaque être humain et impossible à satisfaire, de sa présence absolue”, illustrée par le rouge vital et le “noir inquiétant de la finitude, représenté par la simple matière poussière que tu es et poussière que tu retourneras”.

Vue de l'exposition Anish Kapoor, Gallerie dell'Accademia, Venise, photo de David Levene
Vue de l’exposition Anish Kapoor, Gallerie dell’Accademia, Venise, photo de David Levene
Anish Kapoor, Turning water into mirror (2003 ; acier, eau, moteur, 150 x 300 x 300 cm). Photo de David Levene
Anish Kapoor, Turning water into mirror (2003 ; acier, eau, moteur, 150 x 300 x 300 cm). Photo de David Levene
Anish Kapoor, Symphonie pour un soleil bien-aimé (2013 ; acier, cire, bandes transporteuses, dimensions variables). Photo par David Levene
Anish Kapoor, Symphonie pour un soleil bien-aimé (2013 ; acier, cire, bandes transporteuses, dimensions variables).
Photo de
David Levene
Anish Kapoor, Hidden mirror (2022 ; résine et peinture, 420 x 255 x 132 cm). Photo par David Levene
Anish Kapoor, Hidden mirror (2022 ; résine et peinture, 420 x 255 x 132 cm).
Photo de
David Levene
Vue de l'exposition Anish Kapoor, Palazzo Manfrin, Venise, photo d'Attilio Maranzano
Vue de l’exposition Anish Kapoor, Palazzo Manfrin, Venise, photo d’Attilio Maranzano

La partie de l’exposition qui se trouve au Palazzo Manfrin (qui n’a pas été restauré et qui est brut et, parfois, sans plâtre) est construite en partie comme un pendentif. La cour carrée du palais accueille les visiteurs avec une œuvre circulaire à fond rouge (un bassin dont l’eau ondule de manière rythmée et tourbillonnante), tandis qu’ensuite, sous le portique, on est accueilli par le Mont Moriah à la porte du Ghetto, une installation spécifique inspirée par la montagne mentionnée dans la Bible comme étant le lieu du sacrifice d’Isaac: La forme primaire de la montagne est cependant renversée par Kapoor, qui la transforme en plafond coloré d’une grotte (le titre fait également référence au fait qu’elle est située à quelques centaines de mètres du ghetto de Venise, un aspect que l’artiste considère manifestement comme significatif, peut-être sensibilisé par le fait qu’il est le fils d’une mère juive et qu’il a lui-même vécu en Israël). Mais c’est toujours le rouge qui domine, dans les montagnes de terre et de pigments de Destierro, habitées par une machine d’excavation à poudre, mais aussi dans la célèbre Symphonie pour un soleil bien-aimé, réalisée à l’origine pour le Martin Gropius Bau à Berlin: dans la salle du rez-de-chaussée avec la galerie, le disque solaire se dresse comme un élément générateur de briques rouges, et incarne en même temps le rôle abstrait d’une divinité mythologique. On peut en faire le tour pour le regarder, en levant parfois le nez sur les fresques baroques avec un tondo central et une architecture en grisaille.

Dans les salles suivantes, on peut voir une sorte de compendium des œuvres de Kapoor, construit cependant avec une attention maniaque aux caractéristiques particulières de l’espace d’exposition. On passe ainsi des aciers miroités comme Vertigo ou Hidden Mirror aux disques d’aluminium en partie peints et en partie réfléchissants Sky Below, à des œuvres plus matérielles construites avec des monticules de pigments monochromatiques, ou à des marbres taillés dans des formes primaires. Et puis le corps revient, les obsessions de l’artiste pour le vagin, pour le liquide hématique, qui semble souvent évoquer “quelque chose de violent” (dixit Dibbits) et les archétypes de la femme, fixés sur la toile. La peinture en effet, comme l’écrit Codognato, “ne constitue pas une activité parallèle et indépendante de sa production sculpturale plus connue et célébrée, mais plutôt une continuation et une intégration des problèmes sémantiques et formels de son œuvre à travers le mythe, la tradition et la fonction rituelle”.

On finit donc par être submergé par le bâtiment. Par l’ampleur des réflexions, le plus souvent contradictoires. Pour les solutions exécutives qui vont de la forme finie et parfaitement conçue à l’esquisse grossièrement modelée. Pour la saleté des matériaux et la propreté des géométries polies. Pour la présence de la masse et sa disparition dans l’invisible. Pour la recherche baroque de l’effet et la rigueur minimaliste protestante. Pour les aspects hypnotiques et centripètes de l’œuvre et sa capacité centrifuge à évoquer un autre qui se trouve ailleurs. Pour la charge inconsciente de la figuration déclarée et le lyrisme évocateur prodigieusement distillé. Parce que, fantasmant dans l’amnios émotionnel, on semble comprendre qu’Alberto Burri est le neveu de Rembrandt, Hermann Nitsch le cousin du vieux Titien qui peint avec ses mains. Comme saint Thomas, on repart chargé de doutes, mais il ne servirait à rien de mettre le doigt dessus. Kapoor nous tromperait avec un de ses étonnants trompe-l’œil.


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